Mélanges d’histoire naturelle



MÉLANGES
D’HISTOIRE NATURELLE.

LES NYMPHÉACÉES

LE LOTUS SACRÉ. — L’EURYALE FÈROCE. – LA VICTORIA REGINA. — LE PANOCCO DE L’ARKANSAS.

Des diverses plantes qui naissent au sein des eaux et viennent étaler à la surface leurs feuilles en brillans tapis de verdure, celles qui diaprent ce tapis des plus éclatantes fleurs, appartiennent toutes à une même famille, à la famille des Nymphéacées.

Déjà si remarquable par la splendeur ou l’élégance des espèces qu’elle embrassait, cette famille vient encore de s’enrichir d’une espèce nouvelle qui surpasse en beauté toutes les autres : c’est celle à laquelle les botanistes anglais, qui en ont publié les premiers une description un peu complète, ont donné, en l’honneur de leur jeune reine, le nom de Victoria regina. Cette plante devient le type d’un genre qu’il faudra ajouter aux quatre ou cinq dont se composait déjà le groupe.

La famille des nymphéacées a été pour les savans un sujet de recherches ardues, une matière à discussions nombreuses ; aujourd’hui même ils ne sont pas tout-à-fait d’accord sur la place qu’il convient de lui assigner dans le règne végétal. Mais peu nous importe, à nous autres pauvres ignorans, qu’elle appartienne à la classe des Monocotylédones ou à celle des Dicotylédones ; il nous suffit de savoir qu’elle est le principal ornement des eaux, et un ornement semé avec profusion, car la nature l’a répandue sur toutes les parties du globe où la végétation conserve quelque vigueur.

Dans nos pays, cette famille est représentée par deux belles espèces que tout le monde connaît : l’élégant nymphea blanc, appelé quelquefois lis des étangs, et le nénuphar commun, dont la fleur, un peu lourde de formes, mais éclatante de couleur, sème de rosaces d’or la nappe verte que déploient ses larges feuilles.

Ces deux plantes, communes dans les eaux dormantes et dans les parties les moins profondes des rivières dont le cours est peu rapide, s’accommodent de climats fort différens ; ainsi nous les voyons atteindre d’un côté les régions les plus chaudes de l’Europe, et de l’autre s’étendre jusqu’en Suède où elles ont à braver de rigoureux hivers. Elles se trouvent aussi dans le nord de l’Asie et de l’Amérique.

Une deuxième espèce de nymphea, l’espèce à fleurs bleues, est beaucoup plus délicate, et, en France (du moins à Paris), elle a besoin, pour vivre, de l’abri de nos serres. Elle est originaire des pays chauds, et très commune, par exemple, dans la vallée du Nil. Sa fleur, d’un bleu tendre délicatement nuancé, mérite bien les éloges qu’en ont faits les voyageurs ; au reste, elle n’est certainement pas plus belle que celle de notre lis des étangs, et ses feuilles, beaucoup plus petites, offrent, au lieu d’un vert gai, une teinte livide peu agréable à l’œil.

Le nymphea bleu et un autre nymphea à fleurs blanches, différent de celui de notre pays, se trouvent souvent représentés sur les monumens égyptiens, tant dans les sculptures qui couvrent les murailles des temples et des palais, que dans les peintures qui décorent les hypogées ; mais une autre espèce, qui figure sur les mêmes monumens, et qui l’emporte à beaucoup d’égards sur toutes celles que nous avons nommées, c’est le lotus rose des anciens, le nelumbo élégant des botanistes modernes.

Le lotus rose est mentionné par un grand nombre d’écrivains grecs et latins, tantôt sous ce nom de lotus, qui a été aussi donné à plusieurs autres végétaux, et tantôt sous celui de lis du Nil. Quelques-uns enfin, considérant moins la beauté de la fleur que les usages économiques du fruit, ont désigné la plante par le nom prosaïque de fève d’Égypte. C’est ainsi que l’appelle Théophraste, qui, d’ailleurs, nous en donne une description telle qu’on pouvait l’attendre du disciple d’Aristote :

« La fève d’Égypte, dit le botaniste ancien, croît dans les marais et dans les étangs. Sa tige (le pétiole et le pédoncule) a quatre coudées de long ; elle est de la grosseur du doigt et égale dans toute sa longueur, à peu près comme un roseau, mais sans nœuds. Le fruit qu’elle porte a la forme d’un guêpier ; il contient jusqu’à trente fèves, qui font saillie à la surface, et sont placées chacune dans une loge séparée. La fleur est deux fois plus grande que celle du pavot, et toute rose. Le fruit s’élève au-dessus de l’eau. Les feuilles sont grandes et ont la forme d’un chapeau thessalien.

« Lorsque l’on ouvre une des fèves implantées dans ce réceptacle en forme de guêpier dont nous avons parlé, on trouve à l’intérieur un petit corps plié sur lui-même, duquel naît la feuille. La racine de la plante est plus épaisse que celle d’un fort roseau, et offre, comme la tige de celui-ci, des divisions bien marquées. Elle sert de nourriture à ceux qui habitent près des marais ; ils la mangent tantôt crue, tantôt bouillie ou rôtie. Elle croît spontanément dans ces sortes de lieux ; cependant on la sème aussi, et, dans ce cas, on place la graine dans un peu de limon, qu’on entortille de paille, afin qu’elle aille au fond et ne soit pas exposée à se perdre. »

Le lotus rose est représenté sur la mosaïque de Palestrine ; ses fruits, ses fleurs et ses feuilles y sont très fidèlement figurés. Nous retrouvons encore les jeunes fruits et les fleurs de la plante dans la couronne de l’Antinoüs, et Athénée nous apprend à quelle occasion ils étaient devenus l’attribut du favori d’Adrien. Le lotus, enfin, est figuré sur la base de la statue du Nil, dont l’original est à Rome, mais dont nous avons, aux Tuileries, une belle copie.

Il semblerait qu’avec le secours de tant d’images exactes des diverses parties du lotus, et avec l’excellente description qu’en avait donnée Théophraste, il eût été impossible aux modernes de la méconnaître. C’est cependant ce qui est arrivé aux premiers botanistes qui, à l’époque de la renaissance des lettres, se sont appliqués à reconnaître les plantes indiquées par les anciens. Cela tient à une double cause : d’abord à ce que le nelumbo élégant portait chez les anciens trois ou quatre noms, outre celui de lotus, lequel, en revanche, s’appliquait à une douzaine de plantes différentes, mais surtout à ce que nos savans voulaient absolument reconnaître dans quelqu’un des végétaux de l’Égypte ce lotus nelumbo, qui en avait complètement disparu. Au reste, les voyages lointains, qui à cette époque amenèrent tant et de si importantes découvertes, firent bientôt retrouver dans un autre pays la plante perdue. Comment et quand avait-elle disparu de l’Égypte, c’est ce qu’on n’a pas manqué de se demander, et l’on en a proposé d’abord une explication qui semblait assez plausible, mais qui, comme nous le ferons voir, s’est trouvée insuffisante en ce qu’elle ne s’applique pas à d’autres faits qui évidemment sont liés à celui que nous considérons.

C’est, disait-on, à l’époque où le christianisme a pris racine en Égypte que le lotus a dû y être détruit, et on se sera appliqué à l’extirper, parce qu’il était devenu, comme toutes les choses qui se rattachaient à l’ancien culte, un objet d’aversion pour les nouveaux. La plante évidemment ne pouvait croître que dans les lieux qui étaient long-temps recouverts par les eaux du Nil, et rien ne nous prouve qu’elle se trouvât fort haut dans la vallée. Or, les parties du pays dans lesquelles elle se trouvait confinée, avaient alors une population si nombreuse, qu’en admettant que chacun se soit fait un point de conscience de contribuer à faire disparaître ce souvenir des faux dieux, il n’y aura pas eu besoin de beaucoup de temps pour y parvenir. Ce n’est pas, ajoutait-on, chose commune que de pouvoir faire une bonne œuvre en suivant un mauvais penchant (le penchant à détruire, hélas ! si commun parmi les enfans de tout âge) ; quand donc ces deux motifs d’action sont venus à agir concurremment sur des masses, leur effet a dû être irrésistible. »

Voilà qui est très bien pour le lotus, qui ne peut fuir ses persécuteurs ni se dérober à leur vue ; mais pour un oiseau pourvu de bonnes ailes et à une époque où l’on n’avait pas encore inventé les fusils à percussion, pour un petit mammifère qui se tient tout le jour caché et auquel le moindre trou offre un asile quand on le surprend dans ses excursions nocturnes, pour un insecte qui a la double ressource de s’enfoncer dans la terre et de s’élever dans l’air, l’explication est un peu en défaut ; cependant, pour être bonne dans le premier cas, il aurait fallu qu’elle s’appliquât également aux trois autres, car l’oiseau, le quadrupède et l’insecte, figurés comme la plante sur les monumens, conservés religieusement dans les sépultures, en un mot évidemment liés à l’ancien culte, ont disparu de même, et l’on ne peut supposer qu’ils aient été détruits.

On me permettra d’entrer ici dans quelques détails, la question étant du nombre de celles où les découvertes du naturaliste peuvent indiquer une direction aux recherches de l’historien.

Vers la fin du siècle dernier, un voyageur français, Olivier, en explorant, dans les environs de Memphis, un puits qui renfermait des momies d’animaux sacrés, y découvrit les restes fort reconnaissables d’une grande musaraigne d’espèce connue, le mandjourou. Ce fait qu’il signala, sans y attacher grande importance, ne tarda pas à en acquérir ; car les savans qui firent partie de notre expédition d’Égypte, en traçant la faune de ce pays, n’y comprirent aucune espèce de musaraignes. Or, le zèle qu’ils ont mis dans leurs recherches, et le temps qu’ils y ont consacré, ne permettent guère de supposer qu’un pareil animal eût pu échapper à leurs investigations s’il avait existé dans ce pays. La découverte d’Olivier devenait par là, je le répète, un fait très curieux, mais un fait dont on ne pouvait pas tirer de grandes inductions tant qu’il restait isolé. Il a cessé de l’être depuis quelques années. En effet, parmi les nombreuses curiosités rapportées d’Égypte en 1828, par M. Passalacqua, se trouvaient vingt-sept musaraignes embaumées. Dans ce nombre, il y en avait deux appartenant à la grande espèce déjà signalée par Olivier, deux qui paraissaient ne point différer d’une espèce assez commune en France, la musette, et vingt-trois qui révélaient l’existence d’une espèce entièrement nouvelle, aujourd’hui connue sous le nom de musaraigne sacrée, sorex religiosus. (Isid. Geoff.)

Il est à remarquer que ces vingt-sept musaraignes ne se présentaient pas comme autant de momies distinctes, mais qu’elles étaient toutes empâtées dans une masse de matière résineuse où se trouvaient aussi engagés quelques oiseaux et quelques reptiles. J’insiste sur cette circonstance, parce qu’elle prouve que la réunion de tous ces animaux n’est point le résultat d’une lente accumulation d’objets considérés comme précieux en raison de leur rareté. Toutes les musaraignes que renfermait cette triasse ont dû y être déposées à la fois ; elles ont dû mourir à peu de jours de distance. On en trouvait donc beaucoup à Thèbes.

Les renseignemens historiques ne nous apprenaient rien sur l’existence de ces petits mammifères dans l’ancienne Égypte. Il n’en est pas de même relativement à un oiseau dont on a depuis long-temps trouvé les momies. Vingt passages des auteurs grecs et latins nous parlent de l’ibis, nous le montrent habitant les temples, se promenant dans les rues, sur les places publiques des villes les plus populeuses. Il y pouvait, en effet, marcher en toute sûreté, car sa vie était mieux protégée par la loi que celle de l’homme même : tuer, fût-ce involontairement, un de ces oiseaux, c’était un crime que la mort seule pouvait expier.

Par quelles qualités l’ibis méritait-il d’être l’objet d’une telle vénération, c’est ce qu’ont pris soin de nous dire quelques écrivains, dont je n’entreprendrai pas de reproduire ici les raisons, parce que je crains de ne les avoir pas bien comprises. Je dois dire cependant que l’oiseau était duement reconnu pour l’inventeur des clystères, ce qui lui donnait des droits incontestables à la reconnaissance des valétudinaires. Il avait d’ailleurs à l’amour du peuple en général un plus noble titre ; c’était son attachement pour le pays, attachement tel, disait-on, qu’il mourait de douleur si on le transportait en terre étrangère. Eh bien ! l’ibis, qui, pour cette raison sans doute, était devenu l’emblème de l’Égypte, ne s’y trouve plus aujourd’hui, et c’est dans une autre contrée que l’ont découvert les naturalistes.

À la vérité, les rives du Nil nous présentent encore un oiseau (l’abou-hannès, de Bruce) qui a les plus grands rapports avec celui dont nous voyons la figure sur les monumens, dont nous trouvons dans les catacombes les dépouilles embaumées. La ressemblance est même si grande, que Cuvier, qui n’avait pas eu de peine à montrer l’erreur dans laquelle étaient tombés les naturalistes en donnant pour l’ibis sacré une espèce de cigogne à bec recourbé (un tantale), crut l’avoir retrouvé dans l’abou-hannès. C’est, en effet, la même taille, la même distribution de parties nues et de parties emplumées, le même arrangement de couleurs. Cependant il y a encore entre les deux espèces des différences constantes, quoique légères, tandis qu’on n’en peut reconnaître aucune quand on compare l’ibis des momies avec un ibis asiatique, dont nos collections se sont depuis quelques années enrichies.

Les Égyptiens étaient grands amateurs de symbolisme, et de même qu’ils voyaient dans l’ibis l’emblème de leur pays, ils voyaient celui du génie qui entretient le mouvement des sphères célestes dans certains insectes remarquables par l’habitude qu’ils ont de faire rouler à la surface du sol une boule dont je voudrais me dispenser de faire connaître la composition. Qu’il me suffise de dire que ces insectes, pour les anciens entomologistes, formaient, avec quelques autres genres dont ils se rapprochent par les mœurs autant que par l’organisation, la famille des bousiers. Latreille, après Weber, désigne ce genre sous le nom d’ateuchus ; d’autres naturalistes ont préféré conserver le nom de scarabée, qui est plus connu, et qui a été déjà employé par Pline pour les espèces dont nous avons à parler.

La figure des scarabées est répétée à profusion dans les bas-reliefs qui couvrent les monumens égyptiens. On la trouve reproduite en pierres fines, en métaux précieux, dans des bijoux, des cachets, dans des amulettes destinées à être portées au cou. Assez souvent le possesseur de ces joyaux a voulu les emporter avec lui dans la tombe ; un autre, plus dévot encore, ne se sera pas contenté de l’image de l’animal vénéré : c’est un vrai scarabée qu’on a dû déposer près de lui, et que nous retrouvons aujourd’hui dans son cercueil.

Les scarabées figurés sur les monumens et dans les bijoux n’appartiennent pas tous à une même espèce, et les passages des auteurs qui ont écrit sur l’Égypte en indiquent aussi plusieurs comme étant l’objet d’une sorte d’adoration. Toutes en général étaient honorées pour les raisons dont j’ai parlé plus haut ; mais chacune avait encore quelque particularité qui la recommandait aux respects du peuple l’une, parce que sa tête offrait une sorte de croissant, était consacrée à la lune ; une autre, parce que son corcelet et ses élytres brillaient de reflets dorés, était consacrée au soleil. Il y a de bonnes raisons pour croire que cette dernière espèce est celle que Latreille désigne sous le nom d’ateuchus Ægyptiorum, nom qui, si l’on oublie quelque jour les motifs qui l’ont fait donner, pourra devenir une cause d’erreurs.

L’espèce qui a été le plus souvent figurée est celle qu’on nomme avec Linnée scarabée sacré, elle se trouve dans presque toutes les parties chaudes de l’Europe, et jusque dans le midi de la France ; celle-là vit toujours en Égypte. Quant à l’ateuche des Égyptiens, il paraît bien constant qu’il a disparu du pays, de même que l’ibis sacré, que les musaraignes et le lotus rose.

Les faits que je viens d’exposer, et dont M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avait déjà fait le rapprochement, conduisent nécessairement à conclure, ou que des espèces naturelles à l’Égypte en ont disparu par suite de causes qui nous sont inconnues, ou, ce qui est plus probable, que les anciens Égyptiens tiraient de pays étrangers plusieurs des objets de leur culte.

Nous ne savons encore en quel pays se conserve l’espèce de la musaraigne sacrée ; mais rien, jusqu’à présent, ne nous autorise à la considérer comme éteinte, et je ne serais pas étonné que M. Botta nous la rapportât de son prochain voyage dans les contrées qui bordent la mer Rouge ; l’ateuche des Égyptiens a déjà été retrouvé par M. Caillaud dans le Sennaar. Quant au mandjourou, à l’ibis des temples et au lotus rose, nous savons qu’ils vivent tous trois dans l’Inde. N’existent-ils pas aussi dans quelque autre partie de l’Asie ? C’est ce que l’on n’est pas encore en mesure de dire relativement aux deux animaux. Pour la plante, on sait très positivement qu’elle s’avance fort loin vers l’est.

L’ibis, dans le Bengale, n’est point l’objet d’une attention particulière ; il est du nombre de ces êtres qui, n’étant considérés ni comme utiles, ni comme nuisibles, subsistent sans qu’on prenne aucun soin pour les propager ou pour les détruire. Il n’en est pas de même du mandjourou : c’est un animal très incommode qui se glisse dans les maisons, comme le font chez nous les rats et les souris, et qui a de plus que ces rongeurs l’inconvénient de répandre une odeur musquée très déplaisante, analogue à celle qu’exhalent les serpens et les caïmans de l’Amérique tropicale. Les Européens établis dans l’Inde le chassent tant qu’ils peuvent de leurs demeures, et, si les naturels ne le persécutent pas également, c’est seulement par suite de ce respect qu’ils ont pour tous les êtres vivans. Le lotus rose est au contraire pour les Hindous, comme il l’était pour les Égyptiens, un objet d’admiration et de respect. Son rôle dans les deux mythologies était-il le même ? C’est ce que l’on aurait intérêt à savoir, mais ce qu’on ignorera toujours, sans doute, parce qu’il n’est resté sur la religion de l’ancienne Égypte d’autres données que celles que nous ont fournies des étrangers, probablement très mal informés. Pour l’Inde, le cas est différent : les livres où furent exposées, dans les temps les plus reculés, les croyances de ce pays, sont parvenus jusqu’à nous, et, grace aux travaux de nos orientalistes, nous y pouvons puiser des renseignemens. Je donnerai donc ici ceux que contient sur le sujet qui nous occupe un de ces livres sacrés, sans prétendre d’ailleurs expliquer ce que je ne comprends pas moi-même, le sens mystérieux caché sous une légende en apparence fort ridicule.

Voici à peu près ce qu’on trouve dans le Siwa Purana :

Vishnou, avant de créer le monde, commença par produire une plante de lotus dont la tige était longue de plusieurs milliers de lieues. De la fleur, encore en bouton, procéda Brahma, qui, se livrant bientôt à de profondes réflexions sur ce qu’il était, et sur ce qu’avait pu être son origine, conclut à la fin qu’il devait sa naissance à la fleur du lotus. Il descendit alors le long de la tige, et continua à cheminer ainsi dans l’espoir d’atteindre jusqu’à la racine ; mais, après cent ans de marche, voyant qu’il n’y arrivait point, il revint sur ses pas, et monta pendant cent autres années. Il était encore loin de la fleur, quand Vishnou se fit voir. Bientôt une querelle s’engagea, et les deux divinités étaient près de se livrer bataille, lorsque Siwa apparut et empêcha le combat. Vishnou alors se transforma en sanglier, et, descendant le long du lotus, il arriva à Patal ; Brahma, de son côté, prit la forme d’une oie, et, se dirigeant du côté opposé, il finit par gagner le monde d’en haut.

Le lotus rose tel que le connaissent les hommes, quoique ne pouvant être considéré que comme un chétif représentant de celui qui enfantait des dieux, est toujours, on le pense bien, quelque chose de respectable pour les Hindous ; mais il faut dire à leur louange que même quand ils le considèrent sous un point de vue purement profane, ils savent convenablement l’apprécier. Pour n’être pas rare dans leur pays, ce magnifique végétal ne perd rien de son prix à leurs yeux, et ils en font l’ornement des palais.

Les habitans de l’ancienne Égypte n’étaient pas moins sensibles que ceux de l’Inde moderne à la beauté du lotus, et Strabon nous apprend qu’un des plaisirs des voluptueux de cette époque était de se faire promener dans d’élégantes barques sur des lacs dont les eaux étaient couvertes de ces admirables fleurs. Il nous reste même la représentation d’une scène de ce genre où le lotus est figuré d’une manière très reconnaissable ; c’est dans la fameuse mosaïque de Palestrine, que j’ai déjà eu occasion de citer.

J’ai retrouvé une scène presque semblable sur un écran chinois que possède une personne de ma connaissance. La peinture, qui est exécutée avec beaucoup plus de correction et de délicatesse que nous ne sommes habitués à en trouver dans ces images de pacotille qu’on nous apporte de Canton, représente le parc d’un homme riche, avec ses pavillons de forme fantasque, ses bosquets de bambous, ses touffes de bananiers, ses ponts, ses ruisseaux. Sur le devant est une petite nacelle qu’une femme jeune et jolie pousse au milieu d’un méandre de lotus tandis que sa compagne se penche pour cueillir une de ces fleurs. Nous savons, au reste, par les récits des missionnaires, que, parmi les plantes d’agrément qu’on cultive dans le céleste empire, celle-là est une des plus estimées. Ses formes sont fréquemment reproduites par les artistes dans les ornemens des vases et des meubles. Je me rappelle en particulier avoir vu, dans un magasin du passage des Panoramas, un bassin d’airain remarquable par ses dimensions et par son élégance, qui était la représentation exacte d’une feuille de lotus.

Outre cette belle nymphéacée, les Chinois en ont une autre qui lui ressemble beaucoup au premier aspect, mais dont les botanistes ont fait le type d’un genre distinct ; la seule espèce connue, l’euryale féroce, a reçu ce nom, que pour ma part je n’aurais pas voulu donner à une si noble fleur, à cause des épines redoutables qui hérissent ses pédoncules, ses calices et ses fruits.

L’euryale a été vue pour la première fois en Europe en 1809, et je ne sais si on l’a eue vivante en France. Quant au lotus rose (nelumbo élégant), il a fleuri plusieurs fois dans nos serres. On en a eu, en 1835, au jardin botanique de Montpellier, qui ont passé tout l’été en plein air, et s’y sont même développés beaucoup mieux que ceux qu’on tenait toute l’année sous châssis vitrés. Une des feuilles avait jusqu’à un pied et demi de large, et les fleurs n’avaient pas moins de onze pouces en diamètre.

L’Amérique méridionale paraît ne pas avoir de vrais nelumbos. On avait cru y trouver des euryales ; mais l’espèce d’abord désignée sous ce nom appartient certainement au genre Victoria. Ce genre, ainsi que je l’ai dit, a été créé par les botanistes anglais pour une belle plante de la Guyane, qu’ils considéraient à tort comme nouvelle, et que venait de découvrir M. Schomburgk dans une expédition aventureuse vers les sources de la rivière Berbice. Comme le voyageur a donné lui-même la relation de cette expédition, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire ici le passage de son journal qui se rapporte à la fleur dont nous avons à nous occuper.

« 1er Janvier 1837. — Depuis quelques jours nous n’avancions qu’avec une extrême lenteur. Le lit de la rivière s’était resserré, et l’action des eaux contre les rives, au temps des grandes crues, en produisant de nombreux éboulemens, avait fait tomber en travers beaucoup d’arbres qui nous barraient quelquefois complètement le chemin. Pour ouvrir un passage aux canots, il fallait avoir recours à la hache, et, neuf fois sur dix, il arrivait que nous avions affaire à des troncs de Mora, arbre dont le bois, le plus dur de tous ceux de la Guyane, augmente encore de dureté quand il a séjourné dans l’eau. Une seule barrière nous arrêtait ainsi quelquefois deux heures ou plus, et parfois nous en rencontrions successivement trois ou quatre, à une petite distance les unes des autres. Notre métier était, comme on le voit, des plus rudes ; aussi n’y avait-il de privilége pour personne, et les femmes seules étaient dispensées de mettre la main à la hache..

« Pour comble de disgrace, une espèce de dyssenterie s’était mise parmi nos Indiens ; la plupart avaient, en outre, des rhumes très fatigans, et quelques-uns étaient assez indisposés pour n’être absolument propres à aucun service.

« Je voyais donc la nouvelle année commencer sous de tristes auspices ; et, en songeant à tous les obstacles imprévus qui nous avaient contrariés depuis le moment du départ, à tous ceux que me faisait prévoir comme très prochains l’arrivée de la saison des pluies, je me sentais profondément découragé. J’étais encore plongé dans ces tristes réflexions, lorsque nous arrivâmes à un point où la rivière s’élargissait tout à coup, et formait, du côté de la rive orientale, comme un grand lac parfaitement calme, le courant s’étant porté entièrement vers la rive opposée. Mes yeux, en parcourant ce bassin, s’arrêtèrent sur un objet éloigné dont je ne distinguais pas bien la forme, mais qui me semblait être quelque chose d’entièrement nouveau. J’excitai mes rameurs, et bientôt ma curiosité fut satisfaite ; elle n’avait pas été vainement excitée ; car je me trouvais en présence d’une des merveilles du règne végétal ! Toutes les tribulations passées ne furent plus rien dès-lors à mes yeux, je venais d’en être amplement récompensé.

« Qu’on se figure les eaux couvertes dans une grande étendue de feuilles arrondies et relevées par les bords en forme de soucoupe, mais ayant de cinq à six pieds de diamètre, et du milieu de ces feuilles naissant des fleurs de taille proportionnée, dont les innombrables pétales nous présentaient toutes les nuances, depuis le blanc pur jusqu’au rose vif. Je ne pouvais me rassasier d’un tel spectacle, et je ramais d’une de ces îles flottantes à l’autre, comme si chacune avait dû m’offrir quelque chose de nouveau.

« La feuille de cette plante n’est pas moins remarquable par sa structure que par ses dimensions. Elle porte en dessous huit nervures principales, saillantes de près d’un pouce, et disposées en manière de rayons également espacés qui divergent d’un centre commun ; des nervures secondaires, aplaties en forme de bandelettes, en partent de chaque côté, et, par leurs entrecroisemens, divisent toute la face inférieure en cellules comparables à celles d’un réseau de miel : ces cloisons sont garnies à leurs bords libres d’épines raides et élastiques. La face supérieure est lisse, mais on y aperçoit cependant la trace des cloisons dont je viens de parler, ce qui la fait paraître comme aréolée. D’un beau vert en dessus, la feuille est pourpre en dessous, et le bord relevé, participant des deux couleurs, est rouge en dehors et verdâtre en dedans. Le pédoncule de la fleur, près du calice, est épais d’un pouce et garni d’épines très pointues, longues de huit à neuf lignes. Le calice lui-même est également bien armé ; il se divise en quatre sépales larges de trois pouces et longues de sept. La fleur, au moment où elle vient de s’épanouir, est blanche avec une légère teinte rosée vers le centre ; mais cette dernière couleur s’étendant peu à peu, on la trouve le second jour d’un rose uniforme, et dans ces deux états elle est également belle. Enfin, comme si rien ne devait manquer à sa perfection, elle exhale un parfum des plus doux.

« Ainsi que cela se voit dans d’autres nymphéacées, notre fleur offre un disque charnu et un passage insensible des étamines aux pétales. Ceux de ces pétales qui approchent le plus du calice sont épais, et contiennent à l’intérieur des cellules aériennes qui font l’office de petites bouées et servent à faire flotter la fleur. Le fruit, partagé en plusieurs cellules, contient de nombreuses graines, enchâssées dans une substance spongieuse.

« Nous retrouvâmes cette belle plante en plusieurs autres points de la rivière, et, à mesure que nous la rencontrions plus haut, elle nous présentait de plus grandes dimensions ; nous mesurâmes une feuille, qui avait six pieds cinq pouces de diamètre (environ six pieds de France). La partie relevée du bord était haute de cinq pouces et demi ; la fleur était large de quinze pouces.

M. Schomburgk, dans le courant de l’année 1837, envoya en Europe des échantillons de la fleur dont la découverte l’avait rendu si heureux. Ces échantillons, examinés par un savant botaniste, M. Lindley, présentèrent des caractères qui pouvaient autoriser l’établissement d’un nouveau genre et la plante qui en devenait le type reçut, conformément au désir exprimé par le voyageur, le nom de Victoria Regina.

On se demande naturellement comment une plante aussi belle a pu échapper aussi long-temps aux investigations des botanistes. Ne se trouverait-elle que dans ces parties reculées de la Guyane, restées jusqu’à ce jour presque inconnues aux Européens ? Nullement. Nous savons aujourd’hui qu’elle se trouve dans plusieurs autres contrées de l’Amérique tropicale, et nous savons même qu’elle avait été vue par plusieurs naturalistes. Ainsi Poeppig, vers l’année 1830, l’observa sur l’Amazone ; mais il crut pouvoir la comprendre dans le genre euryale, et c’est sous le nom d’euryale amazonica qu’elle fut signalée en 1831, dans le journal de Froriep. À peu près vers la même époque, et même un peu plus tôt, notre compatriote M. Alcide d’Orbigny l’avait rencontrée beaucoup plus au sud, dans la province de Moxos. Enfin, cinquante ans auparavant, un botaniste allemand, mort en Amérique, et dont les découvertes nombreuses ont été à peu près perdues pour la science, Hæncke, l’avait vue dans la même province, et ses manuscrits, s’ils existent encore, doivent en contenir une description.

Outre l’espèce dont nous venons de parler, le genre Victoria en contient une seconde, qu’un des naturalistes que nous nommions tout à l’heure, M. A. d’Orbigny, avait observée, il y a quelques années, dans les eaux de la province de Corrientes, et dont il avait alors envoyé des échantillons desséchés au Museum d’histoire naturelle. Cette seconde espèce, qui se distingue au premier coup d’œil de la première, en ce que la face inférieure de ses feuilles est blanche au lieu d’être pourprée, est connue dans le pays sous le nom de maïs d’eau, parce que ses graines farineuses, grosses comme un petit pois et très nombreuses dans chaque fruit, sont mangées en guise de maïs.

Le genre Victoria s’étend ainsi dans l’hémisphère sud, jusqu’au vingt-cinquième degré de latitude et même davantage. Du côté nord, il ne paraît pas s’étendre aussi loin : jusqu’à présent du moins, rien n’autorise à croire qu’il se trouve dans l’Amérique septentrionale, quoique plusieurs provinces lui eussent offert un climat aussi doux que celui du Paraguay. Au reste, la flore de l’Amérique centrale est encore trop imparfaitement connue pour qu’on puisse rien affirmer à cet égard ; mais ce que l’on sait, c’est qu’en s’avançant un peu plus au nord, et vers la région où s’arrêterait le genre Victoria, si sa distribution dans l’hémisphère boréal était la même que dans l’hémisphère austral, on voit reparaître le genre nelumbo ; il y est représenté par une espèce différente de celle qui a été si fameuse dans l’ancien continent. Voici en quels termes en parle M. Timothée Flint, dans sa description de la vallée du Mississipi, tome Ier, page 89 :

« Parmi les plantes aquatiques, il en est une qui, par la beauté de ses fleurs, surpasse toutes les autres et reste sans rivale au milieu d’elles. On la trouve dans les états du sud et dans ceux du centre ; mais c’est surtout dans la vallée de l’Arkansas qu’elle se montre dans toute sa splendeur, et qu’elle atteint ses plus grandes dimensions. Ses feuilles sont ovales, d’un vert brillant et très lisses à leur surface ; les plus grandes ont la taille d’un parasol. Elles flottent à la surface des bayoux et des lacs, et sont si rapprochées les unes des autres, qu’elles forment un plancher continu sur lequel on voit des maubèches et d’autres oiseaux courir, sans se mouiller les pieds, en poursuivant leur proie.

« Cette plante est connue sous différens noms : les Indiens du haut Arkansas la nomment Panocco, les botanistes y reconnaissent une nymphéacée, une espèce du genre nelumbo. Sa fleur est la reproduction en grand de celle du nymnphea odorata, ou lis des étangs de la Nouvelle-Angleterre. C’est la même forme, la même distribution de couleur (le blanc éclatant et le jaune doré), mais ce n’est plus le même parfum ; et la fleur de notre nelumbo, sous ce rapport comme sous celui de la taille, peut être rapprochée de celle du magnolia grandiflora. Malgré cette imperfection, elle tient encore le premier rang parmi toutes les fleurs qu’il nous a été donné de voir ; elle est la plus magnifique comme elle est la plus grande.

« On se peindrait difficilement, ajoute notre auteur, l’impression qu’éprouve le voyageur lorsqu’au milieu d’une de ces tristes forêts de cyprès, où l’air étouffé est infesté d’innombrables moustiques, où des eaux noires ne lui offrent que de hideux caïmans, que d’impurs oiseaux cherchant leur nourriture dans la fange, il voit tout à coup apparaître un champ flottant de verdure, couvert d’une multitude des plus belles fleurs que la nature ait jamais produites.

« Le fruit du nelumbo de l’Arkansas consiste en une capsule, dans laquelle sont enchâssées de quatre à six graines, ayant la forme et à peu près la taille du gland. Quand elles sont encore vertes, les Indiens les mangent rôties ; tout-à-fait mûres, elles peuvent être mangées comme des noix ou réduites en farine ; dans ce dernier état, elles servent à faire une sorte de pain.

« Les racines de la plante sont comme celles du nymphéa, mais plus grosses ; les pédoncules et pétioles qui en partent ont de quatre à dix pieds, et même davantage.


Roulin.