Mémoires (Saint-Simon)/Tome 8/1


CHAPITRE PREMIER.


Première conversation tête à tête avec M. le duc d’Orléans, à qui je propose de rompre avec Mme d’Argenton. — Cérémonial du premier jour de l’an des fils et petits-fils de France. — Continuation de la même conversation. — J’écris à Besons sur le bureau du chancelier, à qui cela m’oblige de faire confidence du projet, et qui l’approuve. — Concert pris entre Besons et moi. — Deuxième conversation avec M. le duc d’Orléans, le maréchal de Besons en tiers.


Les quatre premiers jours de l’année 1710 se passèrent en choses qui méritent une espèce de journal, parce que, outre la part que j’y eus, elles servirent de fondement à une suite d’événements considérables. Le premier jour de cette année, qui fut un mercredi, rappela M. le duc d’Orléans pour les cérémonies et les visites de cette journée. Je le vis après les vêpres du roi, il m’emmena aussitôt dans son arrière-cabinet obscur, sur la galerie, où la conversation fut d’abord coupée et tumultueuse, comme il arrive d’ordinaire après une longue absence, après quoi je lui demandai de ses nouvelles avec le roi, Monseigneur et les personnes royales. Il me répondit assez en l’air, ni bien ni mal, et sur ce que je lui répliquai que ce n’étoit pas assez, il me dit qu’il avoit donné à Saint-Cloud une fête à l’électeur de Bavière, où il y avoit eu quantité de dames, entre autres Mme d’Arco, mère du chevalier de Bavière, où il n’avoit pas cru mal faire de faire trouver Mme d’Argenton ; que le roi néanmoins l’avoit trouvé mauvais, et le lui avoit dit après quelques jours de bouderie ; que cela s’étoit passé ensuite et qu’il étoit avec lui à l’ordinaire. Je lui demandai ce qu’il entendoit par cette expression à l’ordinaire, qui ne m’expliquoit rien au bout de quatre mois d’absence, sur quoi il se mit à battre la campagne comme un homme qui craint d’approfondir. Je le pressai, et, comme il vit que j’en savois davantage, il me demanda ce qu’on m’en avoit dit. Je ne crus pas devoir lui taire ce que j’en avois appris. Je lui dis franchement que j’étois bien informé qu’il étoit fort mal avec le roi, et si mal qu’il étoit difficile d’y être pis ; que le roi étoit outré contre lui de tout point ; que Monseigneur l’étoit infiniment davantage, et le montroit aussi avec beaucoup moins de ménagements ; qu’à leur exemple, le gros du monde s’éloignoit de lui, et que j’avois appris sur tout cela tant de fâcheux détails, que je lui avouois que j’en étois au désespoir. Il m’écouta attentivement, et, après avoir laissé quelque temps la parole tombée, il convint de tout ce que je venois de lui dire. Il ajouta qu’il sentoit bien que c’étoit là les effets de l’impression de son affaire d’Espagne, qui nonobstant sa simplicité avoit été empoisonnée par des fripons ; que le malheur étoit qu’il n’y pouvoit que faire, et qu’il falloit bien que le temps raccommodât tout. Je le regardai avec fermeté, et lui répondis qu’il y avoit des choses que le temps effaçoit, et d’autres que le temps imprimoit de plus en plus ; que son affaire d’Espagne étoit malheureusement de cette dernière sorte par sa nature, et par l’expérience, qui lui montroit très-sensiblement qu’il étoit plus éloigné du roi et de Monseigneur qu’au premier jour de la fin publique de cette affaire ; qu’il n’avoit pas besoin de réflexions pour s’en apercevoir, et que cette triste vérité ne pouvoit être contestée.

À ce propos, il rentra fort en lui-même, et me l’avoua. Il convint de son embarras avec eux, et de leur peine avec lui qui redoubloit la sienne, et qui le retiroit de plus en plus d’auprès d’eux. J’en pris occasion de tirer de lui le même aveu sur l’abandon si entier de tout le monde, qui après l’autre ne fut pas difficile. Il s’en plaignit à moi avec assez d’amertume, et, sur ce qu’il y mêla quelque aigreur, je lui représentai qu’en un temps aussi despotique que ce règne, toute la cour, et par elle, tout le monde régloit ses démarches sur les mouvements qu’on ne cessoit de chercher dans le roi, premier mobile de toutes choses ; que souvent c’étoit bassesse, ordinairement flatterie, mais qu’ici c’étoit juste terreur, puisque chacun n’étoit que trop informé de la cause des manières du roi à son égard, si différentes maintenant de ce qu’elles avoient toujours été, et que quelque dure, quelque étrange, quelque inouïe que fût la solitude qu’il éprouvoit, il ne pouvoit avec raison le trouver mauvais de personne, ni en espérer la fin que par le changement du roi à son égard, qui entraîneroit au moins pour l’extérieur celui de Monseigneur, et celui de tout le monde. Cette vive repartie jeta ce prince dans une consternation qui m’émut et qui m’encouragea. J’étois entré chez lui en résolution de le mettre en voie de s’ouvrir avec moi pour le sonder et lui jeter de loin des propos qu’il pût entendre, mais non dans le dessein de rompre la glace. En ce moment, je me dépouillai de toute crainte et de toute considération précédente, et je me déterminai à saisir l’occasion si elle se présentoit à moi de bonne grâce, comme je prévoyois qu’il pouvoit arriver et comme en effet elle se présenta peu de moments après.

M. le duc d’Orléans, pénétré de la peinture que je venois de lui faire de sa situation, et qu’il ne pouvoit alors se dissimuler à lui-même, se leva après un profond silence de quelque temps et se mit à faire quelques tours de chambre. Je me levai aussi, et appuyé à la muraille, je l’examinois attentivement lorsque, levant la tête et soupirant, il me demanda : « Que faire donc ? » comme un homme qui, après avoir profondément pensé, croit répondre sur-le-champ. Alors, voyant l’occasion si belle et si naturelle, je la saisis sans balancer. « Que faire, répondis-je, que faire ? d’un ton ferme et significatif, je le sais bien, mais je ne vous le dirai jamais, et c’est pourtant l’unique chose à faire. Ah ! je vous entends bien, » répliqua-t-il comme frappé de la foudre, et, redoublant « je vous entends bien, » il s’alla jeter sur un siège à l’autre bout du cabinet. Sûr à l’instant qu’il m’avoit en effet entendu, étourdi moi-même du grand coup que je venois de frapper, je me retournai un peu vers la muraille pour m’en remettre moi-même, et pour lui épargner l’embarras d’être regardé dans ces premiers moments. Le silence fut long ; je l’entendois se remuer impétueusement sur sa chaise, et j’attendois en peine par où la conversation reprendroit. Cependant les soupirs se mêlèrent à l’agitation du corps, et jugeant de là que les réflexions cuisantes avoient plus de part à toute cette agitation qu’une colère sèche, je me tournai vers lui, et, les yeux baissés avec embarras, je rompis le silence qui devenoit trop long, et lui dis, pour presser le combat dont je me doutois en lui, que ce qui m’étoit échappé étoit l’effet d’un concert pris entre Besons et moi, que je croyois être les deux hommes qui lui fussent plus étroitement attachés, et qui par ceci même lui en donnoient une preuve bien signalée ; que, pénétré de ce que j’avois appris en sortant de mon carrosse, venant de la Ferté, et de ce qui m’avoit été répété de tous les lieux les plus sûrs et les plus considérables où je pouvois atteindre, je m’étois tourné de toutes parts pour chercher une sortie à son état funeste et enseveli ; que je n’en avois pu découvrir nul autre ; que, accablé de sa difficulté, je m’étois ouvert de ma pensée au maréchal de Besons, qui l’avoit ardemment embrassée comme une ressource assurée, mais unique ; que nous avions résolu de la lui venir proposer ensemble, et pris rendez-vous chez moi à Paris pour convenir de tout, mais que la difficulté de l’entreprise nous ayant effrayés l’un et l’autre par les réflexions que nous avions faites dans l’entre-deux, nous étions demeurés d’accord que nous chercherions séparément à le faire parler, à profiter de son ouverture pour aller aussi avant que nous le jugerions convenable sur-le-champ, et que, si l’occasion se présentoit, elle seroit saisie, et que celui des deux à qui cela arriveroit, décèleroit le complot et son compagnon. Je me tus après ce court récit ; il n’augmenta pas l’agitation corporelle, mais les soupirs, et prolongea son silence. Je me retournai un peu pour lui laisser plus de liberté, et de temps en temps je disois en monosyllabes, comme m’encourageant moi-même : « Il n’y a que cela à faire, c’est l’unique porte, » et d’autres mots semblables. Enfin, après longtemps, M. le duc d’Orléans se leva, vint à moi, et avec une amertume qui ne se peut rendre : « Que me proposez-vous là ? me dit-il. — Votre grandeur, lui dis-je, et le seul moyen de vous remettre comme vous devez être, et mieux que vous n’avez jamais été. » Quelques moments après, j’ajoutai : « Oh ! que je voudrois que Besons fût ici ! » Il fut quelque temps sans répondre, puis me dit, mais d’un ton fort concentré en lui-même : « Mais il est ici. — Quoi, dis-je, à Versailles ? — Oui, me dit-il, il me semble que je l’ai vu ce matin chez le roi. — Eh bien ! monsieur, repartis-je, voulez-vous l’envoyer chercher ? » Il fut un moment sans répondre ; je le pressai, il y consentit. Aussitôt je sortis, et je dis à ses gens qu’il demandoit le maréchal de Besons.

Comme nous attendions la réponse on vint annoncer Mgr le duc de Bourgogne : c’est l’usage du premier jour de l’an que les fils de France rendent aux petit-fils de France, non à aucun prince du sang, la visite qu’ils en ont reçue le matin pour la bonne année. Nous sortîmes des cabinets pour l’aller recevoir. La visite se passa debout dans la chambre du lit, et dura moins d’un quart d’heure. M. le duc d’Orléans s’y posséda si bien, que je ne me fusse jamais douté de rien si j’avois ignoré ce qui venoit de se passer. La visite achevée, ils entrèrent par le cabinet de M. le duc d’Orléans dans celui de Mme la duchesse d’Orléans pour la même visite ; de la porte j’entrevis la duchesse de Villeroy, que j’appelai pour me tenir compagnie dans ce cabinet de M. le duc d’Orléans où j’étois demeuré seul. Elle y vint à demi rechignée, disant qu’elle aimoit trop Mme la duchesse d’Orléans pour pouvoir se souffrir dans ce cabinet-là. Je répondis par des plaisanteries. Comme elle entendit que la visite finissoit, elle me proposa d’aller souper chez elle avec son mari et le duc de La Rocheguyon, pour causer. Je voulus m’excuser, parce que j’étois engagé chez Pontchartrain ; mais elle le trouva mauvais, et ne voulut point rentrer que je ne lui eusse promis d’aller chez elle.

J’avois entendu, lorsque M. le duc d’Orléans alla recevoir Mgr le duc de Bourgogne, qu’on lui avoit rendu réponse qu’on n’avoit point trouvé le maréchal de Besons, et qu’il avoit dit qu’on allât chez Voysin, où il étoit souvent. J’attendis son retour de la conduite de Mgr le duc de Bourgogne, résolu de pousser doucement ma pointe, et de l’abandonner peu à lui-même. Il ne tarda pas à revenir. Je lui demandai s’il avoit réponse de Besons : il me dit qu’il étoit retourné à Paris ; et sur ce que j’en parus chagrin comme d’un contre-temps fâcheux, il me répondit comme un peu moins en malaise, que cela se retrouveroit toujours bien. J’eus d’abord envie de lui proposer de l’envoyer chercher à Paris ; mais à l’air et à la réponse, je craignis qu’il ne me dît de n’en rien faire, et je pris mon parti de ne plus parler du maréchal, mais de lui écrire le soir même, dont bien me prit. Je remis doucement M. le duc d’Orléans sur le propos qu’avoit interrompu la visite, moins pour le presser que pour l’y accoutumer. Je lui représentai que ces sortes d’engagements ne pouvoient être aussi longs que la vie ; qu’il étoit arrivé en un âge où cela devenoit très-messéant ; que le nombre d’années et l’éclat avec lequel celui-ci se soutenoit, ne lui permettoit plus de le pousser plus loin ; que la situation où il se trouvoit fixoit le moment de le finir ; qu’il pouvoit se souvenir qu’il ne m’étoit guère arrivé de lui donner là-dessus d’atteintes, et que les deux ou trois seules fois que je m’y étois échappé ç’avoit été bien délicatement ; que je n’aurois jamais pensé à lui proposer positivement une rupture sans le besoin pressant que j’y voyois, qui avoit enfin surmonté toutes mes craintes et mes répugnances, qui étoient telles qu’il devoit regarder la violence que je me faisois comme le plus grand effort par lequel je lui pusse marquer mon attachement. Il écouta tout sans m’interrompre que par de profonds soupirs, et quand j’eus cessé de parler, il me dit qu’il comprenoit bien qu’on ne prenoit pas plaisir à faire des propositions pareilles ; qu’il sentoit bien ce qui m’y avoit déterminé, et l’obligation qu’il m’en devoit avoir. Alors content d’en être venu là dès la première fois, je ne voulus pas trop presser les choses de peur de nuire à mon dessein, en rebutant peut-être. Je laissai languir la conversation pour donner lieu aux réflexions intérieures, et pressé par l’heure, je pris congé ; il voulut me retenir ; mais, comme j’avois mon dessein, je lui dis que j’avois un peu affaire n’ayant fait presque que passer par Versailles en revenant par la Ferté ; que aussi bien il étoit tantôt l’heure qu’il allât voir Monseigneur chez Mme la princesse de Conti, où, malgré l’attachement pour Mme la Duchesse, Monseigneur alloit tous les soirs par un reste d’habitude et de considération.

Faute de mieux, l’asile offert chez le chancelier n’étant pas encore prêt, j’allai dans son cabinet où, le trouvant seul, je lui demandai permission d’écrire un mot pressé sur son bureau. J’y mandai en deux mots à Besons que l’affaire venoit d’être entamée, que je le priois de se trouver le lendemain à la messe du roi, que je lui conterois tout, et que nous prendrions nos mesures ensemble pour achever une œuvre si nécessaire. Comme j’achevois d’écrire, le duc de Tresmes et le maréchal de Tessé entrèrent dans le cabinet ensemble, devant qui le chancelier sonna pour faire fermer le billet. J’y mis le dessus et je l’allai porter à un de mes gens pour partir sur-le-champ. Ces messieurs qui venoient d’entrer virent bien que j’avois affaire, ne doutèrent pas que ce ne fût au chancelier, et sortirent un moment après que je fus rentré. Ils me laissèrent seul avec lui, et, par là, dans la nécessité de la confidence. Sa surprise fut grande, il loua fort ma pensée, mon courage, mon dessein ; blâma les craintes quoiqu’à son avis même fondées, de ma mère et de ma femme, par l’excellence de l’œuvre et l’importance dont elle étoit à la situation de M. le duc d’Orléans, telle enfin que nulle considération ne devoit arrêter, sans qu’il se flattât trop du succès, nonobstant celui de cette première journée. J’allai de là souper chez la duchesse de Villeroy, qui, en sortant de table, dans une autre pièce, tandis que son mari et son beau-frère n’étoient pas encore rentrés où nous étions, me dit encore un mot de son aversion du lieu où elle m’avoit convié. Je me mis à rire, et à répondre que cette disposition ne lui dureroit peut-être pas encore longtemps ; que ce qui l’en éloignoit ne me déplaisoit pas moins, et que peut-être n’étois-je pas inutilement où elle m’avoit vu. « Bon, reprit-elle avec impétuosité, voilà de belles espérances, pouvez-vous me dire cela ? » Là-dessus les deux ducs entrèrent, et nous nous mîmes à causer de toutes autres choses.

Le lendemain jeudi 2, comme je m’habillois, je reçus la réponse du maréchal de Besons. La vue d’une lettre me déplut, dans la pensée que c’étoit une excuse ; en l’ouvrant je fus plus content. Il me mandoit que j’étois le meilleur ami qui fût au monde, et qu’il se trouveroit au rendez-vous. Je m’en allai à la messe du roi, et je rencontrai Besons dans la galerie, qui m’attendoit. Je le surpris beaucoup par le récit de ce qui s’étoit passé la veille. Il se récria fort sur ma hardiesse, et quoique les choses lui parussent bien plus avancées qu’il n’eût osé l’espérer, il ne se promit encore nul succès ; mais il convint qu’il falloit pousser vigoureusement ce que j’avois si fortement commencé, et surtout tâcher d’emporter ce que nous nous étions proposé sans lâcher prise, ni quitter de vue M. le duc d’Orléans, jusqu’à ce que nous l’eussions obligé à faire ce grand effort sur lui-même, ou que nous pussions juger que nous n’en viendrions pas à bout. Le roi rentré chez lui, Besons et moi allâmes chez M. le duc d’Orléans. L’usage du renouvellement de l’année y avoit attiré quelque peu de monde qu’il expédia bientôt et s’enferma avec nous dans ce même arrière-cabinet, où je l’avois entretenu la veille. Comme nous y allions entrer, quelqu’un demanda à dire un mot à Besons, et cependant M. le duc d’Orléans me regardant en souriant : « Avouez, me dit-il, que vous avez envoyé querir Besons ? » Je souris aussi et le lui avouai ; j’ajoutai que j’avois eu envie de le lui proposer la veille, mais qu’ayant fait réflexion qu’il me diroit peut-être de n’en rien faire, j’avois mieux aimé lui taire mon dessein, et que ce qui m’avoit hâté de sortir de chez lui, étoit pour écrire au maréchal à temps qu’il reçût mon billet avant d’être retiré. Le prince convint que je l’avois pénétré, et que, s’il eût su ce dessein, il m’eût prié de n’en rien faire. Dans ce moment, Besons revint. Nous entrâmes dans l’arrière-cabinet, et nous nous assîmes.

Alors je pris la parole, et l’adressant au maréchal, je lui fis une seconde fois le récit de ce qu’il s’étoit passé la veille, non pour l’instruire de ce qu’il savoit déjà, mais pour entrer en matière, et l’exposer ainsi au tiers sans avoir l’air de la rebattre à M. le duc d’Orléans, à qui pourtant je la voulois de nouveau faire entendre. Besons regarda le prince, lui demanda ce qu’il lui sembloit d’un ami tel que je me montrois l’être, lui dit la résolution qu’à mon instigation lui et moi avions prise ensemble, puisque nous avions molli, enfin, qu’il louoit et admiroit mon courage, de l’avoir exécutée. Il ajouta ensuite un raisonnement court, mais juste et fort pour le déterminer, et se tut après pour le laisser parler. Les propos de M. le duc d’Orléans ne furent rien de suivi, mais les élans d’un homme qui souffre une violence étrange, et qui s’en fait même pour la souffrir. Après l’avoir laissé quelque temps rêver, soupirer, se plaindre, je lui dis que je souffrois moi-même autant que lui, d’avoir à l’attaquer sur un chapitre aussi sensible ; que de cela même il devoit juger à quel point de nécessité à tous égards indispensables il se trouvoit réduit à se vaincre ; que j’étois parti pour ma campagne, très en peine de la situation en laquelle je le laissois, et à la cour et dans le monde, mais qu’à mon retour j’avois été navré de douleur d’apprendre quel progrès en mal ces quatre mois avoient produit ; qu’il n’étoit plus question de se flatter, qu’il falloit qu’il considérât son état devenu intolérable ; qu’il en falloit sortir par quelque voie que ce fût, et que toute voie lui étoit fermée, hors celle que je lui avois présentée ; qu’elle étoit dure, cruelle, mais unique ; qu’après tout il falloit bien qu’il se séparât un jour de celle qui le tenoit sous son joug ; qu’un engagement si long, si éclatant, l’avoit précipité dans un abîme sans fond ; que le jour de s’en arracher étoit venu, et qu’il ne tenoit qu’à lui de se faire de cet abîme un degré d’honneur, de faveur et de gloire, qui le porteroit en un instant plus haut qu’il n’avoit jamais été. Le maréchal répéta ces dernières paroles en les assurant et y applaudissant, et nous demeurâmes ainsi quelque temps, nous renvoyant la balle l’un à l’autre pour n’irriter pas en pressant trop fort, et donner lieu à digérer ce qui avoit été dit, et ce que nous continuions de pousser en nous parlant ainsi l’un à l’autre, mais aussi sans nous parler trop longtemps.

Après assez de silence, M. le duc d’Orléans nous demanda, mais en me regardant, comment nous l’entendions, et par où nous prétendions le porter si haut, par une démarche qu’il comprenoit assez qui pourroit plaire au roi jusqu’à un certain point, mais qui n’ayant rien de commun avec les choses qui l’avoient jeté dans une disgrâce sensible, puisque depuis cet engagement et avant ces autres choses, il s’étoit longtemps soutenu à merveille avec lui, et une démarche encore qui ne faisoit rien à personne ? comment donc nous prétendions le tirer par là de tout ce dont on l’avoit accablé, et du côté de la cour et par rapport au monde ? Comme j’en avois ouvert le premier propos, et que M. le duc d’Orléans sembloit m’adresser sa question plus particulièrement qu’au maréchal, je crus que c’étoit à moi à répondre, et à mettre cet argument dans tout son jour, de la force duquel je sentis bien par la question même que je pourrois tirer un grand secours. Je pris donc la parole, et je dis qu’en quittant une vie qui scandalisoit depuis si longtemps ceux même qui, peu attentifs à leur conscience, ne l’étoient qu’à l’honneur du monde, il se déchargeroit du blâme qu’il avoit encouru en la menant, et de tout celui encore qui lui avoit été imputé pendant sa durée ; qu’une violente passion ne réfléchit à rien et se laisse entraîner à tout ce qui en est la suite ; que ses curiosités sur l’avenir, qu’il avoit cru avoir peu frappé, et être depuis longtemps effacées, s’étoient renouvelées et grossies depuis quelque temps à tel point, qu’elles étoient regardées comme un crime du premier ordre, comme une impiété détestable, et par les yeux les plus favorables, comme une faiblesse qui faisoit un tort extrême à tout ce qu’on avoit pensé de lui de grand et de solide ; qu’il étoit considéré comme un homme tourmenté d’une soif ardente de régner, née à la vérité de son ambition, mais inspirée par les choses qui lui avoient été montrées dans les exercices de ces curiosités, reçues avec terreur des uns, avec dédain des autres, mais de tous, comme ce qui lui avoit fait monter dans l’esprit ces superbes pensées qui ne pouvoient s’accorder avec l’homme sage, moins encore avec le bon sujet ; que de là se tiroient les sources de son affaire d’Espagne, avec les raisonnements et les conséquences les plus sinistres, et bien d’autres choses encore que je ne pouvois prendre sur moi de lui déployer ; il m’en pressa, c’étoit ce que je voulois.

Après m’en être défendu assez longtemps pour exciter sa curiosité davantage, et pour le préparer à entendre d’affreuses énormités, je lui dis que, puisqu’il me le commandoit, et puisqu’il étoit encore en tel état, qu’il étoit besoin qu’il sût tout, et ce que personne n’osoit lui dire, il apprît donc qu’il s’étoit débité, et [avait été] trop reçu par les fripons et par ceux qui, trop éloignés, n’avoient aucune connoissance de lui, qu’il avoit un concert avec la cour de Vienne pour épouser la reine douairière d’Espagne, dont le grand amas d’argent et de pierreries lui serviroient à se frayer un chemin au trône d’Espagne sans trop fouler les alliés ; que, pour y parvenir, il répudieroit sa femme ; que, par l’autorité de l’empereur tout-puissant à Rome par la terreur qu’il avoit imprimée au pape, il feroit casser son mariage comme étant honteux, et fait par oppression violente, conséquemment déclarer ses enfants bâtards ; que, n’en pouvant point espérer de la reine douairière d’Espagne, il attendroit sa mort du bénéfice du temps et de l’âge pour épouser Mme d’Argenton à qui les génies avoient promis une couronne ; que, pour ne lui rien celer, il étoit doublement heureux d’avoir conservé Mme la duchesse d’Orléans à travers les infirmités et les dangers de la grossesse et de la couche dont elle venoit de se tirer, parce que, outre sa conservation, le recouvrement de sa santé faisoit honteusement taire les scélérats qui n’avoient pas craint de répandre qu’elle étoit empoisonnée ; qu’il n’étoit pas fils de Monsieur pour rien, et qu’il alloit épouser sa maîtresse.

À ce terrible récit, M. le duc d’Orléans fut saisi d’une horreur qui ne se peut décrire, et en même temps d’une douleur qui ne se peut exprimer d’être déchiré d’une manière si âprement et si singulièrement cruelle. Il s’écria plusieurs fois, et moi qui voulois avaler ce calice tout d’un trait, sans être obligé d’y replonger mes lèvres, j’avois toujours étouffé sa voix dans sa naissance, pour avoir le temps de tout dire de suite. Quand j’eus fini je me tus, et M. le duc d’Orléans aussi, qui étoit tout hors de lui-même. Besons, éperdu de ce qu’il venoit d’entendre, avoit les yeux fichés sur le parquet qu’il m’a dit depuis qu’il avoit cru s’enfoncer, et n’osoit les remuer d’épouvante. Ce n’est pas qu’il ignorât rien de ce que je venois de dire, dont nous avions raisonné ensemble, et dont lui-même m’avoit appris le plus horrible, mais de me l’entendre exposer nettement à ce prince, il ne savoit plus où il en était. Après quelques moments de silence, M, le duc d’Orléans le rompit par les plaintes les plus amères de ce comble d’iniquités de gens capables d’imaginer de tels forfaits, des desseins également insensés et barbares, pour oser l’en accuser, et de la malice insigne, ou de la brute stupidité de ceux qui prêtoient l’oreille à ces horreurs, et leur langue pour les répandre. Je crus devoir laisser quelques moments à de si justes plaintes, et au maréchal, éperdu d’ouïr faire de tels récits en face, de reprendre un peu ses esprits. Revenu un peu à lui, il mêla ses plaintes, mais il confirma en peu de mots la publicité de ces terribles bruits. Enfin je repris mon discours, dont je n’avois fait qu’une partie.

Je dis à M. le duc d’Orléans, que maintenant qu’il voyoit à découvert les causes de l’abandon du monde et de l’éloignement prodigieux du roi pour lui et de sa famille, il apercevoit du même coup d’œil la connexité de la rupture de cet attachement funeste, avec le rétablissement de tout lui-même, que rompant des liens qui, par leur durée et par les effets qu’on leur attribuoit, n’étoient plus regardés qu’avec une horreur et une indignation générale, et qui seroient au moins toujours susceptibles de toutes les noirceurs que les scélérats tâcheroient d’en tirer, il feroit tomber les effets avec leur cause, et libre de cet arrangement, deviendroit net de tout crime et de tout soupçon. Je fis encore en cet endroit une pause pour faire entrer peu à peu, et le moins qu’il se pourroit à dégoût un raisonnement si fâcheux par sa vérité et sa force, et ne révolter pas en accablant trop coup sur coup. Le maréchal de Besons, qui jusque-là n’avoit pas dit grand’chose, se mit à parler davantage, et n’ayant qu’à suivre un chemin que j’avois ouvert à force de bras, il battit à son tour avec force et justesse. M. le duc d’Orléans, outré et abattu de plus d’une douleur bien vive, ne disoit rien, et c’étoit beaucoup qu’il écoutât. Nous parlions le maréchal et moi comme l’un à l’autre, louant chacun quelque mot que son compagnon avoit dit pour l’inculquer par là plus fort, mais d’une façon plus douce que si nous nous fussions toujours adressés au prince même, laissant assez tomber la conversation pour fatiguer moins celui pour qui seul elle se faisoit. Alors M. le duc d’Orléans, comme sortant d’un profond sommeil par une plainte amère, s’écria : « Mais comment m’y résoudre, et comment lui dirai-je ? » Ce mot échappé à l’effort de la persuasion confirma mon espérance. Je le saisis avidement et je répondis d’un ton ferme, qu’il avoit trop bon esprit pour ne pas sentir à quel point cette résolution étoit nécessaire à former promptement et à exécuter de même ; que, s’il n’étoit question que de la manière, chose que je n’avois osé lui entamer, mais qui n’étoit pas moins principale à agiter pour sa grandeur et pour sa gloire, je le suppliois d’avoir encore la patience de m’entendre là-dessus, que mon sentiment étoit, et que je croyois être aussi celui de Besons, qu’il étoit également inutile et dangereux qu’il rompît avec Mme d’Argenton, si elle restoit dans Paris : dangereux en ce qu’il ne se tiendroit jamais de la revoir, et que la revoir et renouer avec elle seroit même chose, inutile en ce que ne la revoyant même pas, quoique supposition impossible, il le seroit pour le moins autant d’en persuader le roi et le monde, par quoi tout son effort ne lui serviroit à rien.

À ces mots, il me demanda avec impétuosité ce que je prétendois donc qu’il fît, et de quel front s’empêcher de la voir au moins pour rompre, puisque, s’il rompoit, ce ne seroit ni par dégoût ni par mécontentement d’elle. Je répondis avec un air de froide tranquillité, que, s’il étoit résolu à la revoir comme que ce pût être, tout ce combat étoit superflu ; et le maréchal prenant en même temps la parole, la mena bien, s’échauffa, et conclut que la revoir seroit un bail nouveau, plus certain, plus fort, plus durable que le premier ; qu’au nom de Dieu il ne se laissât pas succomber à cette faiblesse, dont il se repentiroit à jamais ; que, si déterminément il la vouloit revoir, il quittât toute pensée de rompre avec elle, ou que, s’il étoit assez généreux pour se surmonter en ce point, qu’il ne se présentât pas à une défaite assurée, et qu’il se gardât sur toutes choses de l’aller voir, et même de lui écrire. J’appuyai cet avis si salutaire tout du mieux que je pus, et sur les difficultés et les raisons qu’il chercha à opposer, j’ajoutai que cette manière étoit même celle de toutes la moins désobligeante, puisqu’elle témaignoit un amour si redoutable qu’on n’osoit s’exposer à voir celle qui l’allumoit, quand on avoit résolu de l’éteindre. De là je repris mon discours, et je lui dis que n’y ayant que dangers de toutes parts de laisser Mme d’Argenton à Paris en rompant avec elle, et quelque grand qu’il fût, n’ayant pas le pouvoir de l’en bannir, ni quand il l’auroit, grâce à l’exercer sur elle, cela même lui enseignoit la route qu’il devoit tenir, et lui fournissoit en même temps tout moyen d’un rétablissement complet ; qu’il falloit qu’il allât trouver le roi, qu’il lui dît qu’il venoit à lui comme à un asile contre soi-même ; qu’une passion démesurée, à laquelle il s’étoit abandonné tout entier, lui avoit trop déplu, et par son propre déréglement et par toutes les suites funestes et les malheurs qui en avoient été les fruits ; qu’il ne pouvoit plus vivre ainsi dans sa disgrâce, si coupable à ses propres yeux ; qu’il se jetoit donc entre ses bras avec son ancienne confiance en ses anciennes bontés, pour qu’il lui pardonnât tous les déplaisirs que ses désordres lui avoient causés, et pour qu’il aidât sa faiblesse à se tirer d’un engagement, qu’il sentoit qu’il ne pouvoit rompre et qu’il le supplioit de briser ; qu’il lui demandoit de profiter de cet instant qu’une lueur de raison et de devoir l’avoit saisi, et de faire ordonner à Mme d’Argenton de sortir de Paris, afin que, secouru par l’absence, il pût soutenir sa résolution et le pas qu’il faisoit pour sortir des abîmes où l’amour l’avoit précipité. J’ajoutai que, parlant de la sorte à un oncle qui l’avoit tendrement aimé, et qui lui en avoit donné toutes sortes de marques, à un beau-père outré du malheur de sa fille dont par là il verroit la fin, à un roi aisément pris par la confiance, à un homme d’expérience trop funeste de la puissance et des fruits de l’amour passionné, il le toucheroit tellement par toutes ces choses à la fois, qu’en un instant il feroit de lui le père de l’enfant prodigue ; que je savois d’ailleurs qu’une des choses du monde qui avoit le plus outré le roi contre lui dans l’affaire d’Espagne étoit la tendre amitié qu’il s’étoit toujours sentie pour lui, et qu’il avoit espérée réciproque par un air de liberté avec lui qu’il avoit remarquée et sentie infiniment plus que dans ses enfants, et qui lui avoit extrêmement plu ; que le dépit de se voir trompé dans une pensée qui lui étoit douce l’avoit horriblement piqué contre lui ; qu’il s’en étoit une fois entre autres expliqué ainsi à Mme de Maintenon, en entrant chez elle plein de la chose, les lèvres lui tremblant de colère en lui faisant ces plaintes, et lui parlant de cela comme d’un malheur extrêmement sensible ; qu’un recours au roi, tendre, touchant, confiant, avouant tout sans rien dire, et cachant sous le voile de son embarras tout ce qu’il n’étoit ni bon ni à propos d’expliquer, auroit la force de faire renaître dans le roi ses premiers sentiments pour lui, que cette conduite lui feroit croire avoir été bien fondés, avec une satisfaction d’autant plus utile qu’il se trouveroit affranchi du reproche qu’il s’étoit fait à lui-même d’avoir été la dupe d’une amitié qui n’étoit pas, et se trouveroit flatté en sa partie sensible de voir son neveu se jeter entre ses bras pour le délivrer d’un lien qu’il n’avoit pas la force de briser soi-même, tandis qu’il se souviendroit, avec ce retour satisfaisant d’amour-propre, que ce sacrifice se seroit fait uniquement à lui ; que de ces favorables dispositions naîtroient aisément en lui l’opinion que toutes les fautes, les plus graves imputations, les curiosités condamnables et suspectes, que l’affaire d’Espagne étoient les suites, les fautes, les effets d’une passion si forte et d’un si violent amour, dont toute la faiblesse lui étoit montrée par la manière de s’en arracher, qui le flatteroit encore.

M. le duc d’Orléans n’eut pas la patience d’en entendre davantage sans m’interrompre. « Quoi ! me dit-il, vous voulez que je la charge (Mme d’Argenton) de toute l’iniquité qu’on m’a imputée, et que j’en sorte à ses dépens ? Et n’est-ce pas assez de rompre, si je m’y résous, sans la livrer encore ? outre que ce seroit injustement sur les affaires d’Espagne, auxquelles elle n’a eu aucune part ; et pardonnez-moi si je vous dis que je m’étonne que ce soit vous qui m’ouvriez une telle porte. — L’amour vous aveugle, monsieur, lui répondis-je, et vous fournit une délicatesse que je vous avoue que je ne crains pas de combattre, pourvu que, sur un point qui vous est si capital, vous veuillez bien m’écouter avec défiance de vous-même. Vous sentez que je veux faire de Mme d’Àrgenton le bouc émissaire de l’ancienne loi, et vous, vous vous en hérissez comme d’une proposition qui vous flétriroit. Je ne me défends pas que ce ne soit mon dessein, M. le maréchal sera notre juge. » M. le duc d’Orléans s’écria encore et pressa le maréchal de parler, qui, après plusieurs circuits pour ne rien dire, prononça enfin que cela lui répugnoit. Je ne me rendis point et voulus me faire entendre, et je dis que ce qui en aucun cas possible ne devoit être fait, c’étoit de tirer son avantage aux dépens d’un autre, beaucoup moins par un mensonge infiniment pis quand cet autre avoit été dans notre liaison, mais qu’ici rien de tout cela. Que la vérité se conservoit entière des deux côtés ; que le dommage étoit nul de l’un, l’avantage infini de l’autre, et que les choses étant exactement ainsi, je n’y voyois nulle matière de scrupule d’honneur, de probité, ni de délicatesse. Ils convinrent tous deux du principe et m’en laissèrent faire l’application. Continuant donc, je demandai au prince s’il pouvoit disconvenir que son amour ne l’eût pas entièrement retiré de tous les devoirs de famille et de tous ceux encore de sujet du roi si principal et si bien traité, pour le jeter dans une vie obscure, retirée, avec un tas de petites gens, parmi des amusements indignes de son rang et de son esprit, dans des profusions qui avoient attaqué les fondements solides de ce que, dans les particuliers, on appelle leur fortune. Je lui demandai s’il pouvoit nier que ce ne fût pas ce même amour qui l’avoit replongé plus avant, et plus continuellement que jamais, dans ces curiosités auparavant bannies de chez lui, et si sinistrement interprétées, et si ce qui s’en étoit justement et véritablement débité jusque par lui-même n’avoit pas donné lieu aux plus fâcheuses augmentations et aux plus funestes interprétations qui s’en étoient faites.

Il m’avoua nettement ces choses, et, sur cet aveu, je pris droit de conclure qu’il étoit donc vrai à la lettre que son amour l’avoit jeté dans les plus grands dérèglements, dans des suites funestes, dans des désordres, dans des malheurs, dans des abîmes ; que non-seulement cela étoit trop vrai, mais trop connu et trop notoire ; qu’il ne diroit donc rien au roi de faux ni de nouveau en lui parlant comme je le lui proposois ; que, conséquemment, rien à cet égard ne devoit l’arrêter ; que, pour ce qui étoit de craindre de faire du mal à Mme d’Argenton, cette appréhension me paraissoit absurde ; que séparée d’avec lui, et hors de Paris, qui étoit une seule et même chose, je ne voyois point ce qui lui pouvoit arriver de fâcheux ; qu’il pourvoiroit sans doute à l’aisance de sa vie, outre ce qu’il lui avoit déjà donné ; que la cessation du commerce ne devoit pas emporter celle de la protection ; que le roi même avoit été trop amoureux en sa vie pour n’être pas susceptible de la délicatesse et du devoir de ce procédé ; qu’agir contre Mme d’Argenton en quelque sorte que ce fut, quoique séparée de son neveu, seroit agir contre son neveu même, et le flétrir cruellement, chose bien éloignée d’un rapprochement tendre et sincère, qui étoit l’unique but que je me proposois ; qu’ainsi il étoit clair que Mme d’Argenton n’avoit rien à craindre, mais beaucoup mieux à espérer de la façon que j’avois proposée de recourir et de parler au roi, et qu’à l’égard de l’avantage qu’en retireroit M. le duc d’Orléans, je n’en voulois d’autre juge que lui-même ; quant à l’affaire d’Espagne, que n’étant point de nature à pouvoir en reparler, il ne pouvoit, avec aucune bienséance, dire au roi que Mme d’Argenton y avoit ou n’y avoit point de part ; que son juste et bienséant embarras en parlant au roi sur sa rupture, ne lui permettoit aucun détail ; qu’ainsi lui dire que sa maîtresse étoit cause de ceci et non de cela étant chose ridicule et absurde, et l’ayant en effet et de son propre aveu entraîné dans tout, excepté dans l’affaire d’Espagne, rien n’étoit plus utile, plus dans l’ordre, plus à propos, plus hors de toute atteinte de la moindre blessure de délicatesse et d’honneur, que de parler au roi dans le vague dont je lui avois donné l’idée ; que, si après le roi joignoit dans la sienne l’affaire d’Espagne à tout le reste, comme lui n’exprimoit rien, et moins celle-là que nulle autre, comme il n’en pouvoit, en quoi que ce pût être, arriver ni pis ni mieux à Mme d’Argenton, je ne voyois pas quel scrupule il s’en pouvoit faire, ni pourquoi se priver d’un aussi grand bien que celui de se raccommoder si parfaitement avec le roi, auquel il ne pouvoit s’empêcher de parler comme je le pensois, pour recourir à lui avec succès certain et infiniment nécessaire, puisque les choses en étoient venues à ce point que c’étoit très-peu faire que rompre pour rompre, si, au plaisir de père, il n’ajoutoit au roi l’aise de père de famille, d’oncle, et surtout ceux de roi et de maître.

Nous disputâmes assez longtemps là-dessus et Besons ne témoignant pas se rendre entièrement, je conclus que je ne voyois pas quel scrupule pouvoit rester, Mme d’Argenton à couvert, le mensonge banni, la vérité conservée, et tout avantage procuré, sans que la ténuité du scrupule pût se fonder sur aucune base perceptible dans la manière pleinement vraie, juste et honnête de se le procurer. M. le duc d’Orléans soutenoit toujours qu’il y avoit là un tour de courtisan, et la droiture du maréchal, une fois hérissée, avoit peine à s’accoutumer à ma manière de penser, sur quoi je m’avisai de leur demander ce qui les choquoit. Besons voulut répondre, mais ne pouvant trouver sous sa main rien, pour ainsi dire, susceptible d’être empoigné, et y sentant au contraire sûreté pour Mme d’Argenton, vérité effective dans la chose, l’éblouissement emportant l’affaire d’Espagne, il cessa d’être peiné ; et depuis, M. le duc d’Orléans est convenu plus d’une fois avec moi qu’il n’avoit disputé que pour prolonger la dispute, et détourner cependant l’objet véritable de la conversation. Il cessa alors de contester sans s’avouer rendu ; et, après avoir déclaré que cette contestation ne seroit bonne que lorsqu’il se seroit déterminé sur le grand point (de rompre), ce qu’il n’étoit du tout point, il retomba dans un silence très-profond que le maréchal n’interrompit pas, et que je ne voulus pas troubler sitôt après une reprise de conversation si vive.

Cependant je m’aperçus bientôt que non-seulement M. le duc d’Orléans souffroit beaucoup en se taisant, mais qu’il étoit agité entre parler et ne parler pas. Il lui échappa ensuite des commencements de paroles, qu’un effort retenoit à demi prononcées, ce qui, s’étant répété quelquefois, m’enhardit à lui dire que je voyois bien qu’il vouloit se soulager avec nous de quelque peine qui l’agitoit ; que je ne le pressois point de le faire, mais que je le suppliois de considérer qu’il étoit entre ses deux plus assurés serviteurs, et dans un état qui ne demandoit point de contrainte. Il ne répondit rien, et je me tus. Après un assez long et vif combat intérieur, il nous dit, comme tout à coup, qu’après avoir bien balancé, il se sentoit pressé d’une chose qui lui faisoit une peine infinie à nous dire, mais que la situation en laquelle il se trouvoit en lui-même, et l’entière confiance qu’il avoit en nous le forçoit à la dire ; que parmi tout ce qui le combattoit contre ce que nous essayions de lui persuader de faire, une des choses qui le peinoient le plus étoit son domestique, et la vie en laquelle il retomboit en rompant. Je repris la parole. Je lui dis que j’avois commencé à sentir ce qui l’agitoit entre parler et se taire avant qu’il eût lâché ce mot ; que, par respect, je n’avois osé l’en laisser apercevoir, mais que j’étois ravi qu’il eût enfin pris le parti de l’ouverture avec de si véritables et de si sincères serviteurs ; puis, entrant en matière, je lui dis que je ne m’étonnois pas qu’il eût peine à s’engager dans une sorte de vie qui lui étoit tout à fait inconnue, et dont il n’avoit jamais eu le temps de connoître les douceurs.

À ce mot qu’il releva avec une sorte de transport, il nous avoua un éloignement extrême pour sa femme, et tel qu’il ne se sentoit pas capable de [le] vaincre jamais. Je regardai le maréchal, et je dis, en lui adressant la parole, que c’étoit là la chose à laquelle je m’étois le plus attendu, et qui aussi m’embarrassoit le moins ; qu’il étoit tout naturel que M. le duc d’Orléans, marié contre son gré, excité au dégoût de son mariage par ceux-là mêmes dont l’autorité l’en devoit défendre contre celle du roi, ou combattre ce dégoût après l’avoir mis en état de le regarder comme le plus grand malheur de sa vie, tombé ensuite en de mauvaises mains qui, par intérêt ou par flatterie, l’avoient non-seulement soutenu dans ce dégoût, mais persuadé que le marquer étoit une partie principale de sa dignité et de sa gloire, plongé ensuite en des déréglements passagers mais continuels, enseveli enfin dans une passion qui occupoit tout son cœur et tout son temps, qu’il étoit, dis-je, non-seulement naturel, mais impossible que tout ayant concouru à former et à fortifier un éloignement si dangereux, il ne fût devenu tel que M. le duc d’Orléans nous le représentoit ; mais que c’étoit au bon esprit, aux sages réflexions, aux considérations générales et particulières à détruire l’ouvrage pernicieux des passions, des mauvais conseils, du temps si longuement écoulé dans l’habitude de ces sentiments pour en prendre d’autres tout contraires, et dans lesquels seuls il trouveroit son repos et sa véritable gloire, avec la grandeur solide de sa famille particulière.

Besons appuya intiniment ces propos, loua Mme la duchesse d’Orléans, et me donna lieu de la louer aussi ; mais ces louanges, bien loin de produire un bon effet, irritèrent M. le duc d’Orléans, et le replongèrent dans son premier silence d’agitation et d’embarras. Enfin il débonda (et voici où la confidence et la confiance fut pleine, entière, nette, ne cachant ni choses ni noms) et nous dit ce que nous eussions voulu ne point entendre, mais ce qu’il fut pourtant très-heureux qu’il nous dît. Le maréchal se jeta sur des généralités très-vraies, mais j’eus le bonheur de trouver par des hasards à moi très-particuliers, mais tout à fait naturels et justes, des raisons tellement pertinentes, et des preuves si nettes et si exactes que M. le duc d’Orléans céda à leur force, ne put s’empêcher de demeurer convaincu, et ne put me rien opposer par diverses répliques, sinon que je ne lui dirois pas du mal de sa femme quand j’en saurois. « Non, monsieur, lui répondis-je, le regardant avec feu, très-assurément, je ne vous en dirois pas ; mais aussi ne vous parleroisje pas aussi positivement que je fais, si je n’étois non-seulement très-persuadé, mais si j’avois aucun soupçon qu’il s’en pût prendre d’elle, puisque vous en dire du mal, quelque vrai qu’il fût, seroit une noirceur affreuse, et que, s’efforcer de vous persuader en sa faveur un mensonge, et par des faits décisifs et positifs qui seroient contre la vérité, contre ma conscience, seroit une autre sorte de trahison. Si je voyois donc que vous eussiez malheureusement raison, content de n’en pas convenir, je me tirerois d’embarras comme je pourrois par des verbiages généraux qui ne manquent jamais, mais je me garderois bien d’avancer des choses et des preuves positives qui répugneroient également à la vérité, à l’honneur, et à la conscience, qui chez moi vont et doivent aller avant tout. »

Cette assertion si nette, si ferme, et en même temps si sincère, força son dernier retranchement ; il ne put même dissimuler sa joie de pouvoir sûrement compter qu’il avoit été méchamment trompé. Il s’en dilata davantage sur cet étrange chapitre, et, battu sur le fond des choses, il nous présenta beau pour l’être encore plus sur les indignes et scélérats auteurs. Il nous nomma Mme la Duchesse, Mme d’Argenton et quelques autres femmes perdues, la plupart intimes de sa maîtresse, auxquelles nous lui fîmes honte d’avoir ajouté foi, pour le peu qu’en méritoit leur réputation, sur des personnes même indifférentes, combien moins encore avec l’intérêt si sensible qu’elles avoient à mettre entre Mme sa femme et lui les derniers éloignements. Besons parla ensuite dignement et assez longtemps en ce même sens. J’ajoutai après qu’il devoit à jamais bénir cette journée, où le hasard lui avoit fourni des réponses et des preuves sans réplique, et où sa raison forcée se voyoit contrainte de s’avouer ses fautes, et de s’en repentir salutairement. Devenu de là plus hardi par avoir ôté la cause la plus empoisonnée de l’éloignement, je repris les louanges de Mme sa femme, sur lesquelles je me rendis éloquent. Je lui fis valoir sa patience sur la conduite qu’il avoit avec elle, la retenue exacte de toute plainte, le vif intérêt qu’elle prenoit à sa gloire, ses déplaisirs et ses mouvements dans son affaire d’Espagne, l’utilité de la tendrese du roi pour elle en cette fâcheuse occasion, et je m’étendis sur tous ces points. Besons m’y seconda très-bien, et M. le duc d’Orléans écouta tout avec beaucoup de patience. Nous nous mîmes après tous deux à lui vanter les douceurs et le prix d’un heureux mariage ; et comme nous en parlions tous deux par la plus douce expérience, nous lui fîmes beaucoup d’impression.

Ce fut l’état dans lequel nous le laissâmes, pressés par l’heure déjà fort tardive, et malgré lui, et en vérité bien fatigués d’un travail si rude et si étrange. Il nous conjura de ne le point abandonner dans le terrible combat où nous l’avions engagé ; et nous l’assurâmes que, dès que nous aurions dîné, nous ne différerions pas à revenir auprès de lui. En sortant, Besons me dit que j’étois le meilleur et le plus hardi ami qui se pût imaginer, que la force de ce que j’avois dit l’avoit fait trembler à plusieurs reprises jusqu’à lui ôter la respiration, avouant que cela étoit nécessaire pour arracher de force ce qui ne se pouvoit espérer autrement, et ce qu’il n’espéroit même guère encore. Il me promit de s’encourager pour seconder ma force le mieux qu’il pourroit, me dit qu’il falloit surtout empêcher ce prince d’aller à Paris, où un moment renverseroit tout notre travail, et tâcher même à ne le pas perdre de vue jusqu’au bout. Nous nous séparâmes promptement pour ne donner pas aux gens de M. le duc d’Orléans à penser et à raisonner plus que nous sûmes après qu’ils faisoient déjà d’une séance si longue, après la mienne de la veille ; et nous convînmes de retourner aussitôt que nous aurions dîné, et de passer toute la journée avec M. le duc d’Orléans.