Traduction par Ernest de Blosseville.
Arthus Bertrand (1p. 47-60).


CHAPITRE IV.


Famine. — Incendie dans le désert. — Raquettes à neige. — Mitasses. — Jeunes hommes égarés dans le désert. — Pe-twaw-we-ninne, le fumeur. — Hospitalité. — Caribous. — Traversée d’un lac. — Prière au Grand Esprit. — Autorité d’une femme indienne. — Le lac de la Pluie. — Le lac des Bois. — Le lac Winnipeg. — Tempête sur un lac américain.


L’hiver devenait rude ; nous commencions à sentir la pauvreté. Il nous était impossible, à Wa-me-gon-a-biew et à moi de tuer tout le gibier dont nous avions besoin ; il avait dix-sept ans, moi treize, et le gibier n’était pas commun.

Le froid augmentant tous les jours, nous transportâmes notre cabane dans les bois pour avoir plus facilement les moyens de nous chauffer ; là, nous eûmes, mon frère et moi, d’excessifs efforts à faire pour éviter la famine ; nous allions chasser jusqu’à deux et trois journées de notre toit, et souvent nous ne rapportions que peu de chose. Dans un de nos sentiers de chasse, nous avions un camp construit de branches de cèdre, au milieu duquel nous avions si souvent fait du feu que toute l’enceinte, desséchée, s’enflamma enfin pendant notre sommeil. Les rameaux de cèdre pétillaient avec une sorte d’explosion comme de la poudre ; nous sortîmes à peu près sains et saufs de cet incendie.

Dans notre retour, à une grande distance de la cabane, nous eûmes à passer une rivière si rapide, qu’elle ne gelait jamais entièrement ; le temps était si froid, que les arbres craquaient sous le poids de la gelée ; nous tentâmes cependant le passage, moi le premier, lui ensuite ; mais, en tâchant de glisser sur la glace, il se mouilla presque entièrement, tandis que j’avais seulement les jambes trempées. Nos mains étaient si engourdies, qu’il nous fallut long-temps pour nous débarrasser de nos raquettes (23) à neige, et à peine étions-nous sortis de l’eau, que nos mitasses (24) et nos mocassins devinrent tout roides de glace ; mon frère perdit courage et dit qu’il voulait mourir. Notre bois pourri (25) s’était mouillé dans notre passage ; sans moyens d’allumer du feu, et voyant nos mocassins et nos vêtemens se roidir de plus en plus, je commençai à croire aussi que nous allions mourir ; mais je ne voulus pas, comme mon frère indien, m’asseoir et attendre patiemment la mort. Je fis le plus de mouvement possible sur le bord de la rivière, dans un endroit d’où le vent avait balayé la neige. Enfin, je trouvai un peu de bois pourri, bien sec, qui me tint lieu de briquet, et j’eus le bonheur d’allumer un feu ; nous nous mîmes aussitôt à dégeler et à sécher nos mocassins, et dès qu’ils furent à peu près secs, nous les chaussâmes pour aller ramasser une provision de bois et faire un feu plus grand ; lorsque la nuit vint, nous avions un bon feu, des vêtemens secs, et quoique nous n’eussions rien à manger, nous nous trouvions encore heureux, tant nous avions souffert.

Au point du jour, nous nous remîmes en marche, et à très peu de distance nous rencontrâmes notre mère qui nous apportait des vêtemens et un peu de nourriture ; elle nous attendait la veille vers le coucher du soleil, et comme elle savait que nous avions à passer une rivière dangereuse, elle avait marché toute la nuit, craignant que nous n’eussions été entraînés à travers la glace.

Telle fut notre vie pendant quelque temps : nous étions à demi morts de faim, lorsqu’un Muskegoe (26) ou Indien des marais, appelé le Fumeur, vint chez les marchands, et, apprenant notre extrême pauvreté, nous invita à le suivre dans son pays, où il chasserait pour nous, et d’où il nous ramenerait au printemps. Nous marchâmes vers l’ouest pendant deux jours entiers pour arriver à sa loge, en un lieu nommé We-sau-ko-ta-see-be (rivière du bois brûlé) ; il nous reçut sous son propre toit, et rien ne nous manqua pendant notre séjour auprès de lui. Tel est encore l’usage des Indiens éloignés des blancs (27) ; mais les Ottawwaws et tous les autres Indiens, voisins des établissemens, ont appris à ressembler aux blancs, et à ne donner qu’à ceux qui peuvent payer. Si quelqu’un de ceux qui appartenaient alors à la famille de Net-no-kwa rencontrait, après tant d’années, un membre de la famille de Pe-twaw-we-ninne, le fumeur, il l’appellerait frère et le traiterait en frère.

Nous étions de retour au portage depuis peu de jours, lorsqu’un autre homme, de la même bande de Muskegoes, nous invita à venir avec lui dans une grande île du lac Supérieur, où nous trouverions, en abondance, des caribous (28), des esturgeons, et tout ce qui serait nécessaire à notre entretien ; nous le suivîmes donc, et, partis à la pointe du jour, nous débarquâmes avant la nuit, malgré le vent contraire. Dans les creux des rochers à fleur d’eau qui entourent l’île, il y avait plus d’œufs de mouettes que nous n’en pouvions porter ; nous harponnâmes aussi deux ou trois esturgeons, aussitôt après notre arrivée ; le lendemain, Wage-mah-wub, que nous nommions notre beau-frère, et qui était en effet parent éloigné de Net-no-kwa, rapporta de la chasse deux caribous.

Il nous fallut un jour pour aller du rivage à un grand lac qui reçoit une petite rivière. Nous y trouvâmes des castors, des loutres et beaucoup d’autre gibier. Tant que nous restâmes dans cette île, nous eûmes des provisions abondantes ; nous la quittâmes pour retourner au portage, formant un convoi de dix canots, dont huit appartenaient à la famille de Wa-ge-mah-wub. La nuit avait été calme ; l’eau n’était pas même ridée lorsque nous partîmes de l’île aux premières lueurs du matin ; à peine avions-nous navigué pendant deux cents verges, que tous les canots s’arrêtèrent, et le chef, d’une voix très haute, adressa une prière au Grand Esprit pour qu’il jetât un regard favorable sur notre traversée.

« Vous avez fait ce lac, disait-il, et vous nous avez faits aussi nous, vos enfans ; vous pouvez maintenir le calme de cette eau jusqu’à ce que nous l’ayons traversée sains et saufs. » Il pria ainsi pendant cinq ou dix minutes, et jeta ensuite dans l’eau une petite quantité de tabac ; de chaque canot, on en jeta à son exemple ; tous repartirent ensemble, et le vieillard commença une chanson dont je ne me rappelle pas bien distinctement le sens ; je sais seulement qu’elle était religieuse. J’avais oublié ma langue maternelle, et à peine me restait-il quelques notions bien vagues sur la religion des blancs.

Je me souviens que cette invocation du chef au Grand Esprit me parut très expressive et solennelle ; les Indiens en semblaient tout émus. Exposés sur un lac immense, dans leurs fragiles canots, ils sentaient vivement leur dépendance du pouvoir qui gouverne les vents et les vagues ; ils ramaient et pagayaient en silence et avec activité. Long-temps avant la nuit, nous débarquâmes sains et saufs au grand portage, sans que la surface du lac eût été un seul instant agitée.

On me laissa, depuis ce jour, une entière liberté d’aller et de venir ; j’aurais pu, à chaque instant, fuir les Indiens, mais je croyais mon père massacré avec toute ma famille, et je savais quelle vie de travail et de privations m’attendait chez les blancs ; sans amis, sans argent, sans propriété, réduit à toutes les misères d’une indigence extrême ; je voyais chez les Indiens tous ceux que l’âge ou la faiblesse empêchait de chasser, sûrs de trouver des secours ; je m’élevais aussi dans leur estime, et j’étais pour eux comme un jeune homme de leur race. Je me décidai donc à rester alors avec eux ; mais j’avais toujours le dessein de retourner un jour vivre parmi les blancs.

Nous nous retrouvions encore au portage d’où la bienveillante hospitalité.des Muskegoes nous avait tirés deux fois. Net-no-kwa résolut de reprendre notre route vers la rivière Rouge ; sa détermination arrêtée, elle apprit d’un marchand que l’un de ses gendres, qui l’avait quittée au lac Moose, lorsque l’état de Ke-wa-tin ne lui avait pas permis d’aller plus loin, avait été tué par un vieillard dans une débauche d’ivrognerie ; les marchands avaient conduit la veuve jusqu’au lac de la Pluie (29), où elle faisait prier sa mère de venir la rejoindre ; c’était un motif de plus pour nous diriger vers la rivière Rouge, e% nous résolûmes de partir sans délai.

Notre canot avait été prêté aux marchands et portait des ballots dans la direction de la rivière Rouge ; d’autres bateaux allaient suivre la même route ; Net-no-kwa demanda place pour nous jusqu’à l’endroit où nous rencontrerions notre canot. Nous le rencontrâmes bientôt, et, comme les marchands refusaient de nous le rendre, Net-no-kwa s’en empara sans leur consentement, et le remplit de nos bagages ; les marchands n’osèrent pas résister. Je n’ai jamais vu aucun Indien, homme ou femme, exercer une autorité semblable à celle de Net-no-kwa ; elle faisait toujours ce qu’elle voulait avec les blancs comme avec les Indiens. Cette autorité venait probablement, en grande partie, de ce qu’elle ne tentait jamais rien que de juste.

Au lac de la Pluie nous trouvâmes la fille de la vieille femme soignée par quelques Indiens, mais bien pauvre. Net-no-kwa s’entretint long-temps avec elle de notre position. Elle lui parla de nos infortunes, de nos pertes, de la mort de son mari et de celle de Ke-wa-tin. Les deux fils qui lui restaient encore étaient bien jeunes, disait-elle, mais ils commençaient à devenir capables de quelque chose, et puisqu’elle était venue si loin pour aller chasser des castors à la rivière Rouge, elle ne voulait pas retourner sur ses pas. Nous ne fûmes consultés ni mon frère ni moi, quoique fort intéressés aux résultats de cette consultation.

Nous nous dirigeâmes d’abord vers le lac des Bois, les Indiens l’appellent Pub-be-kwaw-waug-gaw-sau-gi-e-gun (le lac des Collines de sable ). Je ne comprends pas le nom qu’il a reçu des blancs, car le bois n’est pas très commun dans ses environs. La violence des vents nous fit courir bien des dangers ; les vagues battaient notre canot avec tant de force, que je suffisais à peine, avec une grande chaudière, à vider l’eau à mesure qu’elle pénétrait.

A la fin de l’année, nous arrivâmes au lac d’Eau bourbeuse, que les blancs nomment lac Winnepeg (30). Là Net-no-kwa, ne pouvant plus résister à la longue suite de chagrins qui l’avaient frappée depuis son départ de son pays, se mit à boire, bien contrairement à ses habitudes, et ne tarda pas à s’enivrer. Le vent nous paraissant bon, nous nous décidâmes, avec l’inexpérience et la simplicité de notre âge, à porter la vieille femme dans le canot, et à passer de l’autre côté du lac. Les marchands nous dirent que le vent nous serait contraire, mais nous n’en tinmes compte et nous gagnâmes le large. Comme le vent soufflait du rivage, les premières vagues n’étaient pas hautes ; bientôt elles commencèrent à battre violemment notre canot, et à menacer de le remplir. Il était plus dangereux encore de retourner que d’avancer. Le soleil ne tarda pas à se coucher, et le vent devenait de plus en plus terrible. Nous nous regardions comme perdus et nous poussions des cris.

Tout à coup la vieille femme se réveille de son ivresse, se lève, adresse à haute voix une instante prière au Grand Esprit, et se met à ramer avec une étonnante activité, en nous encourageant et indiquant à Wa-me-gon-a-biew comment il faut diriger le canot. Enfin nous approchâmes du rivage, et reconnaissant l’endroit où nous allions aborder, elle manifesta de vives alarmes. « Mes enfans, nous dit-elle, je crois que nous allons périr. Là, devant nous, sont des rochers grands et nombreux cachés sous l’eau ; notre canot doit être mis en pièces. Cependant nous n’avons pas autre chose à faire que de pousser en avant, et quoique nous ne puissions pas distinguer les rochers, il est encore possible de passer entre eux. »

Peu d’instans après, notre canot vint échouer sur un sable doux et uni. Nous nous en élançâmes aussitôt, pour le tirer hors de la portée des vagues. Nous campâmes, et notre feu ne fut pas plutôt allumé, que nous nous mimes à plaisanter la vieille femme sur son ivrognerie et sur la terreur qu’elle avait manifestée en se réveillant. Le matin, nous reconnûmes que le rivage était tel qu’elle nous l’avait décrit. Dans la plus profonde obscurité, nous étions débarqués sur un point que le plus hardi Indien n’aurait point tenté d’atteindre en plein jour avec un pareil vent.

Nous restâmes dans ce camp une partie de la journée suivante, qui fut calme et belle. Sur le soir, nos bagages étant séchés, nous mimes à la voile pour l’embouchure de la rivière Rouge. Il était nuit quand nous y parvînmes, et voyant une cabane, nous débarquâmes auprès sans allumer de feu, ni faire aucun bruit qui pût troubler les habitans, car nous ignorions qui ils étaient. Le matin, ils vinrent nous réveiller. C’était précisément la famille de l’un des frères de Taw-ga-we-ninne que nous venions visiter.



(23) Ces raquettes ont 18 pouces de long sur 8 de large ; de forme ovale par devant, elles se terminent en pointe par derrière ; la courbe de l’ellipse est de bois de bouleau plié et durci au feu. Les cordes transversales et longitudinales sont faites de lanières de cuir ; elles ont six lignes en tout sens ; on les renforce avec des scions d’osier. La raquette est assujettie aux pieds au moyen de trois bandelettes. Sans ces machines ingénieuses il serait impossible de faire un pas l’hiver dans ces climats ; mais elles blessent et fatiguent d’abord, parce qu’elles obligent à tourner les genoux en dedans et à écarter les jambes.

M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique, p. 179, édition de 1832.

On trouve aussi des descriptions fort étendues des raquettes à neige dans les écrits plusieurs fois cités dans ces notes de la Hontan, t. 1er, p. 73. Lafitau, t. 2, p. 220, et Charlevoix, t. 5, p. 326.

William Smith, historien de New-York, attribue en grande partie au manque de raquettes à neige le mauvais succès de l’expédition française contre les Mohawks en 1665 (The History of New-York, p. 58).

Hérodote, entre autres énigmes qu’il se plaisait à donner à deviner aux Grecs, avait dit que dans un pays du nord les hommes avaient les pieds tournés en arrière, ce qui ne les empêchait pas de courir avec agilité. L’historien suédois Rudbeck croit qu’il a voulu faire allusion à l’emploi des raquettes pour marcher sur la neige. Leur plus grande extension étant en arrière de l’homme, elles lui donnent tout à fait l’apparence d’avoir les pieds tournés en sens contraire. (p. 49)


(24) Les Indiens ont un habillement que les Français nomment mitasse, que l’on devrait plutôt nommer cuissard, puisqu’il couvre les cuisses et descend depuis les hanches jusque dans le quartier du soulier, et y entre jusqu’à la cheville du pied.

Lepage du Pratz. Hist. de la Louisiane, t. 2, p. 196.

L’auteur anonyme de la vue de la colonie espagnole du Mississipi ou des provinces de la Louisiane et Floride occidentale, en l’année 1802, donne une description un peu différente du même vêtement : les principaux d’entre eux ont des chausses de lainage ou peaux qui leur prennent de mi-cuisse jusqu’à mi-jambe, et qu’ils appellent mitasses.

Washington Irving (a tour on the prairies) les appelle des metusses ou leggings.

Les Canadiens français donnent indifféremment à ce vêtement le nom de leggins et celui de mitasses. Nous avons dû adopter la dénomination d’origine française. — Bossu (Nouveaux Voyages dans l’Amérique septentrionale, p. 105) les définit ainsi : « Espèce de bas sans pieds, faits de peaux de chevreuils passées, qui servent aux hommes pour aller à la chasse dans le bois, et pour les garantir des épines et des ronces, comme aussi de la morsure des serpens à sonnettes. » (p. 49)


(25) En guise d’allumettes, ils ont un morceau de bois pourri et bien sec, qui brûle incessamment jusqu’à ce qu’il soit consumé ; dès qu’il a pris, ils le mettent dans l’écorce de cèdre pulvérisée, et soufflent doucement jusqu’à ce qu’elle soit enflàmée.

(Lafitau, t. 2, p. 242.)

Leur spunk est une sorte d’écorce molle. Cette substance, en général de couleur cannelle, pousse dans les creux des chênes, des hickorys et de quelques autres arbres d’où on l’enlève avec une hache. Les Indiens en portent toujours avec eux au lieu de briquet. Le spunkwood est bien préférable.

(Lawson, The history of Carolina, p. 204.) (p. 50)


(26) Makigo de Perrin du Lac. C’est une tribu d’Ojibbeways qui, selon l’éditeur américain, ne jouit pas d’une bonne réputation. (p. 50.)


(27) L’hospitalité est la dernière vertu sauvage qui soit restée aux Indiens, au milieu des vices de la civilisation européenne. »

M. de Chateaubriand, Voyage en Amérique, t. Ier, p. 37, édit. de i832.

Quemcumque mortalium arcere tecto, nefas habetur. Pro fortuna quisque apparatis epulis excipit ... notum ignotumque, quantum ad jus hospitii nemo discernit. Tacite, De moribus germanorum. (p. 51)


(28) La note consacrée plus loin au moose parlera du caribou. (p. 51)


(29) Rainy-lake, littéralement lac pluvieux. M. Balbi et le traducteur de Carver, avec beaucoup d’autres géographes et voyageurs, le nomment lac de la Pluie. (p. 55)


(30) Winnipeg. — Winnipie. — Ouinipeg. — Ouinipique ou winnepeck de Carver ; Owinipike de Perrin du Lac. (p. 57)