Médailles païennes

Médailles païennes
Revue des Deux Mondes6e période, tome 8 (p. 865-874).
POÉSIES

MÉDAILLES PAÏENNES


GENÈSE


A ton insu, poète, et presque malgré toi
Par le miracle obscur d’une magique loi,
Ta pensée en un rythme alerte se condense,
Et ton plus léger rêve ébauche une cadence.
Ecoute le ramage intérieur des vers,
Oiseaux subtils vêtus de plumages divers,
Dont le vol mollement capricieux alterne
Pour mettre un peu de claire ivresse en ton ciel terne,
Et qui, ravis parfois qu’on les puisse héberger,
Font un bruit lumineux d’abeilles au verger.
Demeure à leur musique ingénument crédule.
Ce que soupire l’un, ce que l’autre module
Evoque en ton esprit le gazouillis charmeur
Dont tu goûtes sans fin l’ineffable rumeur.
Pénètre-toi de leur harmonie inspirée.
Que, des roches où croit par touffes la spirée
Aux jardins d’où la rose émerge en bouquets frais :
Que, des bois par l’ardent midi criblés de traits
Aux vallons que veloute une herbe fine et tendre.
Le suave murmure ailé se laisse entendre,
Et communique aux cœurs divinement grisés
Les chants qui dans le tien se sont cristallisés.


L’ABANDONNÉE


Viens. De fruits et de crème onctueuse nourris,
Nous trouverons le calme en nos anciens abris.
Ma génisse a mis bas sa première portée.
Et des ruisseaux de lait sur l’éclisse enchantée
Cailleront, cependant que mon agile essaim
Aux mellifères fleurs éparses à dessein
Fera dans la lumière une allègre visite.
Viens. Je crains que, déjà durci, ton cœur n’hésite
Et que la ville ardente aux lointaines rumeurs
Ne rallume en ton sein la fièvre dont tu meurs.
Pas de faiblesse, viens. Fuis les cités infâmes,
Où sombrent tant de corps, où se perdent tant d’âmes ;
Sois fidèle à la terre, aïeule des aïeux.
Car celui de ses fils qui la quitte, oublieux.
Plus tard, quand il s’abîme et se disperse en elle,
Doit entendre une voix plaintive et maternelle
Qui, réveillant dans les ténèbres ses remords,
Lui défend de goûter le repos cher aux morts.

COMPASSION


O pâtre vigilant, pâtre anxieux, protège
La brebis qui n’a pas agnelé... Que ne t’ai-je
Apporté les pipeaux suspendus à mon seuil,
A toi dont m’est si cher le bucolique accueil !
Peut-être l’harmonie humble qui s’en exhale
Eût-elle, éparpillant la gamme pastorale.
Allégé le fardeau tendre et mystérieux
Qu’elle porte et qui rend plus vagues ses doux yeux,
Tandis qu’une lueur rougissante incendie
Sa mamelle gonflée et sa panse arrondie.

À CATULLE

O ravissant et frais Catulle, ne veux-tu Me prêter le secours que tant d’autres ont eu ?

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Et, si je dois chanter le verger, ses abeilles,
Ses fruits qui font craquer l’osier fin des corbeilles,
Ses lumineuses fleurs, son herbe de velours
Enflant de mon troupeau la mamelle aux pis lourds,
Où trouverai-je encore, à ton culte fidèle,
Un plus suave exemple, un plus riche modèle ?
Catulle, érigeons dans ce calme verger.
Parmi les chers trésors qu’il saura protéger.
Le vigilant gardien, le Priape champêtre
Que nous dégrossirons au cœur de ce vieux hêtre ;
Et, si quelque effronté pillard, en maraudant,
Se trouve face à face avec le Dieu, pendant
Que le voleur déçu s’enfuira, d’un franc rire
Nous scanderons sa fuite au lieu de le proscrire.
Et ce sera comme un vierge écho de jadis,
Alors que, cultivant des pavots et des lis.
Caché dans ton enclos ceint de roses grimpantes.
Tu glissais vers la mort sur les plus molles pentes,
Non sans mettre en tes vers glorieux à jamais
Les rêves qu’enivré de grâce tu formais.

À THÉOCRITE


Théocrite, agreste aïeul, que n’es-tu là,
Toi dont la verve en vers amoureux s’exhala ?
Que n’es-tu là, fluide et tendre Théocrite,
Tandis que, dans le pré, ma jument favorite,
Que l’on a mise au vert pour la première fois,
Avec agilité bondit... Bien qu’absent, vois :
Son oreille dressée au moindre bruit remue.
Et son cœur bat plus fort dans sa poitrine émue.
Soudain, comme l’appel d’un désir véhément.
Au soleil printanier vibre un hennissement
Que la sonorité de l’écho répercute
Et qui trouble en son vague et mâle instinct de brute
Quoique jeune étalon dont la novice ardeur
Flaire dans le vent tiède un effluve rôdeur.
Ah ! que n’es-tu témoin avec moi de ces choses,
Dans leur line harmonie ingénument écloses,

Chantre de ce qui fut et demeure divin ?
Pourquoi mon souvenir t’évoque-t-il en vain,
Théocrite, toi qui passas comme tout passe,
Devant un tel tableau de lumière et de grâce ?

LES AGNEAUX


De ta blanche brebis vois l’agile agnelée
Qui saute par l’enclos et dont l’herbe foulée
Garde l’empreinte allègre et légère à la fois.
Dans les mille rumeurs du printemps tiède, vois
S’inquiéter la mère et les petits s’ébattre.
Ebloui tu ne sais s’ils sont deux, trois ou quatre,
Tant la rapidité fantastique des bonds
Semble multiplier leurs élans vagabonds.
C’est un souple tournoi de grâce et de caprice
Que surveille en bêlant l’anxieuse nourrice.
C’est une joute espiègle, un merveilleux assaut.
Et l’oiselle attentive et qui les suit de haut,
Pour son nid frêle attend que la suave brise
Joue avec les flocons d’une laine qui frise.

ÉVEIL


L’agneau venu d’hier, dont la naissante laine
S’enroulera plus tard à la quenouille pleine,
Escorte en bondissant sa mère, inattentif
Encore au doux roseau qu’à l’ombre de cet if
Le pasteur juvénile entre ses doigts manie.
Mais on pressent déjà que l’agreste harmonie
Va l’émouvoir. Déjà l’œil guette le moment
Où, par d’obscures lois, sans qu’on sache comment.
L’agneau, réglant ses sauts sur le rythme rustique.
Evoquera Virgile et l’idéal antique.

HÉRÉDITÉ


Ton chevreau dernier-né s’élance et joue et laisse
Un sillage onduleux de grâce et de souplesse

Dans l’air doré. Vois-le, plus agile qu’un faon,
Traverser la lumière éclatante qu’il fend.
Ses sauts déjà rythmés te caressent l’ouïe.
Et ta vue étonnée en demeure éblouie.
Pourtant, nul n’enseigna, tu le sais, ô berger,
La divine cadence à ton chevreau léger ;
Et ce fier don qu’est l’art de bondir en mesure
D’un roc à l’autre, et, dans son ardeur neuve et sûre,
D’effleurer en volant le gazon nourricier
Rien qu’à détendre l’arc de ses jarrets d’acier
Parmi les sombres boucs et les chèvres voraces,
Lui reste comme un legs des siècles et des races.

LES ÉMULES


Le laboureur disperse un engrais fécondant
Et sillonne la glèbe immuable, pendant
Que je plie à former les sons ses jeunes lèvres
Sur la flûte de buis qui fait rêver les chèvres
Et qui rend les béliers dociles. Regardez :
La pelouse où l’heureux hasard nous a guidés
A de plus molles fleurs, dont s’épand l’âme agreste.
Du brouillard matinal nulle écharpe ne reste.
L’azur semble vibrant de lumineux accords,
Et le site offre au loin, parmi de frais décors,
Un pré clos de suave et neigeuse aubépine.
Le merle qui sifflait au moineau qui rapine
Impose le silence, écoute et, sans façon
S’étant tu, prend sa part de la tendre leçon,
Car, bien que prête encore à quelque agile fugue,
Toute aile est suspendue au chant qui la subjugue.
Et moi, pasteur vieilli du troupeau que les Dieux
Mont donné, j’éparpille en bruits mélodieux
Mon souffle tiède aux trous de l’instrument sonore
Et l’éphèbe devine enfin l’art qu’il ignore.
Qui sait ? devant ce même horizon familier,
Le maître, un jour, sera peut-être l’écolier.
Et les airs qu’une bouche enfantine module
A leur tour séduiront mon oreille incrédule.

Alors, rivaux charmés et luttant à l’envi,
Fier sera le vainqueur et le vaincu ravi
Que l’hymne pastoral note à note s’égrène
Dans sa tranquillité limpidement sereine.

OFFRANDE


Je suspendrai ces fleurs, ô nymphes bocagères,
Qui foulez en dansant des tapis de fougères,
Aux parois de la grotte où je vais si souvent
Dans le suave espoir, dans le désir fervent
D’y trouver endormie, à l’heure la plus chaude,
Sur quelque lit de mousse où la volupté rôde,
Celle dont m’éblouit le souvenir divin,
Vaporeux comme un songe et grisant comme un vin.
Nymphes, je suspendrai ces fleurs, que ma main tresse,
Aux parois de la grotte où languit ma détresse ;
Et celle d’entre vous que j’aime et que j’attends
Et qu’amollit déjà le souffle du printemps,
Aura compassion du juvénile pâtre
Dont la naïve ardeur guette et s’opiniâtre
Et croit voir dans les frais caprices familiers
Du vent qui joue avec les arbres des halliers.
Prenant forme soudain parmi les lueurs blanches,
Des croupes onduler et s’arrondir des hanches.

HARMONIES SECRÈTES


Viens près de la fontaine agréable aux ramiers
Qui moire son eau fraîche aux rayons coutumiers
Et dissout les clartés fines que blute un frêne.
Ton lumineux esprit fait mon âme sereine.
Les caresses de mots, dont le charme est si doux,
Devant ton verbe pur me laissent à genoux.
La musique assoupit ma souffrance hautaine
Et ma fièvre s’endort. Viens près de la fontaine
Où savent boire aussi les oiseaux roucoulans,
Afin qu’un rythme agile aux sonores élans,
Non sans garder la sobre et limpide mesure,
Y berce notre amour que l’allégresse azuré.



MEDAILLE


Gloire à Dionysos ! C’est pour lui que je frappe
Cette médaille où pend la légendaire grappe ;
Où le thyrse est brandi comme un trophée ; où tant
D’enthousiaste et folle ivresse en s’incrustant
Dans l’orbe illustre évoque une scène immortelle :
Le grand char triomphal, les fauves qu’on attelle,
Les rênes et les jougs ornés de pampres verts.
Et l’immense allégresse orgiaque, et couverts
De fleurs, éclaboussés de fruits juteux, les groupes.
Et, saturant les reins, les mufles et les croupes.
Incendiant les cœurs, éblouissant les yeux.
L’ardent soleil, par qui tout s’anime joyeux,
Et qui, muant en or même une vile fange.
Fait éclore la Fable et mûrir la vendange.

L’ENFANT A LA FLÛTE


L’élégiaque et frêle adolescent, les doigts
Sur ton bois tendre, ô flûte amoureuse, qui dois
Communiquer son rêve et dire son ivresse.
Effleure le tuyau que son souffle caresse
Et, de sa lèvre habile, ose exprimer déjà
Une chose à laquelle en passant il songea.
Car, parmi les splendeurs que la lumière épanche,
Il a vu, si légère, errer la forme blanche
Que n’étreindra jamais son désir... C’est pourquoi,
Arrondissant la bouche, impatient d’émoi.
En méandres savans dont l’harmonie ondule
Il offre les soupirs de son cœur trop crédule
A quelque vision lointaine qui le fuit ;
Tandis qu’Amour, témoin subtil venu sans bruit.
Dieu caché dont l’oreille épie et dont l’œil scrute,
Se rit des vains sanglots de la naïve flûte.



LE COMPAGNON


Le Dieu léger que chante encor ma voix naïve
Pas à pas m’accompagne et se montre et s’esquive
Subitement alors que je le veux saisir,
Sans avoir apaisé l’ardeur de mon désir.
Insidieux il rampe et sournois il se glisse,
Subtil au point qu’il peut tenir dans un calice
Ou dans le creux d’un tronc rustique se loger.
Et souvent, quand je crois prendre le Dieu léger
Dont une flèche aiguë à chaque instant me blesse
Et qui marie en lui la grâce à la souplesse,
Il s’échappe, de plus en plus leste et moqueur,
Puis montre d’un doigt vif, en m’emportant le cœur,.
Car il sait qu’à courir ma force diminue,
Les flocons argentés de ma barbe chenue.

ÉPIGRAMME PACIFIQUE


Des cavaliers brutaux fuis la barbare horde
Qui sillonne la plaine et parfois la déborde.
Enfonce-toi parmi les pins aux sveltes fûts ;
Puis, berçant ta chimère à leur rythme confus,
Consacre, alors qu’un fer stupide au fer réplique.
Ta verve pastorale à quelque bucolique.
D’abord, pour réunir le troupeau dispersé.
Anime ce roseau, que tes doigts ont percé.
Tondant l’herbe, tranchant aux arbustes leurs pointes,
Dans la ravine où les petits les ont rejointes.
Tes chèvres ont, au gré de leur caprice errant,
Escaladé la pente et franchi le torrent.
Qu’un son de flûte, où passe un peu de l’âme humaine.
Vite autour de leur guide inquiet les ramène.
Que toutes à l’appel du jeune chevrier
Répondent et, broutant l’amer genévrier,
Le cytise sauvage ou l’agreste lentisque.
Se hasardent sans crainte où le pâtre se risque.

A présent, compagnon naïf, reposons-nous
Dans ce vallon tranquille, à l’abri de ce houx,
Et, sur le fin tuyau cher encore au Silène
Que divinise un rêve et qu’embaume une haleine,
Après avoir charmé tes bêtes charme aussi
Mon oreille attentive à ton souffle adouci.
Plie aux grâces d’accords mesurés, au délice
De la cadence, un cœur qui dans le tien se glisse,
Et ne sois pas distrait par ces boucs ombrageux
Dont le front s’entre-choque en de féroces jeux.
Ni par ce chevreau souple, ivre d’indépendance
Et qui dans la lumière harmonieuse danse.

L’ABSENT


Encore un de perdu pour la terre. Encore un
Qui, lorsque tombera le crépuscule brun,
Ne viendra plus, lassé d’une saine fatigue,
Vers le seuil qui l’attend comme l’enfant prodigue.
Au maternel foyer rien ne l’a retenu.
Ni le berceau natal, ni l’attrait ingénu
Des premiers jeux au fond du verger qui s’afflige.
Triste fleur par l’orage arrachée à sa tige,
Il vivra désormais languissant et flétri
Loin du sol qui l’avait si tendrement nourri,
Où prospérait sa race enracinée et forte ;
Puis, au hasard roulé par le vent qui l’emporte.
Sans solide soutien, ni tutélaire appui,
Il sera dans l’air lourd des villes aujourd’hui
Un de ceux dont se meurt l’ancienne et fière souche.
Dieux agrestes, veuillez que cet appel le touche
Et que, transfuge ingrat, volontaire exilé,
Quelque jour il retourne au logis consolé.
Veuillez, agrestes Dieux, que ces vers aient le charme
De ramener l’absent au vieux toit qui s’alarme,
Pour qu’il y continue, obscur, mais sans remords,
L’humble tradition qu’ont transmise les morts.
Et qu’enfin, retrouvant l’infaillible équilibre.
De l’esclave avili renaisse un homme libre.


L’APPEL DE L’OMBRE


Je m’épuise à héler le nocturne passeur ;
Mais, devant le grand Fleuve au murmure obsesseur,
Qu’il soit le morne Érèbe ou le fangeux Cocyte,
Ma voix exténuée en vain le sollicite.
Nulle ombre encore à mon appel n’a répondu,
Et je marche anxieux, et je rode éperdu
Dans le silence vide et dans le monotone
Paysage où ma main frémissante tâtonne,
Où mon pied lourd trébuche, où les bords infernaux
Que ne jalonnent plus les terrestres fanaux
S’achèvent aux béans précipices du songe.
Ah ! le regret me hante et le remords me ronge.
Pitié, passeur ! Fais luire à mon sombre destin
Un seul espoir, fût-il infiniment lointain !
Passeur, pitié ! Ma voix plaintive est déjà lasse
De gémir, et mon corps se décharné et se glace.
Et je tremble, ô passeur, si tu n’entends mes cris,
De traîner sur la rive où mes os sont proscrits
Les fautes dont le faix m’accable la mémoire.
Et d’errer pendant toute une éternité noire.

LEONCE DEPONT.