Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Introduction

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 1-5).



INTRODUCTION.



Plerique suam vitam narrare, fiduciam poliùs morum, quàm arrogantiam arbitrati sunt.
Tacitus, Vita Agricolœ.




Parler de soi, et plus encore écrire de soi, naît, sans aucun doute, d’un excès d’amour-propre. Je ne veux donc faire précéder cette histoire de ma vie ni de faibles excuses, ni de raisons fausses et illusoires, qui, d’ailleurs, ne trouveraient nul crédit chez les autres, et commenceraient par donner une médiocre opinion de ma véracité future dans cet écrit. Je le confesse donc ingénument, ce qui me porte à raconter ma vie tout au long, c’est, parmi d’autres sentimens, mais plus impérieux que tout autre, l’amour de moi-même ; ce don qu’avec plus ou moins de libéralité la nature a départi à tous les hommes, mais dont elle a réservé la meilleure dose aux écrivains, principalement aux poètes ou à ceux qui se piquent de l’être. Et ce don est infiniment précieux, étant alors chez l’homme le mobile de tout ce qu’il fait de grand, lorsqu’à cet amour de soi il unit une connaissance raisonnée des moyens qui lui sont propres et un enthousiasme éclairé pour le beau et pour le vrai, qui ne sont qu’une seule et même chose.

Sans m’arrêter plus longtemps aux raisons générales, j’arrive à celles que mon amour-propre a fait valoir pour me conduire à faire ceci, et je dirai brièvement ensuite comment je me propose d’accomplir mon dessein.

Ayant beaucoup écrit jusqu’ici, et plus peut-être que je ne l’aurais dû, il serait assez naturel que dans le petit nombre de ceux à qui mes œuvres auront pu ne pas déplaire (sinon parmi mes contemporains, parmi ceux du moins qui viendront après nous ), il s’en rencontrât plusieurs qui fussent curieux de savoir quel homme j’ai été. Il doit m’être permis de le penser, sans trop m’en faire accroire, quand chaque jour je vois des auteurs assez minces, si l’on regarde au mérite, mais volumineux quant aux œuvres, dont la vie s’écrit, se lit, ou du moins s’achète. Aussi, quand je n’aurais d’autre raison que celle-ci, toujours est-il certain que, moi mort, un libraire, pour tirer quelques écus de plus d’une nouvelle édition de mes ouvrages, les fera précéder d’une notice quelconque. Et cette notice sera vraisemblablement écrite par quelqu’un qui ne m’aura que peu ou mal connu, et qui en ira chercher les matériaux à des sources douteuses ou partiales ; d’où il suit que cette histoire, si elle n’est fausse, sera toujours moins véridique que celle que je puis donner moi-même ; d’autant plus que l’écrivain qui se met à la solde d’un éditeur ne manque jamais de faire un sot panégyrique de l’auteur qui se réimprime, tous deux y voyant un moyen de donner un plus grand débit à leur commune marchandise.

Afin donc que cette histoire de ma vie soit tenue pour moins mauvaise, plus vraie et non moins impartiale que toute autre qu’on pourrait écrire après moi, moi, qui ai pour habitude de tenir plus que je ne promets, je prends ici avec moi-même et avec ceux qui voudront me lire l’engagement de dépouiller toute passion, autant qu’il est donné à l’homme ; et je m’y engage, parce qu’après m’être bien examiné et connu à fond, j’ai trouvé, j’ai cru du moins trouver en moi la somme du bien un peu supérieure à celle du mal. C’est pourquoi si je n’ai pas le courage ou l’indiscrétion de dire sur moi toute la vérité, du moins n’aurai-je pas la faiblesse de dire ce qui ne serait pas la vérité.

Quant à la méthode, pour ennuyer moins le lecteur, pour lui donner quelque repos, et aussi le moyen d’abréger cette histoire, en laissant de côté les années qui lui paraîtraient devoir être moins intéressantes, je me propose de diviser ce récit en cinq époques qui correspondent aux cinq âges de la vie humaine, et, d’après ces âges, de nommer ces divisions : Enfance, adolescence, jeunesse, âge mûr et vieillesse. Mais de la manière dont j’ai écrit les trois premières parties et plus de la moitié de la quatrième, je ne puis plus me flatter d’arriver au terme de l’œuvre avec cette brièveté que j’ai toujours, plus que toute chose, adoptée ou recherchée dans le reste de mes ouvrages, et qui serait surtout à sa place et plus digne d’éloges quand je parle de moi. Raison de plus pour craindre que dans la cinquième partie (si toutefois ma destinée me laisse arriver à la vieillesse) je ne tombe dans le radotage, qui est le dernier patrimoine de cet âge affaibli. Si donc, payant en ceci, comme tout autre, tribut à la nature, j’en venais, vers la fin de mon livre, à m’étendre indiscrètement, je prie d’avarice le lecteur de me le pardonner, comme aussi de me châtier en s’abstenant de lire cette dernière partie.

Quand j’ai dit, ajouterai-je toutefois, que même dans les quatre premières époques je ne me flattais pas d’être aussi bref que je le voudrais, que je le devrais, je n’ai pas entendu par là me permettre de ridicules longueurs, en n’omettant aucune minutie. J’ai voulu dire que je pourrais m’étendre sur beaucoup de ces particularités dont la connaissance peut être bonne à l’étude de l’homme en général. L’homme est une plante que nous ne saurions mieux apprendre à décrire que par l’observation de nous-mêmes.

Je n’ai pas l’intention de rapporter ici aucune particularité qui pourrait regarder d’autres personnes, et qui se trouverait, pour ainsi dire, entrelacée avec les incidens de ma vie. Mes propres actions, à la bonne heure ; mais pour celles des autres, je n’ai aucune envie de les écrire.

Je ne nommerai donc presque jamais personne, ou je ne le ferai que dans les choses indifférentes ou louables.

L’étude de l’homme en général, voilà le but principal de ce livre. Et de quel homme peut-on mieux parler ou plus doctement que de soi-même ? Quel autre nous a-t-il été plus facile d’étudier, de connaître plus intimement, d’examiner avec plus de scrupule, quand on a vécu tant d’années, pour ainsi dire, dans le plus profond de ses entrailles ?

Pour ce qui est du style, je laisserai faire à ma plume, et m’éloignerai fort peu de la facilité naturelle et spontanée avec laquelle j’ai écrit cet ouvrage, dicté par le cœur plutôt que par l’esprit, et qui seule peut convenir à un si humble sujet.