Mémoires (Saint-Simon)/Tome 9/4


CHAPITRE IV.


Prise de Girone. — Brancas en est fait gouverneur. — Estaires et Beaufremont chevaliers de la Toison d’Or, et le duc de Noailles grand d’Espagne de la première classe, qui passe en Espagne, dont l’armée ne peut s’assembler qu’en août. — Dix mille livres de pension du roi d’Espagne à Mme de Rupelmonde, dont le mari avoit été tué à Brihuega. — Mort du duc de Medina-Celi. — Mort du marquis de Legañez — Mort du prince de Médicis, auparavant cardinal. — Bergheyck à Paris, passe en Espagne, d’où il est bientôt renvoyé par la princesse des Ursins. — Premier mariage du duc de Fronsac, peu après mis en correction à la Bastille. — Fortune de Mme de Villefort. — Fortune de Mlle de Pincré, qui épouse le fils de Mme de Villefort. — Mariage d’un cadet de Nassau-Siegen avec la sœur du marquis de Nesle. — Famille et mariage de Saint-Germain-Beaupré avec la fille de Doublet, qui se fourre de tout. — Mot cruel du premier président Harlay aux deux frères Doublet. — Mouvements du procès de la succession de M. le Prince. — M. le Duc perd en plein son procès contre Mmes ses tantes, et avec des queues fâcheuses. — Mort et court éloge du maréchal de Choiseul. — Chevalier de Luxembourg gouverneur de Valenciennes. — Mort de Boileau-Despréaux. — Mort du fils aîné du maréchal de Boufflers, dont la survivance passe au cadet.


On a vu, dans les derniers jours de l’année précédente, le siège de Girone formé par le duc de Noailles après la bataille de Villaviciosa, et que, les neiges ayant fini la campagne de Savoie, il avoit reçu un grand renfort de l’armée du maréchal de Berwick. Ce siège commençoit à s’avancer lorsqu’un furieux ouragan, suivi d’un grand débordement d’eaux, renversa le camp et les travaux, mit l’armée en état de mourir de faim, et pensa sauver la place. L’activité fut grande à réparer un inconvénient si fâcheux, qui donna une grande inquiétude au roi, et retarda fort le siége. La basse ville fut emportée l’épée à la main ; le 23 février la haute ville capitula à condition de se rendre le 30 avec les deux forts, s’ils n’étoient pas secourus. Staremberg n’y songea pas ; la garnison sortit avec les honneurs de la guerre. Planque, qui en apporta la première nouvelle, en fut fait brigadier ; et le duc de Duras apporta celle de l’évacuation de la place, dont le gouvernement fut donné aussitôt au marquis de Brancas, au grand scandale des Espagnols.

Le comte d’Estaires porta la nouvelle de cette conquête au roi d’Espagne, il en eut la Toison ; et en même temps Beaufremont eut celle que la mort de Listenois, son frère, avoit laissée vacante dans Aire où il fut tué. En même temps aussi le duc de Noailles fut fait grand d’Espagne de la première classe. On le sut aussitôt à la cour. La maréchale de Noailles, ravie de cette nouvelle élévation de son fils, en reçut les compliments ; mais le roi trouva les compliments et la grandesse fort mauvais. Il étoit convenu avec le roi d’Espagne, depuis que les affaires tournoient mal et qu’on se voyoit forcé de désirer la paix en l’abandonnant, qu’il ne donneroit plus de grandesses ni de Toison à des François ; il fut donc fort choqué des trois grâces qui viennent d’être rapportées, et il le témoigna. La maréchale de Noailles et les siens en furent transis, revomirent les compliments reçus, et ne savoient plus où ils en étoient, lorsqu’enfin le roi, apaisé par Mme de Maintenon, sans la participation de qui Mme des Ursins ne l’eût pas hasardé, consentit enfin, et les compliments furent de nouveau faits et reçus.

Le duc de Noailles pourvut Girone, sépara son armée, alla passer un mois à Perpignan, et de là à Saragosse, et à la suite de la cour d’Espagne, où il demeura plusieurs mois. On y envoya bientôt après vingt-six bataillons et trente-six escadrons, que le duc de Noailles y devoit commander à part, mais aux ordres de M. de Vendôme, et le roi d’Espagne se mettre de bonne heure à la tête de l’armée. Mais tout manqua tellement en Espagne, par les désastres et les efforts précédents, que les troupes ne purent être mises en mouvement avant la fin d’août, et que le duc de Noailles, au lieu d’être un peu général en Espagne, n’y fut que courtisan.

Malgré l’étrange détresse des affaires de ce pays-là, Mme de Rupelmonde, dont le triste mari avoit été tué à Brihuega dans les troupes d’Espagne, et lui avoit laissé un fils, sut si bien intriguer dans les deux cours, faire pitié à Mme de Maintenon, et s’aider de Desmarets beau-père de sa sœur, qu’elle obtint du roi d’Espagne une pension de dix mille livres.

Le duc de Médina-Celi mourut prisonnier à Bayonne bientôt après y avoir été transféré ; ce fut les premiers jours de février. En lui finit la seconde race de ce titre sortie d’un bâtard de Gaston-Phœbus, comte de Foix, qui épousa l’héritière de Lacerda. Le marquis de Priego, déjà plus d’une fois grand d’Espagne, fils de la sœur aînée du duc de Medina-Celi, en prit le titre et succéda à ses biens et à ses grandesses. Son nom est Figueroa ; il y ajoute celui de Cordoue.

Peu de jours après mourut à Paris, dans un honnête exil, après la prison de Vincennes, le marquis de Leganez, à qui Mme des Ursins fit accroire qu’on avoit trouvé un grand amas d’armes au Buen-Retiro, dont il étoit gouverneur, et le fit arrêter et paqueter en France, comme il a été dit en son lieu. Il n’y eut jamais d’informations contre lui, beaucoup moins de preuves, et il fit à Paris, entre les mains du duc d’Albe, ambassadeur d’Espagne, les serments qu’on voulut. Il avoit été vice-roi de Catalogne et gouverneur du Milanois, capitaine général de l’artillerie d’Espagne et conseiller d’État, à la vérité fort autrichien. On fut honteux enfin de le tenir à Vincennes, on y adoucit sa prison, on lui permit enfin de demeurer à Paris, mais on ne voulut pas le voir à la cour, et on n’osa le renvoyer en Espagne. Il étoit veuf et sans enfants. Le comte d’Altamire hérita de ses grandesses et de ses biens. Je ferois ici une digression trop longue sur la naissance et la fortune de ces deux seigneurs ; j’aurai lieu de parler d’eux lorsque je m’étendrai sur l’Espagne, à l’occasion de mon ambassade à Madrid.

Le frère du grand-duc de Toscane mourut en ce même temps, celui qui quitta le chapeau pour épouser une Guastalle dont il n’eut point d’enfants, et dont il a été parlé à l’occasion du voyage du roi d’Espagne à Naples. Il avoit l’abbaye de Saint-Amand étant cardinal, et lorsqu’il se maria il se réserva trente mille livres de rentes dessus. Ce fut un deuil de noir de quelques jours.

Bergheyck, qui avoit toujours servi le roi d’Espagne avec tant de fidélité et de capacité à la tête de toutes ses affaires en Flandre, et mandé par lui pour l’aller trouver, passa à Paris et eut plusieurs audiences du roi. On croyoit, et le roi l’auroit fort désiré, qu’il auroit grande part aux affaires en Espagne, mais plus on en étoit capable et moins on en étoit à portée, tant que la princesse des Ursins y gouvernoit, qui sut barrer et renvoyer bientôt Bergheyck, comme elle en avoit chassé, puis exclu tant d’autres.

Le duc de Fronsac épousa la fille unique de feu M. de Noailles, frère du cardinal et de la troisième femme du duc de Richelieu, son père, qui en se mariant avoient arrêté cette affaire entre leurs enfants. Ce petit duc de Fronsac, qui n’avoit guère alors que seize ans, étoit la plus jolie créature de corps et d’esprit qu’on pût voir. Son père l’avoit présenté déjà à la cour, où Mme de Maintenon, ancienne amie de M. de Richelieu, comme je l’ai dit ailleurs, en fit comme de son fils, et par conséquent Mme la duchesse de Bourgogne et tout le monde lui fit merveilles, jusqu’au roi. Il y sut répondre avec tant de grâce, et se démêler avec tant d’esprit, de finesse, de liberté, de politesse, qu’il devint bientôt la coqueluche de la cour. Son père lui laissa la bride sur le cou ; sa figure enchanta les dames. Celle de sa femme, qui n’avoit pourtant rien de désagréable, ne le charma pas. Livré au monde avec tout ce qu’il falloit pour plaire et ne rien valoir, il fit force sottises qui firent faire, moins de trois mois après son mariage, celle à son père de le faire mettre à la Bastille. Ce fut un lieu avec lequel il fit si bonne connoissance qu’on l’y verra plus d’une fois.

Il se fit un petit mariage qui sembleroit devoir être omis ici, mais dont les singularités méritent d’y trouver place, c’est celui de Villefort avec Jeannette. Cela ne promet pas, et toutefois cela va rendre. Il faut expliquer les personnages : la mère de Villefort étoit belle, de grand air, de belle taille ; elle perdit son mari officier-major de je ne sais plus quelle place ; elle n’avoit rien que des enfants, ou fort peu à partager avec eux. Elle avoit de l’esprit et de l’intrigue, mais sans galanterie, et de la vertu. Elle eut quelque recommandation particulière auprès de Mme de Maintenon, à qui par là elle parvint à être présentée. Mme de Maintenon, ainsi que le roi, étoit la personne du monde qui se prenoit le plus par les figures. L’air modeste, affligé, malheureux de celle-ci la toucha. Elle lui fit donner une pension, la prit en protection singulière, lui trouva de l’esprit ; la figure la soutint. Son mari étoit bien gentilhomme, et elle demoiselle. Mme de Maintenon ne l’appeloit que sa belle veuve, et la fit une des deux sous-gouvernantes des enfants de France.

Jeannette étoit une demoiselle de Bretagne dont le nom est Pincré ; son père mourut et laissa sa femme sans pain avec un tas d’enfants tous petits. Réduite à la mendicité, elle s’en vint avec eux, comme elle put, se jeter à genoux au carrosse dans lequel Mme de Maintenon s’en alloit à Saint-Cyr. Elle étoit charitable, se fit informer de cette malheureuse famille, leur donna quelque chose, plaça les enfants, selon leur âge, où elle put, et prit une petite fille tout enfant chez elle, qu’elle mit avec ses femmes en attendant que ses preuves fussent faites, et elle en âge d’entrer à Saint-Cyr. Cette enfant étoit très-jolie ; elle amusa les femmes de Mme de Maintenon par son petit caquet, et bientôt elle l’amusa elle-même. Le roi la trouva quelquefois comme on la renvoyoit, il la caressa, elle ne s’effaroucha point de lui, il fut ravi de trouver une jolie petite enfant à qui il ne faisoit point peur, il s’accoutuma à badiner avec elle, et si bien que lorsqu’il fut question de la mettre à Saint-Cyr, il ne le voulut pas. Devenue plus grandelette, elle devint plus amusante et plus jolie, et montra de l’esprit et de la grâce, avec une familiarité discrète et avisée qui n’importunoit jamais. Elle parloit au roi de tout, lui faisoit des questions et des plaisanteries ; le tirailloit quand elle le voyoit de bonne humeur, se jouoit même avec ses papiers quand il travailloit, mais tout cela avec jugement et mesure. Elle en usait de même avec Mme de Maintenon, et se fit aimer de tous ses gens. Mme la duchesse de Bourgogne à la fin la ménageoit, la craignoit même, et la soupçonnoit d’aller redire au roi. Néanmoins elle n’a jamais fait mal à personne. Mme de Maintenon elle-même commença à lui trouver trop d’esprit et de jugement, et que le roi s’y attachoit trop. La crainte et la jalousie la déterminèrent à s’en défaire honnêtement par un mariage ; elle en proposa au roi qui trouva à tous quelque chose à redire. Cela la pressa encore plus. Enfin elle fit celui du fils de sa belle veuve. Le roi avoit donné des fonds à Jeannette à diverses fois ; il lui en donna encore pour ce mariage, le gouvernement de Guérande en Bretagne pour son mari, qui étoit capitaine de cavalerie, avec assurance du premier régiment d’infanterie. Mme de Maintenon se crut délivrée, elle s’y trompa. Tout conclu, le roi lui déclara bien sérieusement qu’il n’agréoit le mariage qu’à condition que Jeannette demeureroit chez elle, après le mariage, tout comme elle y étoit devant, et il en fallut passer [par] là. Croiroit-on qu’un an après elle devint la seule ressource des moments oisifs de leur particulier, jusqu’à la fin de la vie du roi ! Le mariage se fit la nuit dans la chapelle, Mme Voysin donna le souper, les mariés couchèrent chez Mme de Villefort, où Mme la duchesse de Bourgogne donna la chemise à Mme d’Ossy, c’est le nom que Jeannette porta. Son mari fut dans la suite un des gentilshommes de la manche du roi d’aujourd’hui, et se poussa à la guerre.

Le marquis de Nesle avoit une sœur qui, moyennant la substitution des vieux Mailly, avoit fort peu de chose, et montoit en graine sans vouloir tâter du voile. Il trouva un arrière-cadet de Nassau-Siegen, qui n’avoit pas de chausses, et qui servoit en petite charge subalterne en Flandre, dans les gardes du roi d’Espagne. Le nom flatta les Mailly qui firent ce mariage, où la faim épousa la soif, qui fut très-malheureux, et qui donna force scènes au monde.

En même temps Saint-Germain-Beaupré maria son fils à la fille de Doublet de Persan, conseiller au parlement, fort riche, qui avoit un frère conseiller aussi, qui s’appeloit Doublet de Grouy [1]. Ils se firent annoncer un jour au premier président Harlay sous ces noms de seigneurie. Le premier président leur fit d’abord de grandes révérences, les regarda après depuis les pieds jusqu’à la tête, et faisant semblant de ne les avoir pas connus auparavant : « Masques, je vous connois, » leur dit-il, et leur tourna le dos, les laissant confondus devant toute son audience. Cette Doublet, qui étoit riche, et qui aimoit le monde, se mit à jouer gros jeu, s’intrigua chez Mme la Duchesse, et fut plus heureuse que sa belle-grand’mère, fille du président de Bailleul et sœur de la mère du maréchal d’Huxelles. J’ai parlé ailleurs de ces deux sœurs. Jamais la belle-grand’mère ne put parvenir par tous ses amis et amies, dont elle avoit beaucoup, à manger, ni à entrer dans les carrosses. Sa belle-petite-fille l’obtint fort promptement et alla à Marly. Le père étoit gouverneur de la Marche, qui n’avoit jamais rien fait qu’ennuyer le monde, où sa femme, qui étoit aussi de robe, n’avoit jamais paru ni guère vécu. Le roi permit au père de donner son gouvernement à son fils, aussi ennuyeux que lui, mais bien plus obscur et goutteux, qui n’a presque jamais paru nulle part. Le maréchal Foucault étoit frère de son grand-père, c’est-à-dire du mari de la Bailleul. Il porta le nom de du Doignon avant d’être maréchal de France ; il fut page du cardinal de Richelieu, qui le mit après, comme un homme de confiance, auprès du duc de Fronsac qu’il avoit fait amiral, et du Doignon vice-amiral. Il étoit auprès de lui lorsqu’il fut tué, en 1646, devant Orbitello. Du Doignon s’en revint tout court s’emparer de Brouage, et comme c’étoit la mode alors de faire la loi à la cour, il s’y maintint et ne s’en démit que moyennant le bâton de maréchal de France qu’il eut en mars 1652, et il mourut à Paris sans alliance, à quarante-trois ans, en octobre 1649, sans avoir figuré depuis.

Le procès de la succession de M. le Prince, suspendu par la mort de M. le Duc, n’avoit pu être accommodé, et tous les soins de Mme la Princesse, peu secourue de lumière et de fermeté, avoient échoué à mettre la paix dans sa famille. Elle eut le déplaisir de voir la seule fille qui lui restoit lui échapper par un mariage qui ne pouvoit être de son goût, et qui, fait par M. et Mme du Maine, la tira de chez elle et de la neutralité pour prendre le parti de Mmes ses sœurs et de son propre intérêt. Mme la Duchesse partagea son temps entre Paris pour y vaquer à cette affaire, et la cour où le soin de se rendre de plus en plus considérable en dominant Monseigneur, la tenoit attentive à tout, et où celui de l’amuser chez elle avoit étrangement mitigé les lois du deuil de sa première année.

On peut juger que les meilleurs avocats furent retenus de part et d’autre, et que de chaque côté ils se firent un point d’honneur de vaincre. Le roi avoit défendu de part et d’autre de se faire accompagner, comme on l’a dit, et de faire solliciter. Le premier fut exécuté, le second écorné par les sollicitations secrètes, qui furent recherchées des deux côtés. La bâtardise me répugnoit, je ne pouvois aussi souhaiter pour Mme la Duchesse après tout ce qui a été rapporté. Je demeurai donc exactement spectateur à l’abri de l’ordre du roi. Mme la Duchesse, en pauvre veuve vexée par ses belles-sœurs, qui vouloient, disoit-elle, ruiner ses enfants, vit chez eux ses juges plusieurs fois, marchant modestement avec Mlles ses filles, sa dame d’honneur et la seule fille de sa dame d’honneur pour suite des siennes, se rangeoit aux heures de trouver Messieurs, les complimentoit, entroit peu dans son affaire, mais s’étendoit fort à exciter leur compassion par l’excès des demandes qui étoient faites, et si elles avoient lieu, par la dissipation des grands biens de M. le Prince, par l’autorité de sa dernière volonté, par le nombre et le bas âge de ses enfants, par la dignité de l’aîné, par les pertes qui la livroient sans appui aux vexations de ses belles-sœurs, au mépris de son contrat de mariage, et du testament et de l’honneur du père commun, qu’elle soutenoit seule contre des attaques si dures. M. le Duc, accompagné de M. le comte de Charolois, son frère, encore enfant et le plus beau du monde, alloit à part rendre les mêmes devoirs à Messieurs, et les toucher moins par ses paroles, qu’il n’a jamais eues à la main, que par l’état humilié devant eux de cette maison de Condé, qui avoit été si formidable au parlement et à l’État, et dont toute la fortune se trouvoit entre leurs mains. En revanche de tant de modestie, la cour ne retentissoit que du bon droit de Mme la Duchesse, et de son autorité à le faire valoir. On y avoit peine à comprendre d’où pouvoient sortir de si hautes demandes contre la sœur si fort la bien-aimée d’un Dauphin de cinquante ans, si près du trône, et si déclaré pour elle. Mme la princesse de Conti y passoit pour une emportée sans raison, pour une princesse du sang de Paris, à qui personne ne prenoit la peine de parler, et ses enfants pour ne pouvoir vivre qu’à l’ombre de la protection de ceux de Mme la Duchesse, et qui, renfermés dans leur faubourg Saint-Germain, croissoient obscurément sous une mère folle, dont la conduite avec Mme la Duchesse feroit le malheur de leur vie, s’ils n’obtenoient de sa générosité le pardon des fautes dont leur âge les pouvoit excuser en quelque sorte. M. du Maine, plus craint et par là plus ménagé, étoit, disoit-on, le complaisant forcé de Mme sa femme sur cette affaire, comme dans tout le reste, laquelle haïssait trop Mme la Duchesse pour être capable de raison, et pour la laisser suivre à M. du Maine. La vie de Sceaux, l’assemblage bizarre des commensaux, les fêtes, les spectacles, les plaisirs de ce lieu, étoient chamarrés en ridicule, et les brocards tomboient sur la vie à part de Mme de Vendôme, et jusque sur sa figure.

Tel étoit l’air de la cour et de cette partie de la ville qui établit tout son mérite sur l’imitation de la cour. Tout ce qui environnoit Monseigneur et tout ce qui se proposoit de l’environner, même de s’en approcher, le gros du monde qui suivoit le torrent, parloit le même langage ; tous s’empressoient de servir Mme la Duchesse et de se faire un mérite de [leurs] soins. Le formidable triumvirat se remua solidement, et Monseigneur, tout asservi qu’il étoit à suivre les moindres impulsions du roi, ne put refuser Mme la Duchesse à ce coup de parti de laisser nommer son auguste nom tout bas à l’oreille de ses juges.

Mais la robe du parlement est toute différente de celle du conseil. La première est sans commerce avec la cour, comme elle vit sans espérance d’elle. Elle n’a point de part aux intendances, aux places de conseiller d’État, aux emplois brillants qui dévouent celle du conseil à la fortune. La robe du parlement n’est pas insensible à se dédommager d’un état fixe et borné par le mépris de ceux qui distribuent les grâces, et les occasions lui en sont d’autant plus chères qu’elles se rencontrent plus rarement.

Cet esprit parut dans celle-ci, où le parti des princesses ne négligea pas de piquer le courage des juges par les propos et le triomphe anticipé de celui de Mme la Duchesse. Ces princesses, assidues à leur conseil et à leurs sollicitations, les firent avec apparat, mais elles y ajoutèrent le solide en plaidant elles-mêmes leur cause qu’elles possédoient fort bien. Elles demeuroient des heures entières et souvent davantage avec chaque juge, et elles le ravissoient de se montrer si instruites. M. du Maine les voyoit à part et résumoit avec eux ce qui s’étoit dit aux visites des princesses. Lui-même travailloit aux écritures, et procuroit par de sourdes mais fortes sollicitations le fruit à son travail. Son crédit auprès du roi n’étoit pas ignoré au parlement, ni sa partialité effective pour ce fils bien-aimé, qui fit impression sur ceux qui comptèrent le temps présent ; et dans la vérité, les dernières années surtout de M. le Prince avoient tellement informé le public de presque toute sa vie qu’on fut moins indigné que persuadé de tout ce qui fut plaidé sur l’état de son esprit, avec une licence fort indécente. Il fut surprenant combien peu de gens demeurèrent neutres. Le roi, qui le voulut paroître, ne put souvent s’empêcher de laisser échapper des demi-mots, et peut-être à dessein, qui ne gardoient pas ce caractère et qui ne purent empêcher Monseigneur de se montrer de plus en plus partial de l’autre côté, à mesure que l’affaire tendoit à sa fin. Elle produisit plusieurs contrastes qui augmentèrent l’aigreur. Mme la Duchesse s’y prétendit lésée, et ne se contraignit pas en propos, tandis que ses parties surent se taire et cheminer à leur but.

La cause solennellement plaidée et tant qu’il plut aux deux parties, Joly de Fleury, avocat général, parla avec grand applaudissement et conclut en faveur des princesses. Une heure après, car les opinions furent longues et à huis clos, son avis fut confirmé ; mais l’arrêt alla plus loin encore. M. le Duc perdit tout ce qui lui étoit demandé, de toutes les voix, excepté quatre dont le poids même passa pour fort léger. Il est aisé de comprendre quelle fut la joie des victorieux et la rage de Mme la Duchesse. Elle se jeta au lit à l’instant à l’hôtel de Condé, et ne voulut voir qui que ce fût de toute la journée.

D’Antin, qui, moins en frère commun qu’en courtisan habile, avoit gardé un parfoit équilibre, s’étoit tenu au palais pour être plus à portée d’être instruit à l’instant même du jugement. Il avoit secrètement dépêché trois courriers au roi pendant la séance, tellement que le roi fut le premier averti ; mais il n’en fit pas semblant, lorsque Chambonnas lui porta la nouvelle de la part du duc du Maine. Le roi se contint tant qu’il put mais quelque longue habitude qu’il eût contractée d’être le maître de soi et de savoir se posséder et se masquer parfaitement, sa joie le trahit et perça à travers des propos d’amitié commune à tous.

Monseigneur, qui avoit été en des inquiétudes qu’il ne prenoit plus la peine de dissimuler, montra son dépit dans toute l’étendue qu’il put avoir. Il s’émerveilla de l’issue ; demanda à tout ce qu’il vit ce qu’il leur en sembloit, se tourmenta des noms des principaux juges, trouva l’arrêt mauvais, s’inquiéta fort du chagrin de Mme la Duchesse et de l’état des affaires de ses enfants, lui dépêcha un message, ne se contraignit pas le soir au cabinet d’en montrer son dépit à M. du Maine, et de le laisser remarquer à tout le monde plusieurs jours de suite.

Mme la duchesse d’Orléans, à qui M. du Maine avoit envoyé un courrier sur-le-champ, me le manda à l’instant même. L’arrêt laissoit des queues cruelles à démêler à Mme la Duchesse, qui eurent de fortes suites.

M. du Maine consulta longtemps à l’hôtel de Conti leurs affaires communes en conséquence de l’arrêt, et alla de là chez Mme la Princesse. Il lui témoigna, avec cette vérité qu’on connoissoit en lui, qu’il ne pouvoit sentir de joie dans un événement qui donnoit du déplaisir à Mme la Duchesse, avec tous les compliments si aisés à faire quand on a vaincu et qu’on nage dans la joie. Mme la Princesse ne lui conseilla pas de voir Mme la Duchesse dans ces premiers instants, et se chargea des compliments. Il vint coucher à Versailles, où il déclara qu’il n’en recevroit aucuns, avec une modestie qui ne trompa personne.

Mme la Duchesse donna plusieurs jours à Paris à sa douleur et à ses affaires. Elle fut longtemps à se remettre d’un revers que le triumvirat et que Monseigneur qualifièrent d’affront. On chercha à renouer un accommodement pour éviter une hydre de procès qui naissoit du jugement de celui-ci ; mais le surcroît d’aigreur y fut un obstacle invincible.

Les tenants de Mme la Duchesse se lâchèrent en propos qui ne demeurèrent pas sans repartie, et sa consolation fut de se venger un jour des injures du barreau par Monseigneur. M. du Maine me conta, peu de jours après à Marly, que le parti de Mme la Duchesse s’exhaloit en injures contre lui, et publioit qu’il avoit fait agir maîtresses et confesseurs, qu’il avoit soulevé jusqu’aux jansénistes, en mémoire de l’ancien hôtel de Conti. Le parti victorieux alla remercier les juges, et jusque chez les avocats de son conseil qui triomphèrent de joie.

Je perdis le 15 mars un ami que je regretterai toute ma vie, et de ces amis qui ne se trouvent plus, dont j’ai fait ici mention en diverses occasions. Ce fut le maréchal de Choiseul, doyen des maréchaux de France (et ils étoient encore dix-sept), chevalier de l’ordre et gouverneur de Valenciennes. Quoique de la plus grande naissance, sans bien et sans parents, il ne dut rien qu’à sa vertu et à son mérite, assez grands l’un et l’autre pour s’être soutenus, malgré fort peu d’esprit, contre la persécution de Louvois et de son fils, avec une hauteur qu’il n’eut jamais pour personne, et un courage qu’il montra égal dans toutes les occasions de sa vie. La vérité, l’équité, le désintéressement au milieu des plus grands besoins, la dignité, l’honneur, l’égalité furent les compagnes de toute sa vie, et lui acquirent beaucoup d’amis et la vénération publique. Compté partout, quoique sans crédit ; considéré du roi, quoique sans distinctions et sans grâces ; accueilli partout ; quoique peu amusant, il n’eut d’ennemis et de jaloux que ceux de la vertu même qui n’osoient même le montrer, et des ministres qui haïssaient et redoutoient également la capacité, le courage et la grande naissance. On a vu en plus d’un endroit ci-dessus combien il étoit capitaine, il avoit aussi l’estime et l’affection des armées. Tout pauvre qu’il étoit, il ne demandoit rien. Il n’étoit jaloux de personne, il ne parloit mal de qui que ce soit ; et il savoit trouver les deux bouts de l’année sans dettes, avec un équipage et une table simple et modeste, mais qui satisfaisoit les plus honnêtes gens, et où ceux du plus haut parage de la cour s’honoroient d’être conviés et de s’y trouver. Il avoit soixante-dix-sept ans, et ne se prostituoit ni à la cour, où il paraissoit des moments rares par devoir, ni dans le monde, où il se montroit avec la même rareté ; mais il avoit chez lui bonne compagnie ; et il se peut dire que, au milieu d’un monde corrompu, la vertu triompha en lui de tous les agréments et de la faveur qu’il recherche. Il mourut avec une grande fermeté, la tête entière toute sa vie, et le corps sain, sans être presque malade, et reçut tous les sacrements avec beaucoup de piété. M. le Prince, qu’il avoit suivi en Flandre comme tant d’autres, a toujours fait un cas très distingué de lui. Il ne laissa point d’enfants de la sœur du marquis de Renti, qu’il avoit perdue, mais dont il étoit séparé de corps et de biens depuis un grand nombre d’années.

Le chevalier de Luxembourg eut aussitôt après le gouvernement de Valenciennes.

En même temps mourut Boileau-Despréaux si connu par son esprit, ses ouvrages, et surtout par ses satires. Il se peut dire que c’est en ce dernier genre qu’il a excellé, quoique ce fût un des meilleurs hommes du monde. Il avoit été chargé d’écrire l’histoire du roi ; il ne se trouva pas qu’il y eût presque travaillé.

Peu de jours après, il arriva un cruel malheur au maréchal de Boufflers. Son fils aîné avoit quatorze ans, joli, bien fait, qui promettoit toutes choses, et qui réussit à merveilles à la cour, lorsque son père l’y présenta au roi pour le remercier de la survivance du gouvernement général de Flandre et particulier de Lille, qu’il lui avoit donnée. Il retourna ensuite au collège des jésuites où il étoit pensionnaire. Je ne sais quelle jeunesse il y fit avec les deux fils d’Argenson. Les jésuites voulurent montrer qu’ils ne craignoient et ne considéroient personne, et fouettèrent le petit garçon, parce qu’en effet ils n’avoient rien à craindre du maréchal de Boufflers ; mais ils [se] gardèrent bien d’en faire autant aux deux autres quoique également coupables, si cela se peut appeler ainsi, parce qu’ils avoient à compter tous les jours avec Argenson, lieutenant de police, très-accrédité, sur les livres, les jansénistes, et toutes sortes de choses et d’affaires qui leur importoient beaucoup. Le petit Boufflers, plein de courage, et qui n’en avoit pas plus fait que les deux d’Argenson, et avec eux, fut saisi d’un tel désespoir qu’il en tomba malade le jour même. On le porta chez le maréchel où il fut impossible de le sauver. Le cœur étoit saisi, le sang gâté ; le pourpre parut, en quatre jours cela fut fini. On peut juger de l’état du père et de la mère. Le roi qui en fut touché ne les laissa ni demander ni attendre. Il leur envoya témoigner la part qu’il prenoit à leur perte par un gentilhomme ordinaire, et leur manda qu’il donnoit la même survivance au cadet qui leur restoit. Pour les jésuites, le cri universel fut prodigieux, mais il n’en fut autre chose.




  1. Voy. t. V, p. 384, où cette anecdote est racontée, Le second des frères y est appelé à tort Doublet de Croï.