Hachette (p. 153-168).



XV

LA CHASSE


Le lendemain devait avoir lieu, comme je l’ai dit, l’ouverture de la chasse. Pierre et Henri furent prêts avant tout le monde ; c’était leur début ; ils avaient leurs fusils en bandoulière, leur carnassière passée sur l’épaule ; leurs yeux brillaient de bonheur ; ils avaient pris un air fier et batailleur qui semblait dire que tout le gibier du pays devait tomber sous leurs coups. Je les suivais de loin, et je vis les préparatifs de la chasse.

« Pierre, dit Henri d’un air délibéré, quand nos carnassières seront pleines, où mettrons-nous le gibier que nous tuerons ?

— C’est précisément à quoi je pensais, répondit Pierre ; je demanderai à papa d’emmener Cadichon. »

Cette idée ne me plut pas ; je savais que les jeunes chasseurs tiraient partout et sur tout, sans s’occuper de ce qui était devant et près d’eux. En visant une perdrix, ils pouvaient m’envoyer leur plomb, et j’attendis avec inquiétude la suite de la proposition.

« Papa, dit Pierre à son père qui arrivait, pouvons-nous emmener Cadichon ?

— Pour quoi faire ? répondit le papa en riant ; tu veux donc chasser à âne, et poursuivre les perdrix à la course ! Dans ce cas, il faut d’abord attacher des ailes à Cadichon.

Henri, contrarié.

Mais non, papa, c’est pour notre gibier quand nos carnassières seront trop pleines.

Le papa, avec surprise et riant.

Porter votre gibier ! Vous croyez donc, pauvres innocents, que vous allez tuer quelque chose, et même beaucoup de choses ?

Henri, piqué.

Certainement, papa ; j’ai vingt cartouches dans ma veste, et je tuerai au moins quinze pièces.

Le papa.

Ah ! ah ! ah ! Elle est bonne, celle-là ! Sais-tu ce que vous tuerez, vous deux et votre ami Auguste ?

Henri.

Quoi donc, papa ?

Le papa.

Le temps, et rien avec.

Henri, très piqué.

Alors, papa, je ne sais pas pourquoi vous nous avez donné des fusils, et pourquoi vous nous faites aller à la chasse, si vous nous croyez assez sots, assez maladroits pour ne rien tuer.

Le papa.

C’est pour vous apprendre à chasser, petits nigauds, que je vous fais aller à la chasse. On ne tue jamais rien les premières fois : ce n’est qu’à force de manquer qu’on apprend à tuer. »

La conversation fut interrompue par l’arrivée d’Auguste, prêt aussi à tuer tout ce qu’il rencontrerait. Pierre et Henri étaient encore rouges d’indignation quand Auguste les rejoignit.

Pierre.

Papa croit que nous ne tuerons rien, Auguste ; nous lui ferons voir que nous sommes plus adroits qu’il ne le pense.

Auguste.

Sois tranquille, nous tuerons plus de gibier qu’eux.

Henri.

Pourquoi plus qu’eux ?

Auguste.

Parce que nous sommes jeunes, vifs, lestes et adroits, tandis que nos papas sont déjà un peu vieux.

Henri.

C’est vrai, cela. Papa a quarante-deux ans. Pierre en a quinze, et moi treize. Quelle différence !

Auguste.

Et mon papa à moi donc ! Il a quarante-trois ans ! Et moi qui en ai quatorze !

Pierre.

Écoute, je vais, sans le lui dire, faire mettre à Cadichon le bât avec les paniers. Il nous suivra et nous lui ferons porter notre gibier.

Auguste.

Bien, très bien ; fais mettre les grands paniers ; si nous tuons un chevreuil, il lui faudra une fameuse place. »

Henri fut chargé de la commission. Je riais sous cape de la prévoyance. J’étais bien sûr de ne pas avoir la charge d’un chevreuil et de revenir avec les paniers vides comme au départ.

« En route ! dirent les papas. Nous marcherons devant. Et vous, gamins, suivez de près. Quand nous serons en plaine, nous nous débanderons…

— Qu’est-ce donc ? ajouta le papa de Pierre avec surprise ; Cadichon nous suit ? Cadichon orné de deux énormes paniers ?

— C’est pour le gibier de ces messieurs, dit le garde en riant.

Le papa.

Ah ! ah ! ah ! ils ont voulu faire à leur tête… soit… je veux bien que Cadichon suive la chasse, s’il a du temps à perdre. »

Il regarda en souriant Pierre et Henri, qui prirent un air dégagé.

« Ton fusil est-il armé, Pierre ? demanda Henri.

Pierre.

Non, pas encore ; c’est si dur à armer et à désarmer, que j’aime mieux attendre qu’une perdrix parte.

Le papa.

Nous voici en plaine ; à présent, marchons tous sur la même ligne, et tirons devant nous, et pas à droite ni à gauche, pour ne pas nous entre-tuer. »


« Tirons devant nous. »

Les perdrix ne tardèrent pas à partir de tous côtés ; j’étais resté prudemment derrière, et même un peu loin : je fis bien ; car plus d’un chien retardataire reçut des grains de plomb. Les chiens guettaient, arrêtaient, rapportaient ; les coups de fusil partaient sur toute la ligne. Je ne perdais pas de vue mes trois jeunes vantards ; je les voyais tirer souvent, mais ramasser, jamais : aucun des trois ne toucha ni lièvre, ni perdrix. Ils s’impatientaient, tiraient hors de portée, trop loin, trop près ; quelquefois tous trois tiraient la même perdrix, qui n’en volait que mieux. Les papas faisaient au contraire de la bonne besogne : autant de coups de fusil, autant de pièces dans leurs carnassières. Après deux heures de chasse, le papa de Pierre et de Henri s’approcha d’eux.

« Eh bien ! mes enfants, Cadichon est-il bien chargé ? Y a-t-il encore de la place pour vider ma carnassière, qui est trop pleine ? »

Les enfants ne répondirent pas : ils voyaient à l’air moqueur de leur papa, qu’il savait leur maladresse. Moi, j’approchai en courant, et je tournai un des paniers vers le papa.

Le papa.

Comment ! rien dedans ? Vos carnassières vont crever, si vous les remplissez trop.

Les carnassières étaient plates et vides. Le papa se mit à rire de l’air déconfit des jeunes chasseurs, se débarrassa de son gibier dans un de mes paniers, et retourna à son chien, qui était en arrêt.

Auguste.

Je crois bien que ton père tue une quantité de perdreaux ! Il a deux chiens qui arrêtent et rapportent ; et nous, on ne nous en a pas laissé un seul.

Henri.

C’est vrai, ça ; nous avons peut-être tué beaucoup de perdrix, seulement nous n’avions pas de chiens pour nous les rapporter.

Pierre.

Pourtant, je n’en ai pas vu tomber.

Auguste.

Parce qu’une perdrix tuée ne tombe jamais sur le coup ; elle vole encore quelque temps, et elle va tomber très loin.

Pierre.

Mais quand papa et mes oncles tirent, leurs perdrix tombent tout de suite.

Auguste.

Cela te semble ainsi parce que tu es loin, mais, si tu étais à leur place, tu verrais filer la perdrix longtemps encore. »

Pierre ne répondit pas, mais il n’avait pas trop l’air de croire ce que disait Auguste. Tous marchaient d’un pas moins fier et moins léger qu’au départ. Ils commençaient à demander l’heure.

« J’ai faim, dit Henri.

— J’ai soif, dit Auguste.

— Je suis fatigué, » dit Pierre.

Mais il fallait bien suivre les chasseurs qui tiraient, tuaient et s’amusaient. Pourtant ils n’oubliaient pas leurs jeunes compagnons de chasse, et, pour ne pas trop les fatiguer, ils proposèrent une halte pour déjeuner. Les jeunes gens acceptèrent avec joie. On rappela les chiens, qu’on remit en laisse, et l’on se dirigea vers une ferme qui était à cent pas, et où la grand’mère avait envoyé des provisions.

On s’assit par terre sous un vieux chêne ; on étala le contenu des paniers. Il y avait, comme à toutes les chasses, un pâté de volaille, un jambon, des œufs, du fromage, des marmelades, des confitures, un gros baba, une énorme brioche et quelques bouteilles de vieux vin. Tous les chasseurs, jeunes et vieux, avaient grand appétit, et mangèrent à effrayer les passants. Pourtant la grand’mère avait si largement pourvu aux faims les plus voraces, que la moitié des provisions restèrent aux gardes et aux gens de la ferme. Les chiens avaient la soupe pour apaiser leur faim, et l’eau de la mare pour se désaltérer.

« Vous n’avez donc pas été heureux, enfants ? dit le papa d’Auguste. Cadichon ne marchait pas comme un âne trop chargé.

Auguste.

Ce n’est pas étonnant, papa nous n’avions pas de chiens ; vous les aviez tous.

Le père.

Ah ! tu crois qu’un, deux, trois chiens vous auraient fait tuer des perdreaux qui vous passaient sous le nez.

Auguste.
Ils ne les auraient pas fait tuer, papa, mais ils auraient cherché et rapporté ceux que nous avons tués, et alors…


On s’assit parterre
sous un vieux chêne ; on étala
le contenu du panier.

Le père, interrompant d’un air surpris.

Ceux que vous avez tués ! Vous croyez avoir tué des perdreaux ?

Auguste.

Certainement, papa ; seulement, comme nous ne les voyions pas tomber, nous ne pouvions pas les ramasser.

Le père, de même.

Et tu crois que, s’il en était tombé, vous ne les auriez pas vus ?

Auguste.

Non, car nous n’avons pas d’aussi bons yeux que les chiens. »

Le père, les oncles, les gardes même partirent d’un éclat de rire qui rendit les enfants rouges de colère.

« Écoutez, dit enfin le papa de Pierre et de Henri, puisque c’est faute de chiens que votre gibier a été perdu, vous allez avoir chacun le vôtre quand nous nous remettrons en chasse.

Pierre.

Mais les chiens ne voudront pas nous suivre, papa, ils ne nous connaissent pas autant que vous.

Le père.

Pour les obliger à vous suivre, nous vous donnerons les deux gardes, et nous ne partirons qu’une demi-heure après vous, afin que les chiens n’aient pas la tentation de nous rejoindre.

Pierre, radieux.

Oh ! merci, papa ! à la bonne heure ! avec les chiens, nous sommes bien sûrs de tuer autant que vous. »

Le déjeuner finissait, on était reposé, et les jeunes chasseurs étaient pressés de se remettre en chasse avec les chiens et les gardes.

« Nous allons avoir l’air de vrais chasseurs, » dirent-ils d’un air satisfait.

Les voilà partis encore une fois, et moi suivant comme avant le déjeuner, mais toujours de loin. Les papas avaient dit aux gardes de marcher près des enfants, et d’empêcher toute imprudence. Les perdrix partaient de tous côtés comme le matin, les jeunes gens tiraient comme le matin, et ne tuaient rien comme le matin. Pourtant les chiens faisaient bien leur office ; ils quêtaient, ils arrêtaient, seulement ils ne rapportaient pas, puisqu’il n’y avait rien à rapporter. Enfin, Auguste, impatienté de tirer sans tuer, voit un des chiens en arrêt ; il croit qu’en tirant avant que la perdrix parte, il tuera plus facilement. Il vise, il tire… le chien tombe en se débattant et en poussant un cri de douleur.

« Corbleu ! c’est notre meilleur chien ! » s’écria le garde en s’élançant vers lui.

Quand il arriva, le chien expirait. Le coup l’avait frappé à la tête ; il était sans mouvement et sans vie.

« Voilà un beau coup que vous avez fait là, monsieur Auguste ! » dit le garde en laissant retomber le pauvre animal. Je crois bien que voilà la chasse finie.

Auguste restait immobile et consterné ; Pierre et Henri étaient très émus de la mort du chien, le garde concentrait sa colère et le regardait sans mot dire.

J’approchai pour voir quelle était la malheureuse victime de la maladresse et de l’amour-propre d’Auguste. Quelle ne fut pas ma douleur en reconnaissant Médor, mon ami, mon meilleur ami ! Et quels ne furent pas mon horreur et mon chagrin quand je vis le garde relever Médor, et le poser dans un des paniers que je portais sur mon dos ! Voilà donc le gibier que j’étais condamné à rapporter ! Médor, mon ami, tué par un mauvais garçon maladroit et orgueilleux.

Nous retournâmes du côté de la ferme, les enfants ne parlant pas, le garde laissant échapper de temps à autre un juron furieux, et moi ne trouvant de consolation que dans la réprimande sévère et l’humiliation que le meurtrier aurait à subir.

En arrivant à la ferme, nous y trouvâmes encore les chasseurs, qui, n’ayant plus de chiens, préféraient se reposer et attendre le retour des enfants.

« Déjà ! s’écrièrent-ils en nous voyant revenir.

Le papa de Pierre.

Je crois, en vérité, qu’ils ont tué une grosse pièce. Cadichon marche comme s’il était chargé, et un des paniers penche comme s’il contenait quelque chose de lourd. »

Ils se levèrent et vinrent à nous. Les enfants restaient en arrière ; leur mine confuse frappa ces messieurs.

Le père d’Auguste, riant.

Ils n’ont pas l’air de triomphateurs !

Le papa de Pierre, riant.

Ils ont peut-être tué un veau ou un mouton qu’ils ont pris pour un lapin. »

Le garde approcha.

Le papa.

Qu’y a-t-il donc, Michaud ? Tu as l’air aussi penaud que les chasseurs.

— C’est qu’il y a de quoi, m’sieur, répondit le garde. Nous rapportons un triste gibier.

Le papa, riant.

Qu’est-ce donc ? Un mouton, un veau, un ânon ?

Le garde.

Ah ! m’sieur, il n’y a pas de quoi rire, allez ! C’est votre chien Médor, le meilleur de la bande, que M. Auguste a tué, le prenant pour une perdrix.

Le papa.

Médor ! le maladroit ! Si jamais il revient chasser ici !…

— Approchez, Auguste, lui dit son père. Voilà donc où vous ont mené votre sot orgueil et votre ridicule présomption ! Faites vos adieux à vos amis, monsieur ; vous allez retourner sur l’heure à la maison, et vous porterez votre fusil dans ma chambre pour n’y plus toucher, jusqu’à ce que vous ayez pris de la raison et de la modestie.

— Mais papa, répondit Auguste d’un air dégagé, je ne sais pas pourquoi vous êtes si fâché. Il arrive très souvent qu’on tue des chiens, à la chasse.

— Des chiens !… On tue des chiens ! s’écria le père stupéfait. En vérité, c’est trop fort… Où avez-vous pris ces belles notions de chasse, monsieur ?

— Mais, papa, dit Auguste toujours du même air dégagé, tout le monde sait qu’il arrive très souvent aux grands chasseurs de tuer des chiens.


« Ils n’ont pas trop l’air triomphateur ! »

— Mes chers amis, dit le père en se retournant vers ces messieurs, veuillez m’excuser de vous avoir amené un garçon malapris comme Auguste. Je ne croyais pas qu’il fût capable de tant d’impudence et de sottise.

Puis, se retournant vers son fils :

« Vous avez entendu mes ordres, monsieur, allez.

Auguste.

Mais, papa.

Le père, d’une voix sévère.

Silence ! vous dis-je. Pas un mot, si vous ne voulez faire connaissance avec la baguette de mon fusil. »

Auguste baissa la tête et se retira tout confus.

« Vous voyez, mes enfants, dit le papa de Pierre et de Henri, où mène la présomption, c’est-à-dire la croyance d’un mérite qu’on n’a pas. Ce qui arrive à Auguste aurait pu vous arriver aussi. Vous vous êtes tous figuré que rien n’était plus facile que de bien tirer, qu’il suffisait de vouloir pour tuer ; voyez le résultat, vous avez été tous trois ridicules dès ce matin ; vous avez méprisé nos conseils et notre expérience ; et enfin vous êtes tous trois la cause de la mort de mon pauvre Médor. Je vois, d’après cela, que vous êtes trop jeunes pour chasser. Dans un an ou deux nous verrons. Jusque-là retournez à vos jardins et à vos amusements d’enfants. Tout le monde s’en trouvera mieux. »

Pierre et Henri baissèrent la tête sans répondre. On rentra tristement à la maison ; les enfants voulurent enterrer eux-mêmes dans le jardin mon malheureux ami, dont je vais vous raconter l’histoire. Vous verrez pourquoi je l’aimais tant.