Mémoires (Saint-Simon)/Tome 8/13


CHAPITRE XIII.


Le roi résolu au mariage. — Contre-temps de Mme la duchesse d’Orléans adroitement réparé. — M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans éconduits entièrement de tout commerce avec Mlle Choin. — Conférence à Saint-Cloud. — Horreurs semées sur M. le duc d’Orléans et Mademoiselle. — Le roi fait consentir Monseigneur au mariage. — Mme la Duchesse, etc., en émoi. — Déclaration du mariage. — Souplesse de d’Antin. M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans très-bien reçus de Monseigneur, et fort mal de Mme la Duchesse.


Cependant l’affaire traînoit trop à mon gré. Je n’avois pas compté de détacher Mlle Choin de Mme la duchesse, aussi peu, dans l’inespérable cas que ce détachement se fît, que ce fût assez promptement pour en faire un instrument en faveur de Mademoiselle. Mon but n’avoit été que d’émousser l’intimité, de jeter des craintes et des nuages qui s’augmentassent avec du soin et du temps, et cependant de la rendre moins empressée pour le mariage de Mlle de Bourbon. Au bout de sept ou huit jours que nous fûmes revenus de Marly, je pressai M. le duc d’Orléans de parler au roi, au moins en monosyllabes, de la lettre qu’il lui avoit donnée. Après bien des instances il le fit un matin. Ce même matin, comme j’étois dans la petite chambre de Mme la duchesse d’Orléans seul avec elle, M. le duc d’Orléans y entra, venant de chez le roi ; il nous conta tout joyeux qu’aussitôt qu’il lui avoit ouvert la bouche, le roi, en l’interrompant, lui avoit répondu que sa lettre l’avoit entièrement persuadé de ses bonnes raisons, et de lui donner toute satisfaction ; qu’il comptât qu’il vouloit faire le mariage de sa fille avec son petit-fils ; qu’il en étoit encore à trouver l’occasion d’en parler comme il falloit à Monseigneur, parce qu’il prévoyoit sa résistance et qu’il la vouloit vaincre en toutes façons ; qu’il sentoit bien aussi que les retardements ne feroient qu’augmenter l’obstacle, mais qu’il le laissât faire et qu’il ne se mît point en peine, et qu’il feroit bien et bientôt.

Une si favorable réponse et si décisive nous combla de joie. Nous conclûmes que, pour engager le roi de plus en plus sans l’importuner en l’excitant davantage, Mme la duchesse d’Orléans se trouveroit le soir de ce même jour chez Mme de Maintenon lorsque le roi y entreroit, où il n’y avoit presque personne de contrebande pour elle ; que là elle le remercieroit comme d’une chose faite de ce qu’il avoit dit le matin à M. le duc d’Orléans. Comme elle n’avoit pas accoutumé d’y aller sans affaire, Mme de Maintenon et Mme la duchesse de Bourgogne, qui y étoit à son ordinaire, lui demandèrent avec surprise ce qui l’amenoit. La sienne fut extrême lorsque toutes les deux lui dirent de se bien garder d’exécuter son dessein, qui étonneroit le roi, gâteroit tout à fait son affaire. Le roi survint si promptement, qu’elles n’eurent pas le temps de lui en dire davantage, et le roi, la trouvant là, l’embarrassa encore plus en lui demandant ce qu’elle venoit y faire. À l’instant Mme de Maintenon prit la parole pour elle, et répondit qu’elle l’étoit venue voir un peu sur le tard ; et Mme là duchesse d’Orléans ajouta quelques propos sur la difficulté de la trouver seule entre son retour de Saint-Cyr et l’arrivée du roi chez elle. Le roi lui dit que puisqu’elle étoit venue elle pouvoit s’asseoir un peu. Elle, qui vit là plusieurs dames ou du palais ou de la privance de Mme de Maintenon qui ne vidoient point pour couler dans le grand cabinet à l’ordinaire, eut parmi son trouble l’esprit assez présent pour trouver à leur donner le change. Elle parla bas à Mme de Maintenon sur ses deux filles cadettes qu’elle avoit pris le dessein de mettre en religion, et s’aida du prétexte de la petite surdité de Mme de Maintenon pour, en parlant bas d’un air de mystère, laisser entendre aux dames quelques mots de ses filles et du couvent, à quoi Mme de Maintenon, qui entra aussitôt dans sa pensée, aida elle-même. Peu après, Mme la duchesse de Bourgogne fit signe à Mme la duchesse d’Orléans de s’en aller, qui se retira infiniment déconcertée, ne sachant plus où elle en étoit, entre ce que M. le duc d’Orléans lui avoit dit le matin et ce qui venoit de lui arriver en un lieu si instruit, et si avant entré dans ses intérêts.

Le soir même elle se trouva au souper auprès de Mme la duchesse de Bourgogne à table, et après dans le cabinet. Elle s’éclaircit avec elle, et apprit que tout ce que M. le duc d’Orléans lui avoit dit étoit vrai ; que le roi en avoit parlé en mêmes termes à Mme de Maintenon et à elle, mais qu’il avoit si fort en tête qu’il n’en parût rien, qu’elles avoient jugé qu’il seroit choqué de la trouver chez Mme de Maintenon, parce que cela feroit une nouvelle, et plus choqué encore si elle lui parloit ; ce qui les avoit engagées à lui conseiller de n’en rien faire ; et en effet le roi avoit paru mal content de la trouver là. Mme la duchesse de Bourgogne ajouta que depuis quelques jours le roi tournoit Monseigneur pour lui parler ; qu’il remarquoit que Monseigneur le sentoit et l’évitoit en particulier, et lui paraissoit rêveur et morgue ; que cela peinoit et embarrassoit le roi, et lui faisoit désirer qu’il ne se fît aucune démarche qui réveillât davantage Mme la Duchesse, afin de lui donner lieu de se rassurer de ce qui l’avoit alarmée des mouvements du dernier Marly, et à Monseigneur d’être moins en garde et froncé avec lui. Il est vrai que la visite de Mme la duchesse d’Orléans fit tout aussitôt du bruit ; mais sa présence d’esprit y mit le remède. Le dessein de mettre ses filles en religion avoit été entendu de quelques dames parmi cet air de secret, et passa aussitôt pour l’objet de la visite. La chose me revint de la sorte par des dames du palais de mes amies, et nous en rîmes bien, M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans et moi.

Le roi retourna à Marly le lundi 26 mai, et c’est le seul voyage que j’aie manqué depuis l’audience qu’il m’avoit accordée. M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, qui trouvèrent que je leur y manquois fort m’en écrivirent souvent, et me firent aller plusieurs fois à l’Étoile et à Saint-Cloud faire des repas rompus pour avoir lieu de m’entretenir sans afficher les rendez-vous. J’en avois un de ceux-là à Saint-Cloud le jour de l’Ascension (29 mai), mais Bignon m’ayant envoyé prier à dîner, qui étoit le signal de la réponse dont lui et moi étions convenus ; je le mandai à M. le duc d’Orléans, et le priai de faire son repas sans moi, mais de m’attendre au sortir du mien, que j’irais lui dire ce que j’aurois appris. J’allai de bonne heure chez Bignon. Il acheva quelque chose qu’il faisoit dans son cabinet, et me mena après dans sa galerie. Là il me dit qu’il avoit raconté à Mlle Choin les choses principales de notre conversation, et celles qui étoient les plus propres à la porter à entrer en commerce avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, qu’elle se sentoit très-obligée à leur désir, mais que n’étant que déjà trop vue, elle ne vouloit augmenter ni le nombre ni l’éclat de ceux qu’elle voyoit ; que les uns étoient de ses amis particuliers, les autres des gens que Monseigneur avoit désiré qu’elle vît ; qu’elle ne voyoit personne de nouveau d’elle-même, mais seulement par Monseigneur, et de lui-même sans qu’elle le proposât, et quantité de fausses excuses et de verbiages semblables, qu’elle l’avoit même grondé de s’être chargé de la commission. Puis s’ouvrant avec moi davantage, il me dit franchement qu’elle craignoit à tel point le caractère de M. le duc d’Orléans que pour rien au monde, elle ne lieroit avec lui, qui d’ailleurs étoit trop mal avec Monseigneur pour qu’elle l’osât faire ; qu’à l’égard de Mme la duchesse d’Orléans, elle l’estimoit et seroit volontiers portée à la voir, mais qu’au point où elle en étoit avec Mme la Duchesse, et dont celle-ci étoit mal avec cette sœur, elle croiroit lui manquer essentiellement si elle entroit en commerce avec son ennemie ; que, quoi que Bignon eût pu lui dire sur Mme la Duchesse, il n’avoit pu l’ébranler, et qu’il n’étoit pas possible pour peu que ce fût de l’en détacher ; qu’encore que Mlle Choin pût connoître de Mme la Duchesse, elle se louoit tellement de son amitié et de ses soins qu’elle se persuadoit que le tout étoit sincère ; qu’en un mot, elle lui avoit fermé la bouche sur M. et Mme la duchesse d’Orléans, et défendu de lui en jamais plus parler, non en air de chagrin et de colère, mais au contraire d’amitié, comme ayant si fortement pris son parti là-dessus que rien n’étoit capable de la faire changer, par quoi elle n’en vouloit pas être tourmentée. C’en fut assez pour me fermer la bouche à moi-même.

Je remerciai fort Bignon, qui ne désira point que je rendisse ce détail à M. [le duc] et a Mme la duchesse d’Orléans, mais bien que je leur disse clairement que Mlle Choin s’excusoit respectueusement de les voir sur l’obscurité qu’elle recherchoit, avec force beaux compliments, et que je leur fisse entendre que toute tentative étoit désormais superflue. Je dis encore deux mots à Bignon en conformité de notre conversation de Versailles, afin qu’il ne demeurât pas convaincu que son amie eût raison, comme en effet il ne le demeura pas, avec quoi, nous mîmes fin à ce propos, et moi à mon dessein de ce côté-là. Je parus gai à l’ordinaire pendant le dîner, je demeurai du temps après avec la compagnie pour ne point laisser sentir d’empressement, et je vins ensuite chez moi prendre six chevaux et m’en aller à Saint-Cloud. J’y trouvai M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans à table avec Mademoiselle et quelques dames, dans une ménagerie la plus jolie du monde, joignant la grille de l’avenue près le village, qui avoit son jardin particulier, charmant, le long de l’avenue. Tout cela étoit, sous le nom de Mademoiselle, à Mme de Maré sa gouvernante. Je m’assis et causai avec eux ; mais l’impatience de M. le duc d’Orléans ne lui permit pas d’attendre sans me demander si j’étois bien content et bien gaillard. « Entre-deux, » lui dis-je, pour éviter de troubler le repas, mais il se leva de table aussitôt, et m’emmena dans le jardin.

Là je lui rendis compte du peu de succès de la négociation, et par ce récit, quoique ménagé, je l’affligeai beaucoup. Il revint à table parler bas à Mme la duchesse d’Orléans ; le reste du repas fut triste et abrégé. En sortant de table elle m’emmena dans un cabinet, où je fus assez longtemps seul avec elle, et où sur la fin M. le duc d’Orléans nous vint trouver. Je leur dis que cette impatience de savoir, et cette tristesse après avoir su, convenoit mal avec la compagnie et avec le domestique, et deviendroit nouvelle, et matière de curiosité ; qu’il falloit se promener et après cela raisonner. M. le duc d’Orléans, toujours extrême, dit qu’il ne s’en soucioit point ; et sur la chose même nous tint des propos d’aller planter ses choux dans ses maisons, qui ne revenoient à rien et qui lui étoient ordinaires quand il étoit mécontent. Mme la duchesse d’Orléans fut de mon avis. Enfin à grand’peine nous visitâmes la ménagerie qu’ils me montrèrent, d’où nous allâmes nous promener en calèche dans les jardins de Saint-Cloud. Sur le soir, ayant mis pied à terre dans ceux de l’orangerie, ils s’y promenèrent tous deux quelque temps seuls avec moi à l’écart. Je leur dis que pour tout ceci il ne falloit pas perdre courage ; que dès l’entrée de l’affaire nous avions compris qu’elle ne s’emporteroit que d’assaut ; que dans la suite cette pensée de Mlle Choin m’étoit venue comme une chose bonne à tenter, mais fort peu sûre à s’y appuyer ; qu’au fond c’étoit une honnêteté qui ne pouvoit être prise qu’en bonne part par cette créature, et par Monseigneur même, quoique rejetée ; que le meilleur étoit que je m’étois tenu parfaitement clos et couvert sur le mariage, dont je n’avois pas laissé sentir le moindre vent ; qu’au fond nous avions toute la force et l’autorité pour nous, puisqu’ils avoient Mme la duchesse de Bourgogne, Mme de Maintenon et le roi même déclarés pour le mariage, lequel s’en étoit nettement expliqué avec M. le duc d’Orléans ; que c’étoit ces voies qu’il falloit suivre et suivre vivement ; que ceci marquoit deux choses : la première qu’il étoit perdu si le mariage ne se faisoit point ; l’autre que, s’il retardoit, il ne se feroit jamais, partant que c’étoit à lui à prendre ses mesures là-dessus. Je ne leur rendis point les détails que Bignon m’avoit engagé à taire, mais je leur en dis assez pour leur faire bien sentir le tout.

J’étois convenu avec M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans qu’ils feroient confidence à Mme de Maintenon et à Mme la duchesse de Bourgogne de leur démarche auprès de Mlle Choin, mais sans me nommer, ni le canal de cette démarche. Elles l’avoient goûtée, et le roi, à qui elles l’avoient dit, l’avoit approuvée. Ma raison d’en avoir été d’avis étoit de leur marquer dépendance et confiance entière pour les engager de plus en plus, et, si la démarche ne réussissoit pas, leur faire plus de peur de l’éloignement de Monseigneur, et du concert et du pouvoir sur lui de la cabale qui le dominoit. Je conseillai donc fortement à M. [le duc] et à Mme la duchesse d’Orléans de faire un grand usage de ce refus. Je leur inculquai le plus fortement qu’il me fut possible, que, si dans ce reste de Marly ils ne ve-naient à bout du mariage, jamais il ne se feroit, parce que l’ardeur du roi diminueroit, son embarras sur Monseigneur augmenteroit, les impressions de la lettre qui avoit déterminé le roi s’élaigneroient et s’effaceroient, Monseigneur, par Mme la Duchesse et par les Meudons, où la Choin étoit toujours, se fortifieroit, l’affaire ainsi éloignée s’évanouiroit par insensible transpiration ; que par cela même qu’ils seroient, eux, justement fâchés, touchés, mécontents, [ils deviendroient à charge au roi, qui, embarrassé avec eux de ses ouvertures, et outré qu’ils vissent à découvert qu’il n’osoit parler ni exiger de Monseigneur, s’élaigneroit absolument d’eux, tellement que, mal pour le présent, ils devoient penser ce qu’ils pourroient devenir pour l’avenir, surtout si la même faiblesse d’une part, et la même force de cabale de l’autre, emportoit le mariage de Mlle de Bourbon, comme il y avoit peu à en douter. Après un raisonnement si nerveux, et que tous deux approuvèrent sans le moindre débat, Mme la duchesse d’Orléans rentra au château pour écrire au P. du Trévoux. Je suivis M. le duc d’Orléans à rejoindre la compagnie, qui un moment après s’éparpilla.

M. le duc d’Orléans se mit à l’écart avec Mademoiselle, et moi par hasard avec Mme de Fontaine-Martel. Elle étoit fort de mes amies et très-attachée à eux, et, comme je l’ai rapporté en son lieu, c’étoit elle qui m’avoit relié avec M. le duc d’Orléans. Elle sentit bien à tout ce qu’elle vit là qu’il y avoit quelque chose sur le tapis, et ne douta point qu’il ne s’agît du mariage de Mademoiselle. Elle me le dit sans que j’y répondisse, ni que je lui donnasse lieu de le croire par un air trop réservé. Prenant occasion de la promenade de M. le duc d’Orléans avec Mademoiselle, elle me dit confidemment qu’il feroit bien de hâter ce mariage s’il voyoit jour à le faire, parce qu’il n’y avoit rien d’horrible qu’on n’inventât pour l’empêcher ; et sans se faire trop presser elle m’apprit qu’il se débitoit les choses les plus horribles de l’amitié du père pour la fille. Les cheveux m’en dressèrent à la tête. Je sentis en ce moment bien plus vivement que jamais à quels démons nous avions affaire, et combien il étoit pressé d’achever. Cela fut cause qu’après nous être promenés assez longtemps après la fin du jour, je repris M. le duc d’Orléans comme il rentroit au château, et lui dis qu’encore un coup il avisât bien à ses affaires, qu’il n’y avoit aucune ressource pour lui si le mariage ne se faisoit, et qu’en comptant bien là-dessus il ne comptât pas moins que, si dans le reste de ce Marly il ne l’emportoit jusqu’à la déclaration, jamais il ne se feroit.

Soit par ce qui avoit précédé, soit par cette vive reprise, je le persuadai, et le laissai plus animé et plus encouragé d’agir que je ne l’avois encore vu. Il s’amusa je ne sais où dans la maison. Je fis encore quelques tours de parterre avec Mme de Mare, ma parente et mon amie de tout temps, où on me vint dire que Mme de Fontaine-Martel me de-mandoit au château. En y entrant on me fit passer dans le cabinet où Mme la duchesse d’Orléans écrivoit. C’étoit elle qui, sous cet autre nom, m’avoit envoyé chercher. Mme de Fontaine-Martel lui avoit dit dans cet entre-deux de temps l’horreur dont elle m’avoit glacé, et Mme la duchesse d’Orléans en vouloit raisonner avec moi. Nous déplorâmes ensemble le malheur d’avoir affaire à de telles furies. Elle me protesta que l’apparence n’y étoit pas même avec une étrangère, combien moins avec une fille, que M. le duc d’Orléans avoit tendrement aimée dès l’âge de deux ans, où il pensa se désespérer dans une grande maladie qu’elle eut, pendant laquelle il la veilloit jour et nuit, et que toujours depuis cette tendresse avoit été la même, et fort au-dessus de celle qu’il avoit pour son fils. Nous convînmes qu’il étoit non-seulement cruel et inutile d’en parler à M. le duc d’Orléans, mais dangereux pour n’augmenter pas son embarras et ses peines, mais aussi qu’il n’y avoit pas une minute de temps à perdre pour finir le mariage. Enfin ils partirent dans la ferme résolution de redoubler de force et de courage pour précipiter le mariage, et de faire leurs derniers efforts pour une très-prompte conclusion.

Dès le lendemain vendredi, ils firent bon usage auprès de Mme la duchesse de Bourgogne et de Mme de Maintenon du refus opiniâtre de Mlle Choin, que je leur avois porté à Saint-Cloud, qui, par Mme la duchesse de Bourgogne et Mme de Maintenon, passa au roi avec tout l’assaisonnement nécessaire le même soir du vendredi. Le lendemain matin samedi, M. le duc d’Orléans parla au roi, et lui demanda avec cette sorte de hardiesse qui quelquefois ne lui déplaisoit pas, quand ce n’étoit pas pour le contredire, ce qu’il faisoit dans ses cabinets de d’Antin qui y étoit toujours, et qui étoit si bien avec Monseigneur, s’il ne lui étoit pas bon à lui faire entendre raison. Le roi rejeta cette ouverture avec cette sorte de mépris pour d’Antin, qui persuaderoit aux gens des dehors qu’un homme est perdu, mais qui aux intérieurs et aux connoisseurs ne faisoit qu’augmenter l’opinion du crédit de ce même homme, parvenu à toute familiarité, et dont l’apparent mépris ne servoit qu’à cacher tout son pouvoir à celui-là même qui, croyant de bonne foi le mépriser, et le voulant parfois montrer aux autres dans des occasions importantes, n’en étoit que moins en garde contre lui, et de plus en plus en proie à l’autorité qu’il lui laissoit usurper sur lui-même. Mais le roi, pressé de la sorte sans le trouver mauvais, et par cette proposition de se servir de d’Antin, piqué de son propre embarras sur Monseigneur qu’il voyoit clairement aperçu, et [dont] il craignit les suites, promit de nouveau, et si positivement ; à son neveu qu’il agiroit incessamment, qu’il n’y eut pas matière à réplique.

En effet, le lendemain matin dimanche, le roi saisit enfin Monseigneur dans son cabinet, où, après un court préambule, il lui proposa le mariage ; Il le fit d’un ton de père mêlé de ton de roi et de maître, qu’adoucit la tendresse avec une mesure si juste et si compassée, qu’elle ne fit que faciliter, sans donner courage à la résistance, manière rare, mais très-ordinaire et facile au roi, quand il vouloit s’en servir. Monseigneur hésita, balbutia ; le roi pressa, profitant de son trouble. Je n’entre pas dans un plus grand détail, parce qu’il n’en est pas venu jusqu’à moi davantage. Finalement Monseigneur consentit et donna parole au roi, mais il lui demanda la grâce de suspendre la déclaration de quelques jours pour lui donner le temps de s’accoutumer et d’achever de se résoudre avant que l’affaire éclatât. Le roi donna à l’obéissance et à la répugnance de son fils le temps illimité qu’il lui demanda, et encore une fois prit sa parole pour éviter toute remontrance et tout effort de cabale, le pria de se vaincre le plus tôt qu’il pourroit, et de l’avertir dès qu’il pourroit souffrir la déclaration.

Le coup décisif ainsi frappé, le roi, infiniment à son aise, le dit à son neveu une demi-heure après, lui permit de porter cette bonne nouvelle à Mme la duchesse d’Orléans, trouva bon qu’il en parlât à Mme la duchesse de Bourgogne et à Mme de Maintenon uniquement et à la dérobée, et imposa sur tout le reste un silence exact à sa bouche et jusqu’à sa contenance. M. le duc d’Orléans lui embrassa les genoux, car il étoit seul avec lui, lui exprima sa juste reconnoissance, et le supplia instamment de ne lui pas refuser d’avancer une si grande joie à Mademoiselle, en lui répondant de son secret. Après l’avoir obtenu, il lui représenta avec respect, mais sans empressement, pour ne le pas gêner, combien Madame auroit lieu de se plaindre de lui, s’il ne la mettoit pas dans la confidence. Le roi trouva bon que, sous le même secret, il le lui dît aussi, en la priant de sa part de ne lui en parler pas à lui-même. M. le duc d’Orléans alla tout de suite chez Madame, qui, ne s’étant jamais flattée que ce mariage pût réussir, et ayant parfaitement ignoré toutes les démarches qui s’étoient faites, se trouva tout à coup comblée de la plus extrême joie ; de là il monta chez Mme la duchesse d’Orléans, où, à portes fermées, ils se livrèrent ensemble à toute la leur. Bientôt après ils s’en allèrent tous deux à Saint-Cloud, et revinrent de bonne heure, en grand désir de voir la déclaration éclater.

D’Antin avoit écumé depuis le jeudi jusqu’au dimanche, car les dates sont ici importantes, que M. le duc d’Orléans avoit donné une lettre au roi qu’il lui avoit écrite, et s’étoit écrié en l’apprenant qu’il ne comprenoit pas comment il avoit pu faire pour la donner en son absence, tant il fut frappé du fait. Ce fut un trait qui nous revint bientôt, et qui nous montra à plein combien il étoit attentif à espionner et à contraindre M. le duc d’Orléans dans les cabinets du roi, dans la crainte du mariage. Or le jeudi fut le jour que Bignon me fît la réponse négative de Mlle Choin que je fus tout de suite porter le même jour à Saint-Cloud, et le dimanche suivant est le jour auquel le roi parla à Monseigneur, et tira parole de lui pour le mariage. Entre ces deux jours-là je n’ai pu démêler celui où d’Antin apprit que M. le duc d’Orléans avoit donné une lettre au roi ; mais ce ne fut certainement que ce jeudi même ou un des deux [jours] suivants. Par ce qui suivit, et que j’expliquerai en son lieu, je ne puis douter que la Choin, à qui Bignon voulut me nommer, et à qui je permis, comme je l’ai dit, se hâta d’avertir Monseigneur et Mme la Duchesse de la démarche que M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans avoient faite, vers elle par moi, par l’entremise de Bignon.

Ces notions, qui se suivirent coup sur [coup] si fort en cadence, après des mouvements peu éloignés qui avoient été remarqués à l’autre Marly, réveillèrent la cabale ; et comme elle n’étoit pas intéressée au secret sinon de ses notions, il en échappa à quelqu’un d’eux assez pour que, dès le samedi au soir, veille du dimanche que le roi parla enfin à Monseigneur, il se murmurât bien bas dans le salon quelque bruit sourd et incertain du mariage comme d’une chose qui s’alloit faire, mais qui demeura entre les plus éveillés et les plus instruits. Monseigneur, qui n’avoit osé résister au roi pour la première fois de sa vie, lui demanda peut-être ce délai illimité de la déclaration, dans l’embarras où il se trouva avec Mme la Duchesse et sa cabale, qui, sur ce que je viens d’expliquer, étoit bien en émoi, mais fort éloignée de croire rien d’avancé, et que Monseigneur voulut avoir le temps de les y préparer. Quoi qu’il en soit, le lundi 2 juin, le lendemain du jour que le roi avoit parlé la première fois à Monseigneur, le roi prit en particulier M. le duc de Berry le matin, et lui demanda s’il seroit bien aise de se marier. Il en mouroit d’envie, comme un enfant qui croit en devenir plus grand homme et plus libre, et en qui on avoit pris soin des deux côtés d’en nourrir le désir. Mais il étoit tenu de longue main dans la crainte secrète de Mlle de Bourbon et dans le désir de Mademoiselle, par Mgr le duc de Bourgogne et surtout par l’adresse de Mme la duchesse de Bourgogne, avec qui il vivoit dans la plus intime amitié et confiance. Il sourit donc à la question du roi et lui répondit modestement qu’il attendroit sur cela tout ce qui lui plairoit de faire sans empressement et sans éloignement. Le roi lui demanda ensuite s’il n’auroit point de répugnance à épouser Mademoiselle, la seule en France, ajouta-t-il, qui pût lui convenir, puisque, dans les conjonctures présentes, on ne pouvoit songer à aucune princesse étrangère. M. le duc de Berry répondit qu’il obéiroit au roi avec plaisir. Aussitôt le roi lui déclara qu’il avoit le dessein de faire incessamment le mariage, que Monseigneur y consentoit, mais il lui défendit d’en parler. Sortant de chez le roi, M. le duc de Berry fut courre le loup avec Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne, et la chasse même fut assez longue.

Cette même journée, M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans l’allèrent encore passer à Saint-Cloud. Il faisoit déjà chaud alors, et le roi sortoit plus tard pour la promenade. Monseigneur ne lui avoit point reparlé du mariage, mais d’Antin le devina ou le sut par Monseigneur, et se tourna lestement à en hâter la déclaration pour s’en faire un mérite. En cette saison le roi donnoit chez lui les premiers temps de l’après-dînée au ministre qui aux jours d’hiver travailloit le soir avec lui chez Mme de Maintenon, se promenoit après, rentroit tard chez elle et y travailloit seul et souvent point. D’Antin, occupé de son projet, entra par les derrières dans les cabinets aussitôt que le travail fut achevé. Il y hasarda des demi-mots qui firent que le roi lui dit le mariage. Il applaudit avec cet engouement de flatterie qu’il avoit si fort en main et qui lui coûtoit si peu pour les choses qui le fâchoient le plus et avec cette liberté qu’il savoit usurper si à propos ; il dit au roi qu’il ne savoit pas pourquoi [on faisait] un mystère d’une affaire aussi convenable et déjà même si découverte, qu’à l’heure même qu’il en faisoit un secret dans son cabinet, plusieurs gens s’en parloient à l’oreille dans le salon. En ce moment Monseigneur entra dans le cabinet, ou naturellement et revenant de la chasse, ou de concert avec d’Antin pour lui en procurer le gré, et s’épargner la peine de reparler au roi de chose qui lui étoit si peu agréable. Le roi et d’Antin continuèrent cette conversation devant lui. Cela donna occasion et courage au roi de lui demander que lui en sembloit, et d’ajouter tout de suite que, puisque la chose commençoit à se savoir, autant valoit-il aller de ce pas, avant la promenade, faire la demande à Madame. Monseigneur s’y laissa aller comme il avoit fait au mariage, mais pour cette fois sans résistance.

À l’instant le roi envoya chercher Mgr le duc de Bourgogne, à qui, pour la forme, ils dirent ce qu’il savoit bien, et aussitôt après sortirent tous trois par le second cabinet, vis-à-vis la porte duquel étoit celle de la chambre de Madame, le petit salon entre-deux, et entrèrent chez elle. Pendant ce moment de Mgr le duc de Bourgogne, d’Antin sortit, s’alla montrer gaiement dans le salon, où il dit ce qui se passoit pour l’avoir dit le premier, et avisant à travers la porte vitrée du salon un laquais à lui dans le petit salon de la Perspective, où tous les valets attendoient leurs maîtres, il l’envoya à pied à Saint-Cloud porter verbalement cette nouvelle de sa part, pour ne perdre pas de temps à seller un cheval et à écrire. Du moment qu’il eut dit ce qu’il savoit, il se fit une telle presse à la porte du petit salon de la chapelle de tout ce qui se trouva dans le salon, qu’on s’y étouffoit à qui verroit passer et repasser le roi. Madame, qui écrivoit à son ordinaire, et qui savoit ce qui se devoit passer, ne douta plus que le moment n’en fût arrivé, dès qu’elle vit entrer chez elle le roi, Monseigneur et Mgr le duc de Bourgogne. Le roi lui fit en forme la demande de Mademoiselle. On peut juger si elle l’accorda et quelle fut son extrême joie. Le roi envoya chercher M. le duc de Berry et le présenta à Madame sur le pied de gendre. Tout cela fut fort court, le roi repassa chez lui par ses cabinets, et de là dans ses jardins. Dès qu’on l’y eut vu entrer, toute la cour fondit chez Madame et de là chez Monseigneur et chez M. le duc de Berry, chacun avide de se faire voir et plus encore de pénétrer les visages. Si peu de gens et depuis si peu en avoient eu de simples soupçons, que cette déclaration subite jeta tout le monde dans le plus grand étonnement. La rage pénétra les uns et jusqu’aux plus indifférents de la cour et de la ville ; ce mariage ne fut approuvé de personne, par les raisons que j’ai expliquées dès l’entrée du récit de cette puissante intrigue. Mais il est des choses dont on ne peut et on ne doit pas rendre raison, et alors il faut laisser dire. Tel fut le coup de foudre qui tomba sur Mme la Duchesse, si à coup [1] au premier voyage de ses filles à Marly. Je n’ai point su ce qui se passa chez elle dans ces étranges moments, où j’aurois acheté cher une cache derrière la tapisserie. M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans revenoient de Saint-Cloud, lorsqu’ils rencontrèrent ce laquais de d’Antin, qui les arrêta et qui poursuivit après son chemin vers Mademoiselle.

On peut juger du soulagement de M. [le duc] et de Mme la duchesse d’Orléans. En arrivant ils allèrent droit chez Monseigneur, qui étoit à table chez lui, faisant un retour de chasse avec des dames et Mgrs ses fils. Débarrassé de l’éclat et bon homme au fond, il ne voulut pas déplaire au roi par une mauvaise grâce inutile ; il prit donc en les voyant entrer un air non-seulement gai, mais épanoui ; il les embrassa et les fit embrasser par Mgrs ses Fils, leur présentant le second comme leur gendre, et voulut que les plus considérables de la table les embrassassent aussi. Il fit asseoir Mme la duchesse d’Orléans près de lui, lui prit les mains à sept ou huit reprises, l’embrassa cinq ou six autres, but au beau-père, à la belle-mère, à la bellefille sous ses noms, porta leurs santés à la compagnie, et quoique M. et Mme d’Orléans ne fussent pas à table, les fit boire à lui et faire raison aux autres, en un mot, on ne vit jamais Monseigneur si gai, si occupé, si rempli de quelque chose. Le repas fut allongé, les santés réitérées, en un mot, allégresse complète. De leur vie, M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans ne furent si surpris que d’une réception si fort inespérée. On peut croire qu’ils n’eurent pas peine à faire merveilles de joie, de reconnoissance, de respect. Mme la duchesse de Bourgogne, qui se tint toujours là, anima tout, et Mgr le duc de Bourgogne fut si aise et du mariage, et de le voir si bien pris, qu’il en haussa le coude jusqu’à tenir des propos si joyeux, qu’il ne pouvoit les croire le lendemain. Monseigneur poussa la chose jusqu’à vouloir mener le lendemain M. le duc de Berry à Saint-Cloud voir Mademoiselle ; mais le roi, plus mesuré, dit qu’il falloit qu’elle le vînt voir auparavant, qu’il lui présenteroit le duc de Berry, et que ce ne seroit que le surlendemain, pour donner un jour à la préparation de l’entrevue.

Le retour de chasse et la visite achevée, M. [le duc] et Mme la duchesse d’Orléans, allèrent chez Mme la Duchesse lui donner part du mariage auquel en effet elle en prenoit tant. Soit que dans ces premiers moments elle craignît les compliments et les curieux, soit qu’elle ne sût que devenir, comme il arrive dans ces crises d’angoisses, elle étoit sortie de chez elle et se promenoit dans les jardins, fort peu accompagnée. Mme la duchesse d’Orléans parla la première, et lui fit excuse de n’avoir pu le lui dire plus tôt sur ce qu’elle arrivoit de Saint-Cloud et ne faisoit que sortir de chez Monseigneur. Le remercîment fut d’un froid à glacer. M. le duc d’Orléans prit un peu la parole pour les soulager toutes deux ; ensuite Mme la duchesse d’Orléans, pour adoucir ces premiers moments, ou plutôt pour agir en conformité de la lettre de M. le duc d’Orléans au roi qui détermina le mariage, dit à Mme la duchesse que ce qui lui faisoit un nouveau plaisir dans une affaire si agréable étoit qu’il y avoit dans leur famille de quoi se communiquer une alliance si honorable. À l’instant Mme la Duchesse échappant à elle-même : « Quoi ! votre fille ? répondit-elle d’un ton aigre ; mon fils quant à présent est un trop mauvais parti, ses affaires sont dans un désordre étrange, on lui dispute tout, et on ne sait encore ce qui lui restera de bien, et votre fille est trop jeune pour la pouvoir marier. » Mme la duchesse d’Orléans, à mon avis trop bonne d’avoir dès lors fait cette ouverture, et trop douce de l’avoir après continuée, repartit que M. le Duc auroit toujours de quoi la satisfaire, ce que M. le duc d’Orléans reprit aussi, et Mme la duchesse d’Orléans ajouta l’âge de Mlle sa fille. Mme la Duchesse le disputa pour la soutenir trop jeune, et toutes deux poussèrent jusqu’aux dates et aux époques ; Mme la Duchesse vaincue, conclut plus aigrement encore qu’elle ne vouloit marier son fils de longtemps. La pluie et le beau temps relevèrent quelques moments de silence. Mme la duchesse d’Orléans dit qu’elle avoit beaucoup d’affaires, et pria Mme la Duchesse de tenir sa visite pour reçue, puisqu’elle alloit chez elle lorsqu’elle l’avoit rencontrée dans le jardin. Mme la Duchesse se jeta aux compliments et dit qu’elle monteroit incessamment chez elle. Mme la duchesse d’Orléans la pria de n’en rien faire, M. le duc d’Orléans aussi, enfin ils se quittèrent réciproquement les visités, et se séparèrent, Mme la Duchesse soulagée d’avoir au moins insolenté sa sœur, et celle-ci riant de bon cœur de cette rage montée au point de ne la pouvoir cacher. Je supprime le reste de cette belle journée pour M. [le Duc] et Mme la duchesse d’Orléans ; mais cette visite à Mme la Duchesse m’a paru trop plaisante et trop curieuse pour ne la pas rapporter.


  1. Si à l’improviste.