Mémoires (Vidocq)/Chapitre 18

Tenon (Tome IIp. 86-148).


CHAPITRE XVIII.


Continuation de la même journée. — La Contemporaine. — Un adjudant de place. — Les filles de la mère Thomas. — Le lion d’argent. — Le capitaine Paulet et son lieutenant. — Les corsaires. — Le bombardement. — Le départ de lord Lauderdale. — La comédienne travestie. — Le bourreau des crânes. — Neuvième Henri et ses demoiselles. — Je m’embarque. — Combat naval. — Le second de Paulet est tué. — Prise d’un brick de guerre. — Mon sosie ; je change de nom. — Mort de Dufailli. — Le jour des rois. — Une frégate coulée. — Je veux sauver deux amants. — Une tempête. — Les femmes des pêcheurs.


Tout en faisant la scène du recruteur, le père Dufailli avait bu presque à chaque phrase. Il était d’opinion que les paroles coulent mieux quand elles sont humectées ; il aurait pu tout aussi bien les tremper avec de l’eau, mais il en avait horreur, depuis, disait-il, qu’il était tombé à la mer : c’était en 1789 que cet accident lui était arrivé. Aussi advint-il que, moitié parlant, moitié buvant, il s’enivra sans s’en apercevoir. Enfin il vint un moment où il fut saisi d’une incroyable difficulté de s’exprimer : il avait ce qu’on appelle la langue épaisse. Ce fut alors que le fourrier et le sergent-major songèrent à se retirer.

Dufailli et moi nous restâmes seuls ; il s’endormit, se pencha sur la table, et se mit à ronfler, pendant qu’en digérant de sang-froid, j’étais livré à mes réflexions. Trois heures s’étaient écoulées, et il n’avait pas achevé son somme. Quand il se réveilla, il fut tout surpris de voir quelqu’un auprès de lui ; il ne m’aperçut d’abord qu’à travers un épais brouillard, qui ne lui permit pas de distinguer mes traits ; insensiblement, cette vapeur se dissipa, et il me reconnut ; c’était tout ce qu’il pouvait. Il se leva en chancelant, se fit apporter un bol de café noir, dans lequel il renversa une salière, avala ce liquide à petites gorgées et, ayant passé son demi-espadon, il se pendit à mon bras, en m’entraînant vers la porte ; mon appui lui était on ne peut plus nécessaire : il était la vigne qui s’attache à l’ormeau. – Tu vas me remorquer, me dit-il, et moi je te piloterai. Vois-tu le télégraphe ? Qu’est-ce qu’il dit avec ses bras en l’air ? il signale que le Dufailli est vent dessus vent dedans ;… le Dufailli, mille dieux ! navire de trois cents tonneaux au moins. Ne t’inquiète pas, il ne perd pas le nord, Dufailli. – En même temps, sans me quitter le bras, il retira son chapeau, et le posant sur le bout de son doigt, il le fit pirouetter. – Voilà,… ma boussole ; attention ! Je retiens la corne du côté de la cocarde ;… le cap sur la rue des Prêcheurs ; en avant, marche ! commanda Dufailli, et nous prîmes ensemble le chemin de la basse ville, après qu’il se fut recoiffé en tapageur.

Dufailli m’avait promis un conseil, mais il n’était guère en état de me le donner. J’aurais bien désiré qu’il recouvrît sa raison ; malheureusement le grand air et le mouvement avaient produit sur lui un effet tout contraire. En descendant la grande rue, il nous fallut entrer dans cette multitude de cabarets dont le séjour de l’armée l’avait peuplée ; partout nous faisions une station plus ou moins longue, que j’avais soin d’abréger le plus possible ; chaque bouchon, selon l’expression de Dufailli, était une relâche qu’il était indispensable de visiter, et chaque relâche augmentait la charge qu’il avait déjà tant de peine à porter. – Je suis soûl comme un gredin, me disait-il par intervalles, et pourtant je ne suis pas un gredin, car il n’y a que les gredins qui se soûlent, n’est-ce pas, mon ami ?

Vingt fois je fus tenté de l’abandonner, mais Dufailli à jeun pouvait être ma providence ; je me rappelai sa ceinture pleine, et pour le perdre de vue, je comprenais trop bien qu’il avait d’autres ressources que sa paie de sergent. Parvenu en face de l’église, sur la place d’Alton, il lui prit la fantaisie de faire cirer ses souliers. – À la cire française, dit-il en posant le pied sur la sellette : c’est de l’œuf, entends-tu ? – Suffit, mon officier, répondit l’artiste. À ce moment, Dufailli perdit l’équilibre ; je crus qu’il allait tomber, et m’approchai pour le soutenir. – Eh ! pays, n’as-tu pas peur, parce qu’il y a du roulis ? j’ai le pied marin. En attendant, le pinceau, remué avec agilité, donnait un nouveau lustre à sa chaussure. Quand elle fut complètement barbouillée de noir : – Et le coup de fion, dit Dufailli, c’est-il pour demain ? En même temps il offrait un sou pour salaire. – Vous ne me faites pas riche, mon sergent. – Je crois qu’il raisonne ; prends garde que je te f… ma botte… Dufailli fait le geste ; mais, dans ce mouvement, son chapeau ébranlé tombe à terre ; chassé par le vent, il roule sur le pavé ; le décrotteur court après et lui rapporte. – Il ne vaut pas deux liards, s’écrie Dufailli ; n’importe, tu es bon enfant. Puis, fouillant dans sa poche, il en ramène une poignée de guinées : Tiens, voilà pour boire à ma santé. – Merci, mon colonel, dit alors le décrotteur, qui proportionnait les titres à la générosité.

— Actuellement, me dit Dufailli, qui semblait peu à peu reprendre ses esprits, il faut que je te mène dans les bons endroits. J’étais décidé à l’accompagner partout où il irait ; je venais d’être témoin de sa libéralité, et je n’ignorais pas que les ivrognes sont gens les plus reconnaissants du monde envers les personnes qui se dévouent à leur compagnie. Je me laissai donc piloter suivant son désir, et nous arrivâmes dans la rue des Prêcheurs. À la porte d’une maison neuve d’une construction assez élégante, étaient une sentinelle et plusieurs soldats de planton : – C’est là, me dit-il. – Quoi ! c’est là ? est-ce que vous me conduisez à l’état-major ? – L’état-major ? tu veux rire ; je te dis que c’est là la belle blonde, Magdelaine : ou, pour mieux dire, madame quarante mille hommes, comme on l’appelle ici. – Impossible, pays, vous vous trompez. – Je n’ai pas la berlue peut-être, ne vois-je pas le factionnaire ? Dufailli s’avance aussitôt, et demande si l’on peut entrer. – Retirez-vous, lui répond brusquement un maréchal des logis de dragons, vous savez bien que ce n’est pas votre jour. – Dufailli insiste. – Retirez-vous, vous dis-je, reprend le sous-officier, ou je vous conduis à la place. Cette menace me fit trembler.

L’obstination de Dufailli pouvait me perdre ; cependant il n’eût pas été prudent de lui communiquer mes craintes ; ce n’était d’ailleurs pas le lieu : je me bornai à lui faire quelques observations qu’il rétorquait toujours, il ne connaissait rien. – Je me f… de la consigne, le soleil luit pour tout le monde : liberté, égalité ou la mort, répétait-il en se tordant pour échapper aux efforts que je faisais afin de le retenir. – Égalité, te dis-je ; et, dans une attitude renversée, il me regardait sous le nez avec cette fixité stupide de l’homme que l’excès des liqueurs fermentées a réduit à l’état de la brute.

Je désespérais d’en venir à bout, lorsqu’à ce cri : Aux armes, suivi de cet avis : « Canonnier, sauvez-vous, voilà l’adjudant, voilà Bévignac », il se redresse tout à coup. Une douche qui descend de cinquante pieds, sur la tête d’un maniaque, n’a pas un effet si rapide, pour le rendre à son bon sens. Ce nom de Bévignac fit une singulière impression sur les militaires qui formaient tapisserie devant le rez-de-chaussée de l’habitation occupée par la belle blonde. Ils s’entre-regardaient les uns les autres sans oser, pour ainsi dire, respirer, tant ils étaient terrifiés. L’adjudant, qui était un grand homme sec, déjà sur le retour, se mit à les compter en gesticulant avec sa canne ; jamais je n’avais vu de visage plus courroucé ; sur cette face maigre et allongée, qu’accompagnaient deux ailes de pigeon sans poudre, il y avait quelque chose qui indiquait que, par habitude, M. Bévignac était en révolte ouverte contre l’indiscipline. Chez lui la colère était passée à l’état chronique ; ses yeux étaient pleins de sang ; une horrible contraction de sa mâchoire annonça qu’il allait parler. – Trou dédious ! tout est tranquille ! vous savez l’ordre, rien qué les officiers, trou dé dious ! et chacun son tour. Puis, nous apercevant, et avançant sur nous la canne levée : – Eh ! qu’est-ce qu’il fait ici, ce sergent des biguernaus ? J’imaginais qu’il voulait nous frapper. – Allons, c’est rien, je vois que tu es ivre, s’adressant à Dufailli ; un coup de boisson c’est pardonnable, mais va té coucher, et qué jé té rencontré plus. – Oui, mon commandant, répondit Dufailli à l’exhortation, et nous redescendîmes la rue des Prêcheurs.

Je n’ai pas besoin de dire quelle était la profession de la belle blonde, je l’ai suffisamment indiquée. Magdelaine la Picarde était une grande fille, âgée de vingt-trois ans environ, remarquable par la fraîcheur de son teint autant que par la beauté de ses formes ; elle se faisait gloire de n’appartenir à personne, et par principe de conscience, elle croyait se devoir tout entière à l’armée et à l’armée tout entière : fifre ou maréchal d’empire, tout ce qui portait l’uniforme était également bien accueilli chez elle ; mais elle professait un grand mépris pour ce qu’elle appelait les péquins. Il n’y avait pas un bourgeois qui pût se vanter d’avoir eu part à ses faveurs ; elle ne faisait même pas grand cas des marins, qu’elle qualifiait de culs goudronnés, et qu’elle rançonnait à plaisir, parce qu’elle ne pouvait pas se décider à les regarder comme des soldats: aussi disait-elle plaisamment qu’elle avait la marine pour entreteneur, et la ligne pour amant. Cette fille, que j’eus l’occasion de visiter plus tard, fit longtemps les délices des camps, sans que sa santé en fût altéré : on la supposait riche. Mais soit que Magdelaine, comme j’ai pu m’en convaincre, ne fut pas intéressée, soit que comme dit le proverbe, ce qui vient de la flûte s’en retourne au tambour, Magdelaine mourut en 1812 à l’hôpital d’Ardres, pauvre, mais fidèle à ses drapeaux ; deux ans de plus, et comme une autre fille très connue dans Paris, depuis le désastre de Waterloo, elle aurait eu la douleur de se dire la veuve de la grande armée.

Le souvenir de Magdelaine vit encore disséminé sur tous les points de la France, je dirais même de l’Europe, parmi les débris de nos vieilles phalanges. Elle était la Contemporaine de ce temps-là et si je n’avais pas la certitude qu’elle n’est plus, je croirais la retrouver dans la Contemporaine de ce temps-ci. Toutefois, je ferai observer que Magdelaine, bien qu’elle eût les traits un peu hommasses, n’avait rien d’ignoble dans la figure ; la nuance de ses cheveux n’était pas de ce blond fade qui frise la filasse ; les reflets dorés de ses tresses étaient en parfaite harmonie avec le bleu tendre de ses yeux ; son nez ne se dessinait point disgracieusement dans la courbe anguleuse de la proéminence aquiline. Il y avait du messalin dans sa bouche, mais aussi quelque chose de gracieux et de franc ; et puis, Magdelaine n’écrivait pas, et ne connaissait de la police que les sergents de ville, ou les gardes de nuit, à qui elle payait à boire pour son repos.

La satisfaction que j’éprouve, après plus de vingt ans, à tracer le portrait de Magdelaine, m’a fait un instant oublier Dufailli. Il est bien difficile de déraciner une idée d’un cerveau troublé par les fumées du vin. Dufailli avait fourré dans sa tête de terminer la journée dans une taverne ; il n’en voulut pas démordre. À peine avions-nous fait quelques pas, que, regardant derrière lui : – Il est filé, me dit-il, allons ! viens ici, et, abandonnant mon bras, il monta trois marches pour heurter à une petite porte, qui, après quelques minutes, s’entrouvrit afin de livrer passage à un visage de vieille femme. – Qui demandez-vous ? – Qui nous demandons ? répondit Dufailli ; et nom d’un nom ! vous ne reconnaissez plus les amis ? – Ah ! c’est vous, papa Dufailli ; il n’y a plus de place. – Il n’y a plus de place pour les amis ! ! ! tu veux rire, la mère, c’est un plan que tu nous tires là. – Non, foi d’honnête femme ; tu sais bien, vieux coquin, que je ne demanderais pas mieux ; mais nous avons ici le capitaine des guides-interprètes et le général Chamberlhac ; repassez dans un quart d’heure, mes enfants. Vous serez bien sages, n’est-ce pas ? – À qui dites-vous ça ? est-ce que nous avons l’air de tapageurs ? – Je ne dis pas, mes enfants ; mais, voyez-vous, la maison est tranquille ; jamais plus de bruit que vous n’en entendez ; aussi c’est tous gens comme il faut qui viennent ici : le général en chef, le commissaire-ordonnateur, le munitionnaire général ; ce ne sont pas les pratiques qui manquent, Dieu merci ! – Ah ça, maman Thomas, reprit Dufailli en se posant sur l’œil une pièce d’or, tu n’y songes pas, de vouloir nous faire droguer un quart d’heure ; est-ce qu’il n’y aurait pas un petit coin ? Toujours farceur comme à son ordinaire, papa Dufailli ; il n’y a pas mèche à lui refuser. Allons ! vite, vite ! entrez, qu’on ne vous voie pas ; cachez-vous là, mes enfants, et motus.

Madame Thomas nous avait mis en entrepôt derrière un vieux paravent, dans une salle basse, qu’il était indispensable de traverser pour sortir. Nous n’eûmes pas le temps de perdre patience : une jeune fille nommée Pauline vint nous trouver et s’attabla avec nous autour d’un flacon de vin du Rhin.

Pauline n’avait pas encore atteint sa quinzième année, et déjà elle avait le teint plombé, la voix rauque : c’était une ruine précoce ; ce fut à moi qu’elle s’attacha. Thérèse, qui vint ensuite, était mieux assortie au front chauve de mon compagnon. Quand un mouvement rapide de bottes à la hussarde, garnies de leurs éperons, annonça que le capitaine des guides-interprètes se retirait, Dufailli, trop empressé, se lève brusquement de son siège, mais ses jambes se sont embarrassées dans son demi-espadon ; il tombe, entraînant avec lui le paravent de la table, les bouteilles et les verres. – Excusez, mon capitaine, dit-il, en cherchant à se remettre debout ; c’est la faute de la muraille. – Oh ! il n’y a pas d’indiscrétion, repartit l’officier, qui, bien qu’un peu confus, se prêtait de bonne grâce à le relever, pendant que Pauline, Thérèse et la mère Thomas, étaient saisies d’un rire inextinguible. Dufailli une fois sur ses pieds, le capitaine se retira, et comme la chute n’avait occasionné ni contusion ni blessure, rien n’empêcha de nous livrer à la gaieté. À une heure du matin j’étais enseveli dans le plus profond sommeil, lorsque je fus subitement réveillé par un épouvantable vacarme. Sans soupçonner ce que ce pouvait être, je m’habillai en toute hâte, et bientôt les cris À la garde ! à l’assassin ! poussés par la mère Thomas, m’avertirent que le danger approchait de nous. J’étais sans armes, je courus aussitôt à la chambre de Dufailli, pour lui demander son briquet, dont j’étais assuré de faire un meilleur usage que lui. Il était temps, le gîte venait d’être envahi par cinq ou six matelots de la garde, qui, le sabre en main, accouraient tumultueusement, pour nous remplacer. Ces messieurs ne s’étaient promis ni plus ni moins que de nous faire sauter par la fenêtre ; et comme ils menaçaient en outre de mettre tout à feu et à sang dans la maison, Mme Thomas, de sa voix aiguë, sonnait à tue-tête un tocsin d’alarme qui mit tout le quartier en émoi. Quoique je ne fusse pas un homme à m’effrayer facilement, j’avoue que je ne pus me défendre d’un mouvement de crainte. La scène, qu’elle qu’elle fût, pouvait avoir pour moi un dénouement très fâcheux.

Toutefois, j’étais résolu à faire bonne contenance. Pauline voulait à toute force que je m’enfermasse avec elle. – Mettez le verrou, me disait-elle, mettez le verrou, je vous en supplie. Mais le galetas dans lequel nous étions n’était pas inexpugnable ; je pouvais y être bloqué ; je préférais défendre les approches de la place, plutôt que de m’exposer à y être pris comme un rat dans la souricière. Malgré les efforts de Pauline pour me retenir, je tentai une sortie. Bientôt je fus aux prises avec deux des assaillants : je fonçai sur eux, le long d’un étroit corridor, et j’y allai avec tant d’impétuosité, qu’avant qu’ils se fussent reconnus, acculés, en rompant précipitamment, à la dernière marche d’une espèce d’échelle de meunier par laquelle ils étaient montés, ils firent la culbute en arrière et dégringolèrent jusqu’en bas, où ils s’arrêtèrent moulus et brisés. Alors Pauline, sa sœur et Dufailli, pour rendre la victoire plus décisive, lancèrent sur eux tout ce qui leur tomba sous la main, des chaises, des vases nocturnes, une table de nuit, un vieux dévidoir et divers autres ustensiles de ménage. À chaque projectile qui leur arrivait, mes adversaires, étendus sur le carreau, poussaient des cris de douleur et de rage. En un instant l’escalier fut encombré. Ce tapage à une telle heure ne pouvait manquer de donner l’éveil dans la place ; des gardes de nuit, des agents de police et des patrouilles s’introduisirent dans le domicile de Mme Thomas. Il y avait, je crois, plus de cinquante hommes sous les armes ; il se faisait un tumulte épouvantable. Mme Thomas essayait de démontrer que sa maison était tranquille ; on ne l’écoutait pas ; et ces mots, dont quelques-uns étaient très significatifs : « Emmenez cette femme ! allons, coquine, suis-nous… allez chercher une civière… empoignez-moi tout ça, nous arrivaient du rez-de-chaussée. Rafle générale, rafle générale, et désarmez-les. Je vous apprendrai, tas de canailles, à faire du train. » Ces paroles, prononcées avec l’accent provençal et entremêlées de quelques interjections occitaniques, qui, de même que l’ail et le piment, sont des fruits du pays, nous firent assez connaître que l’adjudant Bévignac était à la tête de l’expédition. Dufailli ne se souciait pas de tomber en son pouvoir. Quant à moi, on sait que j’avais d’excellentes raisons pour vouloir lui échapper. À l’escalier, bloquez lé passage, à l’escalier, trou dé dious, commandait Bévignac. Mais pendant qu’il s’époumonnait de la sorte, j’avais eu le temps d’attacher un drap à la croisée, et les obstacles qui nous séparaient de la force armée, n’avaient pas encore disparu, que Pauline, Thérèse, Dufailli et moi, étions déjà hors d’atteinte. Cette menace : Ne vous inquiétez pas, je vous repêcherai, que nous entendîmes de loin, ne fit qu’exciter notre hilarité ; le danger était passé.

Nous délibérâmes où nous irions achever la nuit ; Thérèse et Pauline proposèrent de sortir de la ville et de faire une excursion pastorale dans la campagne, où il y a toujours des lits pour tout le monde. – Non, non, dit Dufailli, au plus près, au Lion d’argent, chez Boutrois. Il fut convenu que l’on se réfugierait dans cet hôtel. M. Boutrois, bien qu’il fût heure indue, nous ouvrit avec une cordialité enchanteresse. – Eh bien ! dit-il à Dufailli, j’ai appris que vous aviez touché votre part des prises ; c’est fort bien fait à vous de venir nous voir ; j’ai de l’excellent bordeaux. Ces dames souhaitent-elles quelque chose ? En même temps M. Boutrois, armé d’un trousseau de clefs et la chandelle à la main, se mit en devoir de nous conduire à la chambre qu’il nous destinait. – Vous serez là comme chez vous. D’abord, on ne viendra pas vous troubler : quand on donne la pâtée au commandant d’armes, au chef militaire de la marine et à notre commissaire général de police, vous sentez qu’on n’oserait pas… Par exemple, ajouta-t-il, il y a Mme Boutrois qui ne plaisante pas ; aussi me garderai-je bien de lui dire que vous n’êtes pas seuls ; c’est une bonne femme, Mme Boutrois, mais les mœurs ! voyez-vous, les mœurs ! sur cet article elle n’entend pas raison ; elle est stricte. Des femmes ici ! si elle le soupçonnait seulement, elle croirait que tout est perdu : avec ça qu’elle a des filles ! Eh ! mon Dieu, ne faut-il pas vivre avec les vivants ? Je suis philosophe, moi, pourvu qu’il n’y ait pas de scandale… Et quand il y en aurait… chacun se divertit à sa manière, l’essentiel est que ça ne porte préjudice à personne.

M. Boutrois nous débita encore bon nombre de maximes de cette force, après quoi il nous déclara que sa cave était bien fournie, et qu’elle était tout à notre service. Quant à la crémaillère, ajouta-t-il, à l’heure qu’il est, elle est un peu froide, mais que votre seigneurie donne ses ordres, et en deux coups de temps tout sera prêt. Dufailli demanda du bordeaux et du feu, quoiqu’il fit assez chaud pour que l’on pût s’en passer.

On apporta le bordeaux : cinq ou six grosses bûches furent jetées dans le foyer, et une ample collation s’étala devant nous ; une volaille froide occupait le centre de la table, et formait la pièce de résistance d’un repas improvisé, où tout avait été calculé pour un énorme appétit. Dufailli voulait que rien ne nous manquât. et M. Boutrois, certain d’être bien payé, était de son avis. Thérèse et sa sœur dévoraient tout des yeux ; pour moi, je n’étais pas non plus en trop mauvaise disposition.

Pendant que je découpais la volaille, Dufailli dégustait le bordeaux. Délicieux ! délicieux ! répétait-il, en le savourant en gourmet ; puis il se mit à boire à grands verres, et à peine avions nous commencé à manger, qu’un sommeil invincible le cloua dans son fauteuil, où il ronfla jusqu’au dessert comme un bienheureux. Alors il se réveille : « Diable, dit-il, il vente grand frais ; où suis-je donc ? Est-ce qu’il gèlerait par hasard ? Je suis tout je ne sais comment ! – Oh ! il a plus de la moitié de son pain de cuit, s’écria Pauline, qui me tenait tête, ni plus ni moins qu’un sapeur de la garde. – Il est mort dans le dos, le papa, dit à son tour Thérèse en ouvrant une espèce de bonbonnière d’écaille, dans laquelle était du tabac ; une prise, mon ancien, ça vous éclaircira la vue. Dufailli accepta la prise ; et si je mentionne cette circonstance, très peu importante en elle-même, c’est que j’oubliais de dire que la sœur de Pauline avait déjà dépassé la trentaine, et que, de ce seul fait qu’elle reniflait du tabac comme un greffier ou comme un clerc de commissaire, on peut aisément tirer la conséquence qu’elle n’était plus de la première jeunesse.

La conversation allait se continuer sur ce pied, lorsque nous entendîmes venir du côté du port une troupe d’hommes bottés qui faisaient grand bruit en marchant. – Vive le capitaine Paulet ! criaient-ils, vive le capitaine ! Bientôt cette troupe s’arrêta devant l’hôtel. – Eh ! père Boutrois, père Boutrois ! appelait-on coup sur coup et en même temps. Les uns essayaient d’ébranler la porte, d’autres secouaient le marteau d’une force incroyable, ceux-ci se pendaient au cordon de la sonnette, ceux-là lançaient des pierres dans les volets.

À ce carillon, je tressaillis, j’imaginais que notre asile allait être violé de nouveau ; Pauline et sa sœur n’étaient pas trop rassurées ; enfin l’on descend l’escalier quatre à quatre, la porte s’ouvre, il semble que ce soit une digue qui vient de se briser. Le torrent se précipite, un mélange confus de voix articule des sons auxquels nous ne comprenons rien. – Pierre, Paul, Jenny, Élisa, toute la maison ; ma femme, lève-toi. Ah ! mon Dieu ! ils dorment comme des souches. On eût dit que le feu était à la maison. Bientôt nous entendîmes aller et venir les portes ; c’est un mouvement, un bruit inconcevables, c’est une servante qui se plaint en termes grossiers d’une familiarité indécente, ce sont des éclats de rire bruyants ; des bouteilles s’entrechoquent. Les plats, les assiettes, les verres remués précipitamment, le tournebroche qu’on remonte, concourent à ce charivari ; l’argenterie résonne, et des jurons anglais et français, jetés pêle-mêle au milieu du vacarme, font retentir les airs. – Pays, me dit Dufailli, c’est de la joie, ou je ne m’y connais pas. Qu’ont-ils donc, ces mâtins-là, qu’ont-ils donc ? Est-ce qu’ils ont enlevé les galions d’Espagne ? ce n’est pas la route pourtant !

Dufailli se creusait l’esprit pour trouver la cause de cette allégresse, sur laquelle je ne pouvais lui donner aucun éclaircissement, quand M. Boutrois, la face toute radieuse, entra pour nous demander du feu. – Vous ne savez pas, nous dit-il, la Revanche vient de rentrer dans le port. Notre Paulet a encore fait des siennes : a-t-il du bonheur !… une capture de trois millions sous le canon de Douvres. – Trois millions ! s’écria Dufailli, et je n’y étais pas ! – Dis donc, ma sœur, trois millions ! s’écria de son côté Pauline, en bondissant comme un jeune chevreau. – Trois millions ! répéta Thérèse. – Dieu que je suis contente ! allons-nous en avoir ! – Voila bien les femmes, reprit Duffaili, l’intérêt avant tout ; et songez donc plutôt à votre mère, dans ce moment peut-être, elle est à l’ombre. – La mère Thomas, une vieille, … » je n’ose pas répéter ici la qualification que lui donna Thérèse. – C’est joli ! observa M. Boutrois, une fille ! tes père et mère honorera, afin de vivre longuement. – Je n’en puis pas revenir, trois millions, disait Dufailli : contez-nous donc ça, papa Boutrois… Notre hôte s’excusa sur ce qu’il n’en avait pas le loisir : « D’ailleurs, ajouta-t-il, je ne sais pas, et je suis pressé. »

Le tintamarre se continue ; je reconnais que l’on range des chaises ; un instant après, le silence qui se fit m’annonça que les mâchoires étaient occupées. Il était vraisemblable que la suspension du tapage serait de quelques heures ; je proposai alors à la société de se mettre dans le portefeuille ; chacun fut de mon avis, nous nous couchâmes pour la seconde fois et, comme nous touchions aux approches du jour, pour ne pas être incommodés par la lumière, et récupérer à notre aise le temps perdu, nous eûmes la précaution de tirer le rideau.

Notre réveil était moins éloigné que je ne pensais ; les marins mangent vite et boivent longtemps. Des chants à faire frémir les vitres vinrent tout à coup interrompre notre repos ; quarante voix discordantes entre elles répétaient en chœur le refrain fameux de l’hymne de Roland.

— Au diable les chanteurs ! s’écria Dufailli, je faisais le plus beau rêve ;… j’étais à Toulon : y es-tu allé à Toulon, pays ? – Je répondis à Dufailli, que je connaissais Toulon, mais que je ne voyais pas quel rapport il pouvait y avoir entre le plus beau rêve et cette ville. – J’étais forçat, reprit-il, je venais de m’évader. Dufailli s’aperçoit que le récit de ce songe fait sur moi une impression pénible, que je n’étais pas le maître de dissimuler. – Eh bien ! qu’as-tu donc, pays ? n’est-ce pas un rêve que je te raconte ? je venais de m’évader ; ce n’est pas un mauvais rêve, je crois, pour un forçat ; mais ce n’est pas tout, je m’étais enrôlé parmi des corsaires, et j’avais de l’or gros comme moi.

Quoique je n’aie jamais été superstitieux, j’avoue que je pris le rêve de Dufailli pour une prédiction sur mon avenir ; c’était peut-être un avis du ciel pour me dicter une détermination. Cependant, disais-je en moi-même, jusqu’à présent, je ne vaux guère la peine que le ciel s’occupe de moi, et je ne vois pas non plus qu’il s’en soit trop occupé. Bientôt je fis une autre réflexion ; il me passa par la tête, que le vieux sergent pourrait bien avoir voulu faire une allusion. Cette idée m’attrista ; je me levai, Dufailli s’aperçut que je prenais un air plus sombre que de coutume. – Eh ! qu’as-tu donc, pays ? s’écria-t-il ; il est triste comme un bonnet de nuit.

Aussitôt il me fit signe de le suivre ; j’obéis, et il me conduisit dans une salle basse, où était le capitaine Paulet, avec les hommes de son équipage, la plupart ivres d’enthousiasme et de vin. Dès que nous parûmes, ce ne fut qu’un cri : – Voilà Dufailli ! voilà Dufailli ! – Honneur à l’ancien, dit Paulet ; puis, offrant à mon compagnon un siège à côté de lui : Posetoi là, mon vieux : on a bien raison de dire que la Providence est grande. Monsieur Boutrois ! appelait-il, Monsieur Boutrois ! du bichops, comme s’il en pleuvait ; va ! il n’y aura pas de misère après ce temps-ci, reprit Paulet, en pressant la main de Dufailli. Depuis un moment Paulet ne cessait pas d’avoir les yeux sur moi.

— Il me semble que je te connais, me dit-il ; tu as déjà porté le hulot, mon cadet.

Je lui répondis que j’avais été embarqué sur le corsaire le Barras, mais que quant à lui, je pensais ne l’avoir jamais vu. – En ce cas nous ferons connaissance ; je ne sais, ajouta-t-il, mais tu m’as encore l’air d’un beau chien : d’un chien à tout faire, comme on dit. Eh ! les autres, n’est-ce pas qu’il a l’air d’un bon chien ? j’aime des trognes comme ça. Assieds-toi à ma droite, min fieu, quelle carrure ! en a-t-il des épaules ! Ce blondin fera encore un fameux péqueux de rougets (pêcheur d’Anglais). En achevant de prononcer ces mots, Paulet me coiffa de son bonnet rouge. – Il ne lui sied point mal, à cet enfant, remarqua-t-il avec un accent picard, dans lequel il y avait beaucoup de bienveillance.

Je vis tout d’un coup que le capitaine ne serait pas fâché de me compter parmi les siens. Dufailli qui n’avait pas encore perdu l’usage de la parole, m’exhorta vivement à profiter de l’occasion ; c’était le bon conseil qu’il avait promis de me donner, je le suivis. Il fut convenu que je ferais la course, et que, dès le lendemain, on me présenterait à l’armateur, M. Choisnard, qui m’avancerait quelque argent.

Il ne faut pas demander si je fus fêté par mes nouveaux camarades ; le capitaine leur avait ouvert un crédit de mille écus dans l’hôtel, et plusieurs d’entre eux avaient en ville des réserves dans lesquelles ils allèrent puiser. Je n’avais pas encore vu une pareille profusion. Rien de trop cher ni de trop recherché pour des corsaires. M. Boutrois, pour les satisfaire, fut obligé de mettre à contribution la ville et les environs : peut-être même dépêcha-t-il des courriers, afin d’alimenter cette bombance, dont la durée ne devait pas se borner à un jour. Nous étions le lundi, mon compagnon n’était pas dégrisé le dimanche suivant. Quant à moi, mon estomac répondait de ma tête, elle ne reçut pas le moindre échec.

Dufailli avait oublié la promesse que nous avions faite à nos particulières ; je l’en fis souvenir, et, quittant un instant la société, je me rendis bientôt auprès d’elle, présumant bien qu’elle s’impatientait de ne pas nous voir revenir. Pauline était seule ; sa sœur était allé s’informer de ce qu’était devenue sa mère : elle rentra bientôt. – « Ah ! malheureuses que nous sommes, s’écria Pauline, avec un mouvement de désespoir. – Eh bien ! qu’y a-t-il donc ? lui dis-je. – Nous sommes perdues, me répondit-elle, le visage inondé de larmes : on en a transporté deux à l’hôpital ; ils ont les reins cassés ; un garde de nuit a été blessé, et le commandant de place vient de faire fermer la maison. Qu’allons-nous devenir ? où trouver un asile ? – Un asile, lui dis-je, on vous en trouvera toujours un ; mais la mère, où est-elle ? Thérèse m’apprit que la mère Thomas, d’abord emmenée au violon, venait d’être conduite à la prison de la ville, et qu’il était bruit qu’elle n’en serait pas quitte à bon marché.

Cette nouvelle me donna de sérieuses inquiétudes : la mère Thomas allait être interrogée, peut-être avait-elle déjà comparu au bureau de la place, ou chez le commissaire général de police : sans doute qu’elle aurait nommé ou qu’elle nommerait Dufailli. Dufailli compromis, je l’étais aussi ; il était urgent de prévenir le coup. Je redescendis en toute hâte pour me concerter avec mon sergent, sur le parti à prendre. Heureusement, il n’était pas encore hors d’état d’entendre raison : je ne lui parlai que du danger qui le menaçait : il me comprit, et, tirant de sa ceinture une vingtaine de guinées : – Voilà, me dit-il, de quoi m’assurer du silence de la mère Thomas ; puis, appelant un domestique de l’hôtel, il lui remit la somme, en lui recommandant de la faire tenir sur-le-champ à la prisonnière. – C’est le fils du concierge, me dit DufailIi ; il a les pieds blancs, il passe partout, et avec ça, c’est un garçon discret.

Le commissionnaire fut promptement de retour ; il nous raconta que la mère Thomas, interrogée deux fois, n’avait nommé personne ; qu’elle avait accepté avec reconnaissance la gratification, et qu’elle était bien résolue, la tête sur le billot, à ne rien dire qui pût nous porter préjudice ; ainsi, il devint clair pour moi que je n’avais rien à craindre de ce côté. – Et les filles de la taverne, que feront-elles ? dis-je à Dufailli. – Les filles, il n’y a qu’à les emballer pour Dunkerque, je fais les frais du voyage. Aussitôt nous les avertîmes de la nécessité de ce départ. D’abord, elles parurent étonnées ; cependant, après quelques raisonnements pour leur prouver qu’il était de leur intérêt de ne pas rester plus longtemps à Boulogne, elles se décidèrent à nous faire leurs adieux. Dès le soir même elles se mirent en route. La séparation s’opéra sans efforts ; Dufailli avait largement financé ; et puis, il y avait de l’espoir que nous nous reverrions : deux montagnes ne se rencontrent pas… On sait le reste du proverbe. En effet, nous devions les retrouver plus tard, dans un musicos qu’achalandait la grande renommée du célèbre Jean Bart.

La mère Thomas recouvra sa liberté, après une détention de six mois. Pauline et sa sœur, alors ramenées près d’elle par l’amour du sol natal, reprirent leur train de vie habituel. J’ignore si elles ont fait fortune ; ce ne serait pas impossible. Mais faute de renseignements, je termine ici leur histoire, et je continue la mienne.

Paulet et les siens s’étaient à peine aperçus de notre absence, que déjà nous étions de retour ; l’on chanta, l’on but, l’on mangea, alternativement, et tout à la fois, sans désemparer jusqu’à minuit, confondant ainsi tous les repas en un seul. Paulet et Fleuriot, son second, étaient les héros de la fête : au physique comme au moral, ils étaient les véritables antipodes l’un de l’autre. Le premier était un gros homme court, râblé, carré ; il avait un cou de taureau, des épaules larges, une face rebondie, et dans ses traits quelque chose du lion ; son regard était toujours ou terrible ou affectueux ; dans le combat, il était sans pitié, partout ailleurs il était humain, compatissant. Au moment d’un abordage, c’était un démon ; au sein de sa famille, près de sa femme et de ses enfants, sauf quelque reste de brusquerie, il avait la douceur d’un ange ; enfin c’était un bon fermier, simple, naïf et rond comme un patriarche ; impossible de reconnaître le corsaire ; une fois embarqué, il changeait tout à coup de mœurs et de langage, il devenait rustre et grossier outre mesure, son commandement était celui d’un despote d’Orient, bref et sans réplique ; il avait un bras et une volonté de fer, malheur à qui lui résistait. Paulet était intrépide et bon homme, sensible et brutal, personne plus que lui n’avait de la franchise et de la loyauté.

Le lieutenant de Paulet était un des êtres les plus singuliers que j’eusse rencontrés : doué d’une constitution des plus robustes, très jeune encore, il l’avait usée dans des excès de tous genres ; c’était un de ces libertins qui, à force de prendre par anticipation des acomptes sur la vie, dévorent leur capital en herbe. Une tête ardente, des passions vives, une imagination exaltée, l’avaient de bonne heure poussé en avant. Il ne touchait pas à sa vingtième année et le délabrement de sa poitrine, accompagné d’un dépérissement général, l’avaient contraint de quitter l’arme de l’artillerie dans laquelle il était entré à dix-huit ans ; maintenant, ce pauvre garçon n’avait plus que le souffle, il était effrayant de maigreur ; deux grands yeux, dont la noirceur faisait ressortir la pâleur mélancolique de son teint, étaient en apparence tout ce qui avait survécu dans ce cadavre, où respirait cependant une âme de feu. Fleuriot n’ignorait pas que ses jours étaient comptés. Les oracles de la faculté lui avaient annoncé son arrêt de mort, et la certitude de sa fin prochaine lui avait suggéré une étrange résolution : voici ce qu’il me conta à ce sujet. « Je servais, me dit-il, dans le cinquième d’artillerie légère, où j’étais entré comme enrôlé volontaire. Le régiment tenait garnison à Metz : les femmes, le manège, les travaux de nuit au polygone, m’avaient mis sur les dents ; j’étais sec comme un parchemin. Un matin on sonne le boute-selle ; nous partons ; je tombe malade en route, on me donne un billet d’hôpital, et, peu de jours après, les médecins voyant que je crache du sang en abondance, déclarent que mes poumons sont hors d’état de s’accommoder plus longtemps des mouvements du cheval : en conséquence, on décide que je serai envoyé dans l’artillerie à pied ; et à peine suis-je rétabli, que la mutation proposée par les docteurs est effectuée. Je quitte un calibre pour l’autre, le petit pour le gros, le six pour le douze, l’éperon pour la guêtre ; je n’avais plus à panser le poulet-dinde, mais il fallait faire valser la demoiselle sur la plate-forme, embarrer, débarrer à la chèvre, rouler la brouette, piocher à l’épaulement, endosser la bricole, et, pis que cela, me coller sur l’échine la valise de la Ramée, cette éternelle peau de veau, qui a tué à elle seule plus de conscrits que le canon de Marengo. La peau de veau me donna comme on dit le coup de bas ; il n’y avait plus moyen d’y résister. Je me présente à la réforme, je suis admis ; il ne s’agissait plus que de passer l’inspection du général ; c’était ce gueusard de Sarrazin ; il vint à moi : – Je parie qu’il est encore poitrinaire, celui-là ; n’est-ce pas que tu es poitrinaire ? – Phtisique du second degré, répond le major. – C’est ça, je m’en doutais : je le disais, ils le seront tous, épaules rapprochées, poitrine étroite, taille effilée, visage émacié. Voyons tes jambes ; il y a quatre campagnes là-dedans, continua le général, en me frappant sur le mollet : maintenant que veux-tu ? ton congé ? tu ne l’auras pas. D’ailleurs, ajouta-t-il, il n’y a de mort que celui qui s’arrête : va ton train… À un autre… – Je voulus parler… – À un autre, répéta le général, et tais-toi.

» L’inspection terminée, j’allai me jeter sur le lit de camp. Pendant que j’étais étendu sur la plume de cinq pieds, réfléchissant à la dureté du général, il me vint à la pensée que peut-être, je le trouverais plus traitable, si je lui étais recommandé par un de ses confrères. Mon père avait été lié avec le général Legrand ; ce dernier était au camp d’Ambleteuse ; je songeai à m’en faire un protecteur. Je le vis. Il me reçut comme le fils d’un ancien ami, et me donna une lettre pour Sarrazin, chez qui il me fit accompagner par un de ses aides de camp. La recommandation était pressante ; je me croyais certain du succès. Nous arrivâmes ensemble au camp de gauche, nous nous informons de la demeure du général, un soldat nous l’enseigne, et nous voici à la porte d’une baraque délabrée, que rien ne signale comme la résidence du chef ; point de sentinelle, point d’inscription, pas même de guérite. Je heurte avec la monture de mon sabre : Entrez, nous crie-t-on, avec l’accent et le ton de la mauvaise humeur ; une ficelle que je tire soulève un loquet de bois, et le premier objet qui frappe nos regards en pénétrant dans cet asile, c’est une couverture de laine dans laquelle, couchés côte à côte sur un peu de paille, sont enveloppés le général et son nègre. Ce fut dans cette situation qu’ils nous donnèrent audience. Sarrazin prit la lettre, et, après l’avoir lue sans se déranger, il dit à l’aide de camp : – Le général Legrand s’intéresse à ce jeune homme ; eh bien ! que désire-t-il ? que je le réforme ? il n’y pense pas. Puis, s’adressant à moi : – Tu en seras bien plus gras quand je t’aurai réformé ! Oh ! tu as une belle perspective dans tes foyers : si tu es riche, mourir à petit feu par le supplice des petits soins ; si tu es pauvre, ajouter à la misère de tes parents, et finir dans un hospice : je suis médecin, moi, c’est un boulet qu’il te faut, la guérison au bout ; si tu ne l’attrapes pas, le sac sera ton affaire, ou bien la marche et l’exercice te remettront, c’est encore une chance. Au surplus, fais comme moi, bois du chenic, cela vaut mieux que des juleps ou du petit lait. En même temps il étendit le bras, saisit par le cou une énorme dame-jeanne qui était auprès de lui, et emplit une canette qu’il me présenta ; j’eus beau m’en défendre, il me fallut avaler une grande partie du liquide qu’elle contenait ; l’aide de camp ne put pas non plus se dérober à cette étrange politesse : le général but après nous ; son nègre, à qui il passa la canette, acheva ce qui restait.

« Il n’y avait plus d’espoir de faire révoquer la décision de laquelle j’avais appelé ; nous nous retirâmes très mécontents. L’aide de camp regagna Ambleteuse, et moi le fort Châtillon, où je rentrai plus mort que vif. Dès ce moment, je fus en proie à cette tristesse apathique qui absorbe toutes les facultés ; alors j’obtins une exemption de service ; nuit et jour je restais couché sur le ventre, indifférent à tout ce qui se passait autour de moi, et je crois que je serais encore dans cette position, si, par une nuit d’hiver, les Anglais ne se fussent avisés de vouloir incendier la flottille. Une fatigue inconcevable, quoique je ne fisse rien, m’avait conduit à un pénible sommeil. Tout à coup je suis réveillé en sursaut par une détonation ; je me lève, et, à travers les carreaux d’une petite fenêtre, j’aperçois mille feux qui se croisent dans les airs. Ici ce sont des traînées immenses comme l’arc-en-ciel ; ailleurs des étoiles qui semblent bondir en rugissant : l’idée qui me vint d’abord fut celle d’un feu d’artifice. Cependant un bruit pareil à celui des torrents qui se précipitent en cascades du haut des rochers, me causa une sorte de frémissement ; par intervalles, les ténèbres faisaient place à cette lumière rougeâtre, qui doit être le jour des enfers ; la terre était comme embrasée. J’étais déjà agité par la fièvre, je m’imagine que mon cerveau grossit. On bat la générale ; j’entends crier Aux armes ! et de la plante des pieds aux cheveux, la terreur me galope ; un véritable délire s’empare de moi. Je saute sur mes bottes, j’essaie de les mettre ; impossible, elles sont trop étroites ; mes jambes sont engagées dans les tiges, je veux les retirer, je ne puis pas en venir à bout. Durant ces efforts, chaque seconde accroît ma peur : enfin tous les camarades sont habillés ; le silence qui règne autour de moi m’avertit que je suis seul, et tandis que de toutes parts on court aux pièces, sans m’inquiéter de l’incommodité de ma chaussure, je fuis en toute hâte à travers la campagne, emportant mes vêtements sous mon bras.

» Le lendemain, je reparus au milieu de tout mon monde, que je retrouvai vivant. Honteux d’une poltronnerie dont je m’étonnais moi-même, j’avais fabriqué un conte qui, si on eût pu le croire, m’aurait fait la réputation d’un intrépide. Malheureusement on ne donna pas dans le paquet aussi facilement que je l’avais imaginé ; personne ne fut la dupe de mon mensonge ; c’était à qui me lancerait des sarcasmes et des brocards ; je crevais dans ma peau, de dépit et de rage ; dans toute autre circonstance, je me serais battu contre toute la compagnie ; mais j’étais dans l’abattement, et ce ne fut que la nuit suivante que je recouvrai un peu d’énergie.

» Les Anglais avaient recommencé à bombarder la ville ; ils étaient près de terre, leurs paroles venaient jusqu’à nous, et les projectiles des mille bouches de la côte, lancés de trop haut, ne pouvaient plus que les dépasser. On envoya sur la grève des batteries mobiles, qui, pour se rapprocher d’eux le plus possible, devaient suivre le flux et le reflux. J’étais premier servant d’une pièce de douze ; parvenus à la limite des flots, nous nous arrêtons. Au même instant, on dirige sur nous une grêle de boulets ; des obus éclatent sous nos caissons, d’autres sous le ventre des chevaux.

» Il est évident que malgré l’obscurité, nous sommes devenus un point de mire des Anglais. Il s’agit de riposter, on ordonne de changer d’encastrement, la manœuvre s’exécute ; le caporal de ma pièce, presque aussi troublé que je l’étais la veille, veut s’assurer si les tourbillons sont passés dans l’encastrement de tir, il y pose une main : soudain il jette un cri de terreur que répètent tous les échos du rivage ; ses doigts se sont aplatis sous vingt quintaux de bronze ; on s’efforce de les dégager, la masse qui les comprime ne pèse plus sur eux, qu’il se sent encore retenu ; il s’évanouit, quelques gouttes de chenaps me servent à le ranimer, et je m’offre à le ramener au camp ; sans doute on crut que c’était un prétexte pour m’éloigner.

» Le caporal et moi nous cheminions ensemble : au moment d’entrer dans le parc, que nous devions traverser, une fusée incendiaire tombe entre deux caissons pleins de poudre ; le péril est imminent ; quelques secondes encore, le parc va sauter. En gagnant au large, je puis trouver un abri ; mais je ne sais quel changement s’est opéré en moi, la mort n’a plus rien qui m’effraye ; plus prompt que l’éclair, je m’élance sur le tube de métal, d’où s’échappent le bitume et la roche enflammés : je veux étouffer le projectile, mais, ne pouvant y parvenir, je le saisis, l’emporte au loin, et le dépose à terre, dans l’instant même où les grenades qu’il renferme éclatent et déchirent la tôle avec fracas.

» Il existait un témoin de cette action : mes mains, mon visage, mes vêtements brûlés, les flancs déjà charbonnés d’un caisson, tout déposait de mon courage. J’aurais été fier sans un souvenir ; je n’étais que satisfait : mes camarades ne m’accableraient plus de leurs grossières plaisanteries. Nous nous remettons en route. À peine avons-nous fait quelques pas, l’atmosphère est en feu, sept incendies sont allumés à la fois, le foyer de cette vive et terrible lumière est sur le port ; les ardoises pétillent à mesure que les toits sont embrasés ; on croirait entendre la fusillade ; des détachements, trompés par cet effet, dont ils ignorent la cause, circulent dans tous les sens pour chercher l’ennemi. Plus près de nous, à quelque distance des chantiers de la marine, des tourbillons de fumée et de flammes s’élèvent d’un chaume, dont les ardents débris se dispersent au gré des vents ; des cris plaintifs viennent jusqu’à nous, c’est la voix d’un enfant ; je frémis ; il n’est plus temps peut-être ; je me dévoue, l’enfant est sauvé, et je le rends à sa mère, qui, s’étant écartée un moment, accourait éplorée pour le secourir.

» Mon honneur était suffisamment réparé : on n’eût plus osé me taxer de lâcheté ; je revins à la batterie, où je reçus les félicitations de tout le monde. Un chef de bataillon qui nous commandait alla jusqu’à me promettre la croix, qu’il n’avait pu obtenir pour lui-même, parce que, depuis trente ans qu’il servait, il avait eu le malheur de se trouver toujours derrière le canon, et jamais en face. Je me doutais bien que je ne serais pas décoré avant lui, et grâce à ses recommandations, je ne le fus pas non plus. Quoi qu’il en soit, j’étais en train de m’illustrer, toutes les occasions étaient pour moi. Il y avait entre la France et l’Angleterre des pourparlers pour la paix. Lord Lauderdale était à Paris en qualité de plénipotentiaire, quand le télégraphe y annonça le bombardement de Boulogne ; c’était le second acte de celui de Copenhague. À cette nouvelle, l’Empereur, indigné d’un redoublement d’hostilités sans motifs, mande le lord, lui reproche la perfidie de son cabinet, et lui enjoint de partir sur-le-champ. Quinze jours après, Lauderdale descend ici, au Canon d’Or. C’est un Anglais, le peuple exaspéré veut se venger sur lui ; on s’attroupe, on s’ameute, on se presse sur son passage, et quand il paraît, sans respect pour l’uniforme des deux officiers qui sont sa sauvegarde, de toutes parts on fait pleuvoir sur lui des pierres et de la boue. Pâle, tremblant, défait, le lord s’attend à être sacrifié ; mais, le sabre au poing, je me fais jour jusqu’à lui : Malheur à qui le frapperait ! m’écriai-je alors. Je harangue, j’écarte la foule, et nous arrivons sur le port, où, sans être exposé a d’autres insultes, il s’embarque sur un bâtiment parlementaire. Il fut bientôt à bord de l’escadre anglaise, qui, le soir même, continua de bombarder la ville. La nuit suivante, nous étions encore sur le sable. À une heure du matin, les Anglais, après avoir lancé quelques congrèves, suspendent leur feu : j’étais excédé de fatigue, je m’étends sur un affût, et je m’endors. J’ignore combien de temps se prolongea mon sommeil, mais quand je m’éveillai, j’étais dans l’eau jusqu’au cou, tout mon sang était glacé, mes membres engourdis, ma vue, comme ma mémoire, s’était égarée, Boulogne avait changé de place, et je prenais les feux de la flottille pour ceux de l’ennemi. C’était là le commencement d’une maladie fort longue, pendant laquelle je refusai opiniâtrement d’entrer à l’hôpital. Enfin, l’époque de la convalescence arriva ; mais comme j’étais trop lent à me rétablir, on me proposa de nouveau pour la réforme, et cette fois je fus congédié malgré moi, car j’étais maintenant de l’avis du général Sarrazin.

» Je ne voulais plus mourir dans mon lit, et m’appliquant le sens de ces paroles, il n’y a de mort que celui qui s’arrête, pour ne pas m’arrêter, je me jetai dans une carrière où, sans travaux trop pénibles, il y a de l’activité de toute espèce. Persuadé qu’il me restait peu de temps à vivre, je pris la résolution de bien l’employer : je me fis corsaire ; que risquais-je ? je ne pouvais qu’être tué, et alors je perdais peu de chose ; en attendant, je ne manque de rien, émotions de tous les genres, périls, plaisir, enfin je ne m’arrête pas. »

Le lecteur sait à présent quels hommes étaient le capitaine Paulet et son second. À peine restait-il le souffle à ce dernier, et au combat, comme partout, il était le boute-en-train. Parfois semblait-il absorbé dans de sombres pensées, il s’en arrachait par une brusque secousse, sa tête donnait l’impulsion à ses nerfs, et il devenait d’une turbulence qui ne connaissait pas de bornes : point d’extravagance, point de saillie singulière dont il ne fût capable ; dans cette excitation factice, tout lui était possible, il eût tenté d’escalader le ciel. Je ne puis dire toutes les folies qu’il fit dans le premier banquet auquel Dufailli m’avait présenté ; tantôt il proposait un divertissement, tantôt un autre ; enfin le spectacle lui passa par l’esprit : – Que donne-t-on aujourd’hui ? Misanthropie et repentir. J’aime mieux les Deux frères. Camarades ! qui de vous veut pleurer ? Le capitaine pleure tous les ans à sa fête. Nous autres, garçons, nous n’avons pas de ces joies-là. Ce que c’est quand on est père de famille ! Allez-vous quelquefois à la comédie, notre supérieur ? il faut voir ça, il y aura foule. Tout beau monde, des pêcheuses de crevettes en robes de soie ; c’est la noblesse du pays. Ô Dieu ! le ciel est poignardé ! des manchettes à des cochons. N’importe, il faut la comédie à ces dames ; encore, si elles entendaient le français ? le français ! ah bien oui ! allez donc vous y faire mordre ; je me souviens du dernier bal ; des particulières, quand on les invite à danser, qui vous répondent : je suis reteinte. – Ah çà ! auras-tu bientôt fini d’écorner les pays ? dit Paulet à son lieutenant, qu’aucun des corsaires n’avait interrompu. – Capitaine, reprit celui-ci, j’ai fait ma motion ; personne ne dit mot, personne ne veut pleurer ; au revoir, je vais pleurer tout seul.

Fleuriot sortit aussitôt ; alors le capitaine commença de nous faire son éloge : – C’est un cerveau brûlé, dit-il, mais pour la bravoure, il n’y a pas son pareil sous la calotte des cieux. Puis il poursuivit en nous racontant comment il devait à la témérité de Fleuriot la riche capture qu’il venait de faire. Le récit était animé et piquant, malgré les cuirs dont l’assaisonnait Paulet, qui avait une habitude bien bizarre, celle de fausser la liaison en prodiguant le t toutes les fois qu’il était avec ses compagnons de bord, et l’s lorsque, dans les relations civiles, ou dans les jours de fête, il se croyait obligé à plus d’urbanité : ce fut avec force t qu’il fit la description presque burlesque d’un combat dans lequel, suivant sa coutume, il avait avec la barre du cabestan assommé une douzaine d’Anglais.

La soirée s’avançait ; Paulet, qui n’avait pas encore revu sa femme et ses enfants, allait se retirer, lorsque revint Fleuriot ; il n’était pas seul : – Capitaine, dit-il en entrant, comment trouvez-vous le gentil matelot que je viens d’engager ? j’espère que le bonnet rouge n’a jamais coiffé un plus joli visage ? – C’est vrai, répondit Paulet, mais est-ce un mousse que tu m’amènes là ? il n’a pas de barbe… eh ! parbleu, ajouta-t-il, en élevant la voix avec surprise, c’est une femme ! Puis continuant avec un étonnement encore plus marqué : – Je ne me trompe pas, c’est la Saint… [1] – Oui, reprit Fleuriot, c’est Élisa, l’aimable moitié du directeur de la troupe qui fait les délices de Boulogne, elle vient avec nous se réjouir de notre bonheur. – Madame parmi des corsaires, je lui en fais mon compliment, poursuivit le capitaine, en lançant à la comédienne travestie ce regard de mépris qui n’est que trop expressif ; elle va entendre de belles choses ; il faut avoir le diable au corps ; une femme ! – Allons donc ! notre chef, s’écria Fleuriot, ne dirait-on pas que des corsaires sont des cannibales ; ils ne la mangeront pas. D’ailleurs, vous savez le refrain :

Elle aime à rire, elle aime à boire,
Elle aime à chanter comme nous

Quel mal y a-t-il à ça ? – Aucun, mais la saison est propice pour la course, tout mon équipage est en parfaite santé, et il n’y a pas besoin ici de madame pour qu’il se porte bien. À ces mots, prononcés avec humeur, Élisa baissa la vue. Chère enfant, ne rougissez pas, dit Fleuriot, le capitaine plaisante… – Non, morbleu ! je ne plaisante pas, je me souviens de la Saint-Napoléon, où tout l’état-major, à commencer par le maréchal Brune, était à pied ; il n’y eut pas de petite guerre ce jour-là : madame sait pourquoi, ne me forcez pas à en dire davantage. Élisa, que ce langage humiliait, n’était pas loin de se repentir d’avoir accompagné Fleuriot : dans le trouble qui l’agitait, elle essaya de justifier son apparition au Lion d’argent, avec cette douceur de ton, ces manières gracieuses, cette aménité de physionomie, que des mœurs très licencieuses semblent exclure : elle parla d’admiration, de gloire, de vaillance, d’héroïsme, et, afin de prendre Paulet par les sentiments, elle fit un appel à sa galanterie, en le qualifiant de chevalier français. La flatterie a toujours plus ou moins d’empire sur les âmes ; Paulet devint presque poli, les s lui revinrent à la bouche avec autant de profusion que s’il eût été endimanché ; il s’excusa du mieux qu’il put, obtint son pardon d’Élisa, et prit congé de ses convives, en leur recommandant de s’amuser : sans doute, ils ne s’ennuyèrent pas. Quant à moi, il me fut impossible de rester éveillé ; je gagnai donc mon lit, où je ne vis et n’entendis rien. Le lendemain, j’étais frais et gaillard… Fleuriot me conduisit chez l’armateur, qui, sur ma bonne mine, me fit l’avance de quelques pièces de cinq francs. Sept jours après, huit d’entre nos camarades étaient entrés à l’hôpital… Le nom de la comédienne Saint… avait disparu de l’affiche. On dit qu’afin de se mettre promptement en lieu sûr, elle avait profité de la chaise de poste d’un colonel, qui, tourmenté du besoin de jouer jusqu’aux plumets de son régiment. avait fait tout exprès le voyage de Paris.

J’attendais avec impatience le moment de nous embarquer. Les pièces de cinq francs de M. Choisnard étaient comptées, et si elles me faisaient vivre, elles ne me mettaient guère à même de faire figure ; d’un autre côté, tant que j’étais à terre, j’avais à redouter quelque fâcheuse rencontre : Boulogne était infesté d’un grand nombre de mauvais garnements. Les Mansui, les Tribout, les Salé, tenaient des jeux sur le port, où ils dépouillaient les conscrits, sous la direction d’un autre bandit, le nommé Canivet, qui, à la face de l’armée et de ses chefs, osait s’intituler le bourreau des crânes. Il me semble encore voir cette légende sur son bonnet de police où étaient figurés une tête de mort, des fleurets et des ossements en sautoir. Canivet était comme le fermier ou plutôt le suzerain du petit paquet, des dés, etc. C’était de lui que relevaient une foule de maîtres, prévôts, bâtonistes, tireurs de savate et autres praticiens, qui lui payaient tribut pour avoir le droit d’exercer le métier d’escroc ; il les surveillait sans cesse, et quand il les soupçonnait de quelque infidélité, d’ordinaire il les punissait par des coups d’épée. J’imaginais que dans cette île, il était impossible qu’il n’y eût pas quelque échappé des bagnes ; je craignais une reconnaissance et mes appréhensions étaient d’autant plus fondées, que j’avais entendu dire que plusieurs forçats libérés avaient été placés, soit dans le corps des sapeurs, soit dans celui des ouvriers militaires de la marine. Depuis quelque temps, on ne parlait que de meurtres, d’assassinats, de vols, et tous ces crimes présentaient les caractères auxquels on peut reconnaître l’œuvre des scélérats exercés ; peut-être dans le nombre des brigands s’en trouvait-il quelques-uns de ceux avec qui j’avais été lié à Toulon. Il m’importait de les fuir, car, mis de nouveau en contact avec eux, j’aurais eu bien de la peine à éviter d’être compromis. On sait que les voleurs sont comme des filles : quand on se propose d’échapper à leur société et à leurs vices, tous se liguent pour empêcher la conversion ; tous revendiquent le camarade qui renonce au mal, et c’est pour eux une espèce de gloire de le retenir dans l’état abject dont ils ne veulent ni sortir, ni laisser sortir les autres. Je me rappelais mes dénonciateurs de Lyon, et les motifs qui les avaient portés à me faire arrêter. Comme l’expérience était récente, je fus disposé tout naturellement à en faire mon profit et à me mettre sur mes gardes : en conséquence, je me montrais dans les rues le plus rarement possible ; je passais presque tout mon temps à la basse ville, chez une Mme Henri, qui prenait des corsaires en pension, et leur faisait crédit sur la perspective de leurs parts de prises. Mme Henri, dans la supposition où elle aurait été mariée, était une fort jolie veuve, encore très avenante, bien qu’elle approchât de ses trente-six ans ; elle avait auprès d’elle deux filles charmantes, qui, sans cesser d’êtres sages, avaient la bonté de donner des espérances à tout beau garçon que la fortune favorisait. Quiconque dépensait son or dans la maison était le bienvenu ; mais celui qui dépensait le plus était toujours le plus avant dans les bonnes grâces de la mère et des filles, aussi longtemps qu’il dépensait. La main de ces demoiselles avait été promise vingt fois, vingt fois peut-être elles avaient été fiancées, et leur réputation de vertu n’en avait reçu aucun échec. Elles étaient libres dans leurs paroles ; dans leur conduite elles étaient réservées, et quoiqu’elles ne se fissent pas blanches de leur innocence, personne ne pouvait se vanter de leur avoir fait faire un faux pas. Cependant, combien de héros de la mer avaient subi l’influence de leurs attraits ! combien de soupirants, trompés par des agaceries sans conséquence, s’étaient flattés d’une prédilection qui devait les conduire au bonheur ! et puis, comment ne pas se méprendre sur les véritables sentiments de ces chastes personnes, dont l’amabilité constante avait toujours l’air d’une préférence ? Le matador d’aujourd’hui était fêté, choyé ; on lui prodiguait mille petits soins, on lui permettait certaines privautés, un baiser, par exemple, pris à la dérobée ; on l’encourageait par des œillades, on lui donnait des conseils d’économie, en poussant adroitement à la consommation ; on réglait l’emploi de son argent, et si les fonds baissaient, ce qui avait lieu ordinairement à son insu, ce n’était que par l’offre généreuse d’un prêt qu’il apprenait la pénurie de ses finances ; jamais on ne l’éconduisait : sans témoigner ni indifférence ni tiédeur, on attendait que la nécessité et l’amour le fissent voler à de nouveaux périls. Mais à peine le navire qui emportait l’amant avait-il mis à la voile, et voguait-il vers les chances heureuses sur lesquelles étaient hypothéqués un hymen éventuel et une somme légère que l’on avait pris l’engagement de rendre au centuple, que déjà il était remplacé par quelque autre fortuné mortel ; si bien que dans la maison de Mme Henri, les adorateurs faisaient la navette, et que ces deux demoiselles étaient comme deux citadelles qui, toujours investies, toujours près de se rendre, en apparence, ne succombaient jamais. Quand l’un levait le siège, l’autre le reprenait ; il y avait de l’illusion pour tout le monde, et il n’y avait que de l’illusion. Cécile, l’une des filles de Mme Henri, avait pourtant dépassé sa vingtième année ; elle était enjouée, rieuse à l’excès, écoutant tout sans rougir. Hortense, sa sœur, était plus jeune, et son caractère était plus naïf ; parfois elle disait des choses… mais il semblait que du miel et de l’eau de fleur d’oranger coulaient dans les veines de ces deux enfants, tant, en toute occasion, elles étaient douces et calmes. Dans leur cœur, il n’y avait rien d’inflammable, et quoiqu’elles ne se signassent pas pour un propos leste, ou qu’elles ne s’étonnassent pas du geste un peu trop familier d’un matelot, elles n’en méritaient pas moins, assure-t-on, le surnom qu’on a donné à la bergère de Vaucouleurs, ainsi qu’à une petite ville de la Picardie.

Ce fut au foyer de cette famille si recommandable, que je vins m’asseoir pendant un mois avec une assiduité dont je m’étonnais moi-même, partageant mes heures entre le piquet, la gaudriole et la petite bière : cet état d’une inaction qui me pesait, cessa enfin, Paulet voulut reprendre le cours de ses exploits habituels : nous nous mîmes en chasse ; mais les nuits n’étaient plus assez obscures, et les jours étaient devenus trop longs ; toutes nos captures se réduisirent à quelques misérables bateaux de charbon, et à un sloop de peu de valeur, sur lequel nous trouvâmes je ne sais plus quel lord, qui, sans l’espoir de recouvrer l’appétit, avait entrepris avec son cuisinier une promenade maritime. On l’envoya dépenser ses revenus et manger des truites à Verdun.

La morte-saison approchait, et nous n’avions presque pas fait de butin. Le capitaine était taciturne et triste comme un bonnet de nuit ; Fleuriot se désespérait, il jurait, il tempêtait du matin au soir ; du soir au matin il était dans un véritable accès de rage ; tous les hommes de l’équipage, suivant une expression fort usitée parmi les gens du peuple, se mangeaient les sangs… Je crois qu’avec des dispositions semblables, nous aurions attaqué un vaisseau à trois ponts. Il était minuit ; sortis d’une petite anse auprès de Dunkerque, nous nous dirigions vers les côtes d’Angleterre ; tout à coup la lune, apparaissant à travers une clairière de nuage, répand sa lumière sur les flots du détroit ; à peu de distance, des voiles blanchissent ; c’est un brick de guerre qui sillonne la vague luisante : Paulet l’a reconnu : – Mes enfants, nous crie-t-il, il est à nous, tout le monde à plat ventre, et je vous réponds du poste. – En un instant il nous eut conduits à l’abordage. Les Anglais se défendaient avec fureur ; une lutte terrible s’engagea sur leur pont. Fleuriot, qui, selon sa coutume, y était monté le premier, tomba au nombre des morts ; Paulet fut blessé ; mais il se vengea et vengea son second : il assomma tout autour de lui ; jamais je n’avais vu une boucherie pareille. En moins de dix minutes, nous fûmes les maîtres du bord, et le pavillon aux trois couleurs fut hissé à la place du pavillon rouge. Douze des nôtres avaient succombé dans cette action, où de part et d’autre fut déployé un égal acharnement.

Entre ceux qui avaient péri, était un nommé Lebel, dont la ressemblance avec moi était si frappante, que journellement elle donnait lieu aux plus singulières méprises. Je me rappelai que mon sosie avait des papiers fort en règle. Parbleu ! ruminai-je en moi-même, l’occasion est belle : on ne sait pas ce qui peut arriver. Lebel va être jeté aux poissons ; il n’a pas besoin de passeport, et le sien m’irait à merveille.

L’idée me paraissait excellente : je ne craignais qu’une chose, c’était que Lebel n’eût déposé son portefeuille dans les bureaux de l’armateur. Je fus au comble de la joie, en le palpant sur sa poitrine ; aussitôt je m’en emparai sans être vu de personne, et quand on eut lancé à la mer les sacs de sable, dans lesquels, pour mieux les retenir à fond, on avait placé les cadavres, je me sentis soulagé d’un grand poids, en songeant que désormais j’étais débarrassé de ce Vidocq qui m’avait joué tant de mauvais tours.

Cependant, je n’étais pas encore complètement rassuré ; Dufailli, qui était notre capitaine d’armes, connaissait mon nom. Cette circonstance me contrariait : pour n’avoir rien à redouter de lui, je résolus de le déterminer à me garder le secret en lui faisant une fausse confidence. Inutile précaution : j’appelle Dufailli, je le cherche sur le brick, il n’y était pas ; je vais à bord de la Revanche, je cherche, j’appelle encore, point de réponse ; je descends dans la soute aux poudres, pas de Dufailli. Qu’est-il devenu ? Je monte à la cambuse : auprès d’un baril de genièvre et de quelques bouteilles, j’aperçois un corps étendu : c’est lui ; je le secoue, je le retourne… il est noir… il est mort.

Telle fut la fin de mon protecteur, une congestion cérébrale, une apoplexie foudroyante ou une asphyxie, causée par l’ivresse, avait terminé sa carrière. Depuis qu’il existait des sergents d’artillerie de marine, on n’en citait pas un qui eût bu avec autant de persévérance. Un seul trait le caractérisa : ce prince des ivrognes le racontait comme le plus beau de sa vie.

C’était le jour des Rois. Dufailli avait attrapé la fève : pour honorer sa royauté, ses camarades le font asseoir sur une civière portée par quatre canonniers ; c’était le pavois sur lequel on l’élevait À chaque brancard pendaient des bidons d’eau-de-vie provenant de la distribution du matin ; juché sur cette espèce de palanquin improvisé, Dufailli faisait une pose devant chaque baraque du camp, où il buvait et faisait boire aux acclamations d’usage. Ces stations furent si souvent réitérées, qu’à la fin la tête lui tourna, et que sa majesté éphémère, introduite dans une escouade, avala, presque sans la mâcher, une livre de lard qu’elle prit pour du fromage de Gruyère : la substance était indigeste. Dufailli, rentré dans sa baraque, se jette sur son lit ; il éprouve des soulèvements de cœur, il veut réprimer ces mouvements expansifs, l’éruption a lieu, la crise passe, il s’endort, et n’est tiré de sa léthargie profonde que par le grognement d’un chien et les coups de griffes d’un chat, qui, postés à proximité du cratère, se disputaient… Ô dignité de l’homme, qu’étais-tu devenue ? À ce hideux tableau, qui ne reconnaîtrait que nul, plus que Dufailli, n’était fait pour donner des leçons de tempérance aux enfants des Spartiates ?

Je me suis arrêté un instant pour donner un dernier coup de pinceau à mon pays ; il n’est plus, que Dieu lui fasse paix ! Je reviens à bord du brick, où Paulet m’avait laissé avec le capitaine de prises et cinq hommes de l’équipage de la Revanche. À peine avions-nous fermé les écoutilles pour nous assurer de nos prisonniers, que nous nous rapprochâmes de la côte afin de la longer le plus possible jusqu’à Boulogne ; mais quelques coups de canon, tirés par les Anglais avant l’abordage avaient appelé dans notre direction une de leurs frégates. Elle força de voiles pour nous canonner, et bientôt elle fut si près de nous, que ses boulets nous dépassèrent ; elle nous suivit ainsi jusqu’à la hauteur de Calais. Alors la mer devenant houleuse, et un vent impétueux chassant au rivage, nous crûmes qu’elle s’éloignerait, dans la crainte de se briser sur des récifs ; elle n’était déjà plus maîtresse de ses manœuvres ; poussée vers la terre, elle eut à lutter à la fois contre tous les éléments déchaînés : s’échouer était pour elle l’unique moyen de salut, il ne fut pas tenté. En un clin d’œil, la frégate fut précipitée sous les feux croisés des batteries de la côte de fer, de la jetée, du fort Rouge ; de partout on faisait pleuvoir sur elle des bombes, des boulets ramés et des obus. Au milieu du bruit effroyable de mille détonations, un cri de détresse se fait entendre, et la frégate s’abîme dans les flots, sans qu’il soit possible de lui porter secours.

Un heure après, le jour parut ; de loin en loin, soulevés par les vagues, flottaient quelques débris. Un homme et une femme s’étaient attachés sur un mât, ils agitaient un mouchoir ; nous allions doubler le cap Grenet lorsque nous aperçûmes leurs signaux. Il me semblait que nous pouvions sauver ces malheureux ; j’en fis la proposition au capitaine de prises, et sur son refus de mettre la chaloupe à notre disposition, dans l’élan d’une pitié que je n’avais pas encore ressentie, je me laissai emporter à la menace de lui faire sauter la cervelle. – Allons donc ! me dit-il avec un sourire dédaigneux, et en haussant les épaules, le capitaine Paulet a plus d’humanité que toi, il les a vus, et ne bouge pas : c’est qu’il n’y a rien à faire. Ils sont là-bas, nous sommes ici ; avec le gros temps, chacun pour soi ; nous avons fait assez de pertes comme ça, quand il n’y aurait que Fleuriot.

Cette réponse me rendit à mon sang-froid, et me fit comprendre que nous courions nous-mêmes un danger plus grand que je ne le supposais : en effet, les vagues s’amoncelaient ; au-dessus, se jouaient les goëlans et les mauves qui mêlaient leurs cris aigus au sifflement de l’aquilon ; à l’horizon, de plus en plus obscurci, se projetaient de longues bandes noires et rouges ; l’aspect du ciel était affreux, tout annonçait une tempête. Heureusement Paulet avait habilement calculé le temps et les distances ; nous manquâmes la passe de Boulogne, mais, non loin de là, au Portel, nous trouvâmes un refuge et la sécurité du rivage. En débarquant dans cet endroit, nous vîmes couchés sur la grève les deux infortunés que j’aurais si bien voulu secourir ! le reflux les avait apportés sans vie sur la terre étrangère, où nous devions leur donner la sépulture : c’étaient peut-être deux amants. Je fus touché de leur sort, mais d’autres soins m’arrachèrent à mes regrets. Toute la population du village, femmes, enfants, vieillards, était accourue sur la côte. Les familles de cent cinquante pêcheurs se livraient au désespoir, à la vue de frêles embarcations que foudroyaient six vaisseaux de ligne anglais, dont les masses solides affrontaient la mer en courroux. Chaque spectateur, avec une anxiété qu’il est plus aisé de concevoir que de décrire, ne suivait des yeux que la barque à laquelle il s’intéressait, et, selon qu’elle était submergée ou se trouvait hors de péril, c’étaient des cris, des pleurs, des lamentations, ou des transports d’une joie extravagante. Des femmes, des filles, des mères, des épouses, s’arrachaient les cheveux, déchiraient leurs vêtements, se roulaient par terre, en vomissant des imprécations et des blasphèmes ; d’autres, sans croire insulter à tant de douleur, et sans songer à remercier le ciel, vers lequel l’instant d’auparavant elles levaient des mains suppliantes, dansaient, chantaient, et le visage encore inondé de pleurs, manifestaient tous les symptômes de l’allégresse la plus vive ; les vœux les plus fervents, le patronage du bienheureux saint Nicolas, l’efficacité de son intercession, tout était oublié. Peut-être, un jour plus tard, allait-on s’en souvenir, peut-être devait-il y avoir un peu de compassion pour le prochain, mais pendant la tempête l’égoïsme était là… On me l’avait dit : chacun pour soi.



  1. Le nom était sur le point de m’échapper , quand je me suis souvenu fort à propos qu’il est souvent imprudent de désigner les masques. Le mari de la femme dont il est ici question a été quelque temps le directeur d’un des théâtres de la capitale. ll est vivant; on ne blâmera pas ma discrétion