imprimerie de la Vérité (Ip. 282-285).

POLITIQUE ET POLITIQUE


14 juillet 1880.


Il y a politique et politique comme il y a fagot et fagot. Il y a la politique des politiqueurs, et la politique de ceux qui ne sont pas politiqueurs. Nous ferons de cette dernière politique, exclusivement. Nous ne voulons pas de l’autre.

Habitants de la province de Québec, n’est-ce pas que la politique qu’on fait ordinairement dans notre pays est bien nuisible à vos intérêts ? À quoi se réduit cette prétendue politique dont nous entendons si souvent parler ? À bien peu de chose, en vérité ; ou, du moins, à bien peu de chose digne de l’admiration d’un honnête homme.

Pour certaines gens, la politique, c’est la distribution du patronage, des places, des emplois publics. À leurs yeux, l’homme d’état n’est tenu qu’à bien connaître les besoins de son parti dans le comté ou le district qu’il représente ; sa science doit se borner à posséder les noms et les états de service de ceux qui ont travaillé avec le plus d’ardeur aux élections ; son honnêteté consiste à récompenser les amis et à « créer des misères » aux adversaires, à placer un tel ou un tel, à donner une entreprise à Jean, à enlever un contrat à Pierre, à faire transporter le bureau de poste à dix arpents de la maison du chef du parti opposé. Le plus grand crime que ces braves gens puissent reprocher à un homme politique, c’est de donner une place, ne fût-ce qu’une place de postillon, à un adversaire ou à un tiède. Et le plus grand éloge que ces mêmes personnes décernent à un député ou à un ministre est de dire qu’il n’a jamais oublié ses « cabaleurs. »

Voila, pour un grand nombre, ce que c’est que la politique.

Ce n’est pourtant là qu’une des misères de la politique.

D’autres voient de la politique dans la manière dont se font les élections trop souvent, hélas ! Cabales, intrigues, corruption, menaces, intimidation, violences, telles sont les armes dont il faut se servir pour mériter, dans l’opinion de plusieurs, le titre d’homme politique. Si un agent d’élection ne sait pas « virer une paroisse, » soit par la boisson, soit par l’argent, soit par quelque promesse ; s’il ne sait pas au besoin faire un « coup de main », pour enlever les livres de votation, ou organiser une bande de fiers-à-bras pour empêcher les électeurs de se rendre aux polls ; s’il ne peut pas exploiter les craintes du débiteur ou les convoitises du créancier ; s’il n’est pas de taille à faire tout cela et une foule d’autres choses semblables ou pires, sa valeur est mince aux yeux des gens dont nous parlons.

Nous avons souvent entendu affirmer — et qui ne l’a entendu dire comme nous ? — que toutes ces infamies sont permises pour gagner une élection.

Révolté par un tel cynisme, nous nous sommes plus d’une fois écrié : — « Mais c’est épouvantable ce que vous dites là. »

— « Oh non ! ce n’est pas épouvantable du tout, c’est de la politique. Voyez-vous, nos adversaires se servent de ces moyens, et il faut bien faire comme eux. »

— « Mais depuis quand, répondions-nous, le péché de votre voisin, ou même de votre adversaire justifie-t-il votre propre péché ? »

Et la réplique invariable était :

— « Le peuple est si bête qu’il faut le mener comme ça. Si vous étiez un homme politique vous comprendriez ces choses-là. »

— « Mais est-ce bien le moyen d’éclairer le peuple que de l’enivrer et de le corrompre ? »

— « Oh ! vous n’entendez rien à la politique. »

Dieu merci, nous n’entendons pas la politique de cette façon.

L’ivrognerie, les désordres, la corruption, l’achat des consciences, l’intimidation, la fraude ne constituent pas la politique.

Ce ne sont là que les crimes des politiqueurs.

D’autres encore font ce qu’ils appellent de la « haute politique. » Celle-ci consiste à corrompre les députés et les journalistes. Places, honneurs, impressions, avantages quelconques, tout, jusqu’aux deniers votés pour la colonisation, tout sert à faire de la « haute politique. » Nous n’avons pas besoin de nous étendre sur ce chapitre ; chacun a assez d’exemples sous les yeux, ou de tristes souvenirs dans le cœur pour comprendre ce que nous voulons dire. Et qu’ils sont rares ceux qui ont le droit de jeter la pierre à leur voisin.

Cette « haute politique » est la pire de toutes, et celle qui s’éloigne davantage de la vraie.

Il y a un autre genre de « haute politique » qui se pratique beaucoup depuis quelques années, c’est la politique des scandales. Par des écrits dans les journaux, par des discours diffamatoires sur les hustings, par des enquêtes au parlement, on cherche à noircir le caractère des hommes publics, non pour sauvegarder l’honneur du pays, mais pour arriver au pouvoir, ou pour s’y maintenir.

Sans doute, les enquêtes parlementaires peuvent devenir nécessaires, mais quel est l’homme raisonnable qui osera soutenir qu’on n’en fait pas un abus, et un abus très grave ? Règle générale, ces enquêtes ne sont d’aucune utilité pour le pays, n’empêchent pas un seul tripotage, ne réparent pas un seul gaspillage, et ne chassent personne de la vie publique. Elles servent, tout simplement, à démoraliser le peuple en lui faisant croire que tous ceux qui prennent part au gouvernement sont des vauriens et des filous. Quand le peuple est convaincu que ceux qui font les lois et administrent la chose publique sont corrompus il se laisse facilement corrompre lui-même. L’exemple qui part d’en haut a un pouvoir terrible.

Convainquons-nous donc bien d’une chose, dès aujourd’hui, et ancrons-la solidement dans notre cerveau : La politique ne consiste ni dans la distribution du patronage, ni dans la manière d’organiser et de conduire une élection, ni dans l’habileté qu’on met à prendre le pouvoir, ou à s’y maintenir, une fois qu’on l’a pris.

Elle ne consiste pas dans l’achat des consciences, elle ne consiste pas dans le maniement des ficelles, elle ne consiste pas dans les enquêtes, si dommageables qu’elles puissent être à la réputation d’autrui, elle ne consiste pas dans l’exploitation des préjugés et des passions populaires.

En un mot, la politique ne consiste pas dans la politique des politiqueurs.

Étudier avec soin les véritables besoins du pays ; connaître à fond les ressources de sa province et les meilleurs moyens de les développer ; mettre l’amour de sa patrie à cent coudées au-dessus de tout esprit de coterie ; ne jamais offenser la morale, sous prétexte que cela fera tort aux adversaires ou favorisera son parti ; ne jamais donner le mauvais exemple au peuple, soit en corrompant son voisin, soit en se laissant corrompre ; soit en calomniant les autres, soit en défendant une iniquité manifeste ; pour tout dire, en un mot, exercer le pouvoir, voter les lois et administrer les affaires publiques sous l’œil de Dieu ; voilà le devoir de l’homme d’état, voilà la véritable politique, la seule que nous voulons faire.