Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 66-90).

vii


J’avais passé une partie de la nuit à écrire à Léonce le récit de cette étrange journée. — Il me répondit bien vite que je m’effrayais trop de l’exaltation et de l’inquiétude d’une âme malade ; guérir ce grand esprit tourmenté, si cela était encore possible, serait une tâche assez belle pour m’y consacrer. Malgré l’amour immense qu’il avait pour moi, il ne se reconnaissait pas le droit de s’interposer entre les désirs d’Albert et mon entraînement vers lui si jamais je venais à l’aimer. Le bonheur d’un homme de la valeur d’Albert imposait tous les sacrifices, mais ajoutait-il, il ne pensait pas que ce bonheur fût encore possible ; il croyait son être en ruine et son génie écroulé comme ces merveilleux monuments de l’antiquité qui ne nous frappent plus que par leurs vestiges.

Ce passage de la lettre de Léonce me causa une profonde tristesse ; à quoi bon exprimer de pareilles idées à une femme aimée ? il est vrai qu’en finissant il ne me parlait plus que de sa tendresse ; il me disait que j’étais sa vie, sa conscience ; le prix adoré de son travail ; il songeait à notre prochaine réunion avec transport. La dernière partie de sa lettre effaça l’impression du début et je ne trouvai plus dans ce qu’il m’avait dit sur Albert qu’un culte exagéré mais généreux pour son génie ; si ce n’était pas tout à fait là le langage d’un amant, c’était celui d’un esprit philosophique et vraiment grand.

Cette lettre de Léonce m’était parvenue dans la soirée du lendemain de la promenade au jardin des Plantes. J’avais craint dans la journée de voir revenir Albert et le soir quand l’heure possible de sa visite fut dépassée, j’éprouvai une sorte d’allégement de ce qu’il n’avait pas paru. Je lus, je fis quelques pages de traduction, J’écrivis de nouveau à Léonce ; je repris l’habitude de mon amour. Ma nuit fut aussi calme que la dernière avait été agitée. À mon réveil Marguerite me remit un petit paquet renfermant un livre. C’était un ouvrage d’Albert accompagné du billet suivant :


« Chère Marquise,

« Beauzonet a relié ce livre et l’a rendu moins indigne d’être ouvert par vos belles mains. Permettez-vous à l’auteur d’aller vous revoir avec René ? il fait un temps de printemps glacial et je me dis qu’on serait très-bien au coin de votre feu !

Recevez, chère marquise, mes affectueux hommages. »


Je ne me décidai pas à lui répondre et à le remercier avant d’avoir consulté Léonce ; mais le soir comme je me disposais à écrire à celui-ci on sonna à ma porte et ma vielle Marguerite introduisit Albert.

— Vous ne vous doutez pas d’où je viens ? me dit-il, ne m’en veuillez pas si j’arrive seul ; j’ai passé cinq à six heures à la recherche de René ; il avait pris la clef des champs. Je me suis déterminé à dîner dans un cabaret d’Auteuil, pour l’attendre et pour venir chez vous avec lui ; mais j’ai fini par perdre patience et me voilà. Recevez-moi, marquise, comme si notre ami m’avait accompagné.

— Je ne demande pas mieux, lui dis-je, et je compte sur l’influence du bon René pour vous inspirer un peu de l’amitié qu’il a pour moi. J’ajoutai : — Vous voyez, j’ai là votre beau livre près de moi, combien il m’a fait plaisir !

— J’ai offert le pareil à ma sœur, reprit-il, et c’est en le lui envoyant ce matin que j’ai pensé à vous.

Tout ce qu’il me dit ce soir-là semblait tendre à effacer l’impression pénible qu’avait pu me laisser son ardeur inquiète. Ses manières furent exquises ; mais je remarquai avec chagrin sa faiblesse et sa pâleur toujours croissantes ; ses yeux mêmes, qui, les jours précédents, éclairaient son visage d’un rayon de vie, paraissaient désormais éteints. Il se courbait vers la flamme du foyer comme s’il eût voulu s’y ranimer.

— On prétend, me dit-il, que c’est un signe de mort prochaine que le retour obstiné de notre esprit aux souvenirs de l’enfance ; je ne sais si le présage s’accomplira pour moi, mais il est certain que depuis quelque temps, ma pensée revient sans cesse sur les tableaux de famille et sur les scènes de collége qui ont autrefois ému mon cœur. Je revois mes camarades de classe ; nos jeux, nos études se raniment pour moi ; je revois surtout ceux qui sont morts ; quelques-uns à la guerre, quelques-uns en duel, plusieurs de consomption. Entre tous m’apparaît comme le plus aimable, le plus intelligent et le plus regretté, ce jeune prince qui fut mon ami et que la destinée a terrassé tout à coup. Que d’heures charmantes nous passâmes ensemble dans les cours mornes et nues du collége ! On nous avait surnommés les inséparables. Durant les heures des classes quand nous ne pouvions pas nous parler, nous trouvions encore le moyen de nous écrire nos pensées et nos projets pour les jours de sortie. Souvent il me venait en aide pour des versions de grec, et à mon tour je lui rendais le même service pour des compositions de vers français. Voyez, chère marquise, quelle franche et entière camaraderie se révèle dans ces petits billets signés par le fils d’un roi !

En me parlant ainsi, il tira de sa poche une large enveloppe contenant un grand nombre d’étroites bandes de papier-écolier qui, primitivement repliées en minces carrés, avaient passé de main en main sous les tables d’études ; les élèves transmettaient de la sorte, d’un bout de la salle à l’autre, les courtes missives du prince au poëte.

Je lus avec attendrissement quelques-uns de ses petits papiers jaunis par le temps ; ils sont restés dans mon souvenir.


« Si ta maman le permet, écrivait le prince, viens dimanche prochain à Neuilly, nous nous divertirons bien, nous irons en bateau et nous ferons une collation avec mes sœurs. »


Sur une autre bande de papier je lus :


« Dis-moi donc si ce vers est juste, je crois que j’ai fait un hiatus ; je ne serai jamais qu’un mauvais versificateur ! »

Sur un autre il y avait :

« Je suis désespéré : me voilà en retenue pour huit jours ; pas de goûter à Neuilly possible. Maman n’a pu obtenir mon pardon de père ; hélas Son Altesse est inflexible. Encore si toi et les autres amis pouviez y aller sans moi ! »

Puis sur un autre :

« J’aurais bien envie de m’échapper : ma foi si je n’étais pas un aussi important personnage je tenterais l’aventure. Mais où irais-je ? il me vient une idée : veux-tu me recevoir chez ta mère ? nous nous amuserons sans sortir. »

Pendant que je lisais Albert murmurait :

— Quelle attrayante et quelle gracieuse nature il avait ! quelle fatalité que sa mort ! quelle dérision de toute belle espérance ! il a emporté dans sa tombe une partie de mon énergie et de ma volonté ; lui vivant je me serais cru tenu dans la vie à quelque chose de plus ferme et de plus glorieux. Peu de temps après sa mort sa pauvre femme qui savait notre amitié m’a envoyé son portrait que vous avez pu voir chez moi !

— Oh ! merci ! lui dis-je, de ranimer pour moi ces émotions touchantes. Voilà des billets qui valent bien des lettres d’amour !

— Oh ! répliqua-t-il, avec un accent de reproche, c’est vous qui venez de prononcer le mot flamboyant que je voulais m’interdire. Vous êtes la lampe insensible et moi le moucheron inquiet qui court s’y brûler.

— Vous êtes, répondis-je, un cœur de poëte qui m’est bien cher et qui m’attire.

— Oui, comme le cœur de René, moins peut-être ? comme celui de Germiny ou de Duverger ; me voilà au nombre de vos amis ; c’est très-consolant pour ma vanité, très-insuffisant pour mes rêves.

— Vous me sembliez tranquille tantôt, presque heureux.

— Oh ! certainement, je n’ai pas bu et j’ai à peine mangé depuis deux jours, je suis très-calme.

Je cherchais en vain une parole à lui répondre, je regardais son pâle et doux visage qui avait en ce moment une navrante expression. Deux larmes s’échappèrent involontairement de mes yeux, il les vit rouler sur mes joues.

— Ah ! je voudrais les boire, me dit-il, merci chère marquise, et pardon ! — Je deviens bête, poursuivit-il, comme une médiocre élégie, et vous allez me prendre en dédain ; c’est bien la peine de vous faire visite si je n’ai pas l’esprit de vous distraire un peu ; allons, il ne sera pas dit qu’Albert de Lincel a donné le spleen à la marquise de Rostan. Laissez-moi vous conter quelques anecdotes qui me reviennent pêle-mêle :

Parmi mes souvenirs d’adolescent, il en est un qui me fait toujours rire. Lorsque je commençai à barbouiller du papier (triste exercice qui nous fait ressasser sans trêve nos joies et nos peines, les flétrir et nous y appesantir au point que nous gâtons les réalités par les rêves), je lisais en famille ma prose et mes vers. Mon père, qui était un classique, un esprit philosophique très-net que n’obstruaient jamais les brumes de la métaphysique moderne, se demandait où j’avais pris cette raillerie tourmentée qui jetait des cris d’angoisse à travers les sarcasmes, et cette légèreté où perçaient des pointes douloureuses comme celles d’un cilice. Mon style le déroutait autant que mes idées ; ce n’étaient pas le vers pur et sec et la phrase limpide et calme des écrivains français des deux derniers siècles ; c’était un mélange, disait-on, de l’humour anglaise et des boutades de Mathurin Régnier. J’avais eu un grand-oncle maternel qui avait écrit des essais en prose et en vers sans songer à la publicité, sans se préoccuper de la renommée. Mon père, en sa qualité de classique, avait une sorte de dédain pour ces pages inédites qui étaient, disait-il, des boutades incorrectes. Je les avais découvertes dans une vieille armoire et les avais lues avec un vif attrait. J’y avais trouvé une originalité et une verve ennemies du banal qui charmaient mon esprit ; je m’imprégnais de ce génie inconnu et m’en assimilais l’allure libre et fougueuse. Ainsi que cela arrive lorsqu’on écrit très-jeune, tout en croyant être moi-même, j’étais un peu le reflet de cet esprit primesautier. Un soir où je faisais une lecture à mes parents assemblés, mon père se promenait à grand pas dans la chambre, montrant de temps en temps sa surprise et son humeur de ce qu’il appelait une littérature toute nouvelle pour lui. Je reniais les maîtres, s’écriait-il ; où donc allais-je puiser mon style et mes idées ? de qui donc étais-je sorti ? tout à coup s’arrêtant devant ma mère, qui m’écoutait en souriant, il lui dit avec une colère comique : « Madame, de qui donc sort cet enfant ? il ne me ressemble en rien : c’est le bâtard de son grand-oncle ! »

Ma mère partit d’un éclat de rire auquel nous fîmes tous écho, mon père le premier, quoiqu’il répétât en gesticulant : « Mauvaise souche ! mauvaise école ! »

À mesure qu’Albert parlait, son visage se ranimait, ses yeux pétillaient ; j’admirais la flexibilité de ce charmant génie.

Il poursuivit :

— Vous vous êtes étonnée l’autre jour de mon habileté à battre des blancs d’œufs ! Apprenez, marquise, que durant huit jours de ma vie, je me suis fait cuisinier.

— Je devine, cuisinier par amour.

— Voilà encore que vous prononcez le mot cabalistique, reprit-il, mais cette fois-ci je continue sans m’y arrêter : Au temps où je fréquentais le quartier latin, avant d’avoir connu tout à fait l’amour (triste connaissance), j’avais essayé de l’amour sous toutes les formes du caprice. Je rencontrai un soir au bal de la Chaumière une grisette ravissante, ne riez pas ; le type des grisettes est perdu aujourd’hui, elles sont toutes devenues des lorettes. Ma grisette était une sorte de Diana Vernon plébéienne, effarouchée comme une mésange et très-fière de sa gentillesse ; elle était patronnée par un grand gaillard d’élève en médecine dont la gaucherie et l’air bête contrastaient avec la grâce piquante de la jolie enfant.

— Comment diable pouvez-vous l’aimer, lui dis-je en dansant, tandis que le galant nous suivait de ses yeux farouches, comment ne m’acceptez-vous pas tout de suite pour remplaçant de ce grotesque amoureux ?

— Sans doute, vous êtes bien mieux que lui, répliqua-t-elle, en me toisant avec ses grands yeux étonnés, ce qui ne me flatta guère dans ma prétention de cavalier bien tourné, mais, ajouta-t-elle avec un ton sérieux, il a des qualités.

Je lui répondis par un de ces mots grossiers qu’on se permet avec les grisettes ; elle n’eût pas l’air de me comprendre.

— Oh ! si vous saviez, poursuivit-elle, comme il tient notre ménage ! il m’aide à faire mon lit, à balayer, à repasser mon linge et il fait à lui seul la cuisine, ajouta-t-elle d’un ton admiratif ; ce qui me permet de garder mes mains blanches, de me reposer et de dîner avec plaisir.

— Si ce n’est que cela, lui dis-je, je vous promets d’être un excellent cuisinier.

— Vous plaisantez, reprit-elle, vous êtes un dandy, un beau, un noble, qui n’avez jamais touché à une carotte ni fait un pot-au-feu.

— Non, repartis-je, mais j’excelle dans quelques plats recherchés, que j’ai vu faire dans la cuisine de mon père, et si jamais vous y goûtez ; vous m’en direz des nouvelles.

Quelques jours après, lorsque j’eus triomphé de ses indécisions, je me piquai au jeu et je lui tins parole : durant huit jours, je lui servis tour à tour des fricassées de poulet, des filets de sole, des côtelettes à la Soubise, des omelettes au rhum, et une foule d’autres plats qui la ravissaient par leur diversité. Elle préparait les matières premières en mettant des gants ; j’allumais les fourneaux, j’opérais le mélange des ingrédients, beurre, lard, etc., et je faisais sauter les casseroles. Je ne jurerais pas, marquise, que mes sauces fussent toujours orthodoxes ; je devais confondre souvent une recette avec une autre, comme lorsqu’on pratique d’après le souvenir d’une théorie ; mais ma grisette n’y regardait pas de si près, et lorsque nous nous mettions à table elle me disait, en savourant les mets que je lui servais :

— Ma foi, vous aviez raison, vous êtes plus fort que lui ; il ne savait faire que les biftecks aux pommes et les rognons au vin bleu.

Je riais de bon cœur, tandis qu’elle parlait :

— Que vous êtes aimable et cordial ce soir ; dis-je à Albert, allons, contez-moi encore une de vos jolies histoires que vous contez si bien.

— J’aurais dû faire de même le premier jour et ne pas vous ennuyer de boutades de mon cœur, reprit-il, mais je vais à l’aventure suivant mon instinct et comme le diable me pousse.

Il disait vrai et c’est ce qui faisait son charme indéfinissable ; il n’avait pas le travers des écrivains et des poëtes, qui posent presque toujours ; il vivait à sa fantaisie ; sans projet de fortune, sans poursuite systématique de la célébrité ; ses sentiments et ses paroles étaient, comme sa vie, imprévus et poétiques. Il avait bien toutes les qualités de l’amoureux : une imagination toujours en haleine ; une insouciance d’enfant du positif et du temps qui fuit ; la raillerie de la gloire, l’indifférence de l’opinion et un oubli absolu de tout ce qui n’était pas le désir du moment, l’attrait de son cœur. Il poursuivit :

— Si je n’avais été arrêté par une émotion involontaire, peut-être aurais-je procédé avec vous (et j’avouerai que j’y ai un moment songé), suivant la méthode de mon ami le prince X., ce bel étranger, qui chantait mieux que tous les ténors de nos théâtres, et qui avait le corps et la tête d’une statue antique.

— Je l’ai connu, répondis-je, et sa façon d’agir auprès des femmes m’intéresse moins que vos histoires ; pourquoi cette digression ?

— Parce que je ne saurais être didactique et monotone comme un discours académique, et que si vous ne me laissez pas la bride sur le cou, je ne parle plus.

— Allons, dites tout ce qui vous plaira.

— Je suis bien tenté d’user de la permission et de vous dire très-nettement que je vous aime. Le prince X. n’y aurait pas manqué et il aurait joint l’action aux paroles.

— Sauf à être jeté à la porte ; repartis-je.

— Il prétend, au contraire, que toutes les portes se refermaient sur lui, tendrement et mystérieusement. Il avait l’habitude de dire qu’avec toutes les femmes, et surtout les élégiaques, il fallait toujours procéder par le contraire de l’élégie ; je crois qu’il avait surpris ce secret-là à sa femme, qui aurait pu lui en remontrer en fait d’expérimentation audacieuse, avant qu’elle n’eût écrit des ouvrages sur le dogme et qu’elle n’allât se distraire en Asie avec des Arabes. En voilà une poursuivit-il, qui a bien été créée pour faire donner un amant à tous les diables. J’ai été huit jours entre ses pattes de velours, et j’en garde encore les traces dans mon imagination, je ne dirai pas au cœur, la griffe n’a pas pénétré si avant.

— À la bonne heure, voici une histoire qui point ; je suis tout oreilles, lui dis-je.

— J’étais allé la voir à Versailles où elle avait loué près du parc un fort bel hôtel. J’avais le cœur vide ; la beauté trop maigre de la princesse me plaisait médiocrement ; mais ses grands yeux extatiques et ses provocations, interrompues brusquement par quelque dissertation sur l’autre monde, me piquaient au jeu. Nous nous promenions un soir dans le parc ; elle me demanda de lui dire des vers d’amour ; et les vers dits, je voulus les mettre en action. Elle m’échappa, et courut légère et véloce à travers les allées et les labyrinthes ; je la poursuivis, mais au détour d’un quinconce le pied me tourna ; je voulus me lever et courir encore, impossible : j’avais une entorse. Je me traînai vers un banc en gémissant ; elle m’entendit et revint à moi. Elle fut tout à coup affectueuse, caressante, presque passionnée, et semblait disposée à m’accorder ce qu’elle m’avait si fièrement refusé quelques minutes avant. C’est qu’elle me voyait sous sa dépendance et qu’elle est de ces femmes qui veulent avant tout sentir qu’un homme leur est soumis, soit par une infériorité morale, soit par une faiblesse physique, soit même par une déchéance dont elles ont surpris le secret. L’idée de pouvoir faire d’une âme ou d’un corps à peu près ce qu’elles veulent les ravit. Après m’avoir accablé de tendresses auxquelles la très-vive douleur de mon pied me rendait presque insensible, elle m’aida à m’étendre sur le gazon, et couru chez elle prévenir ses domestiques ; deux laquais arrivèrent tenant un grand fauteuil sur lequel on me transporta à l’hôtel de la princesse. Elle avait fait disposer une chambre pour moi qui s’ouvrait sur le jardin à côté du grand salon du rez-de-chaussée. On me mit au lit, le médecin vint visiter ma jambe et me prescrivit l’immobilité pendant plusieurs jours. Je me soumis facilement à son ordonnance, car il m’était impossible de remuer le pied sans une horrible douleur.

J’étais donc devenu l’hôte forcé et la chose de la princesse ; j’étais comme ces taureaux cloués sur le flanc dans l’arène et qu’un toréador peut impunément aiguillonner et harceler du bout de sa lance. Elle pouvait me torturer à l’aise ; prendre son temps, son heure ; s’éloigner, revenir, et jouer sur mes nerfs comme sur un clavier ; je vous assure qu’elle n’y manqua pas. — Si un lièvre n’a pas autre chose à faire qu’à dormir dans un gîte, un galant homme retenu dans un lit par une blessure chez une femme à la mode n’a d’autre distraction que d’en devenir amoureux. Dans mon oisiveté, je me figurais aimer la princesse beaucoup plus que je ne l’aimais réellement, et quand elle s’approchait de mon lit pour m’offrir un sorbet ou ranger mes couvertures je me sentais tout en flamme. En ce temps-là, elle avait une cour nombreuse, et pour favoris deux hommes fort dissemblables : un personnage politique, grand, digne et froid, et un petit pianiste, joli garçon, sémillant, sûr de lui-même et qu’on eût dit l’épagneul de la princesse. Tous deux étaient tour à tour et fort assidûment auprès d’elle, et moi, le patito du moment, je me voyais condamné par mon entorse à la regarder se promener dans le jardin avec le diplomate, y disparaître et se perdre dans les allées obscures ; ou bien je l’entendais dans le salon roucouler les duos avec le pianiste. Quand je lui faisais quelque jaloux reproche, elle s’intéressait aux affaires de l’Europe, me disait-elle, et voulait se perfectionner dans le chant. Mais comment pouvais-je penser qu’elle me préférât de tels hommes, à moi son cher, son jeune, son beau poëte ! et elle avait, en parlant ainsi, des câlineries si tendres que j’étais disposé à la croire, tant je désirais qu’elle dît vrai. Pourtant, ne vous figurez pas, marquise, que cette femme m’ait jamais causé le moindre attendrissement, c’était plutôt une sorte d’irritation qui me poussait vers elle ; cela tenait des mauvais désirs.

Un matin où elle m’avait provoqué plus que de coutume, en partageant mon déjeuner servi auprès de mon lit, elle m’arracha tout à coup sa main, que je la priais de laisser dans la mienne, et voulut me quitter sous prétexte de sa leçon de chant. J’entendais en effet le pianiste préluder au piano. Je l’aurais envoyé à tous les diables, mais j’étais rivé à la patience et je dus vois disparaître la princesse qui riait et s’enfuyait en me narguant ; elle ne ferma pas même la porte de ma chambre, et la portière seule du salon retomba derrière elle ; elle savait bien que cette barrière suffisait. Ne rien voir c’était l’essentiel. Qu’importe d’ailleurs ce que je pouvais soupçonner, puisqu’il m’était interdit de m’en assurer, sous peine de retarder d’un mois ma guérison. Elle compta trop sur ma prudence : je ne sais quelles vapeurs de colère me montèrent au cerveau, en les entendant jeter dans l’air des notes brûlantes et passionnées ; je rejetai comme un fou ma couverture, je défis le bandage de ma jambe blessée, et me voilà franchissant à cloche-pied la distance qui séparait mon lit de la porte du salon ; je soulevai le rideau en tapisserie et j’apparus comme un spectre aux deux chanteurs. En ce moment, la princesse appuyait ses lèvres sur la joue du pianiste, qui la regardait dans une pose de vignette anglaise, tout en répétant très-correctement le refrain d’amour de leur duo. La princesse eut un mouvement d’épouvante en m’apercevant, ma présence la frappait dans son orgueil, mais elle se redressa tout à coup en éclatant de rire, et me dit :

— Je vous savais là, je vous avais vu, je voulais vous éprouver !

— Eh bien ! princesse, l’épreuve est faite, répondis-je sur le même ton, j’ai assez de votre hospitalité et je m’ennuie chez vous. Toute cette musique m’empêche de dormir ; que monsieur, qui me semble un peu le maître de maison, veuille sonner un domestique, qu’on m’habille, qu’on me mette en voiture et qu’on me conduise à Paris.

Le pianiste se mordait les lèvres, mais il fut contraint d’obéir à un homme blessé, en chemise, et que la souffrance contraignait à se laisser tomber sur un canapé. La princesse fit les plus aimables mais les plus vaines instances pour me retenir. Je donnai à ses gens d’énormes étrennes comme pour payer la dépense que j’avais faite chez elle. Quand sa berline qui me conduisait partit, elle me cria avec un accent de certitude accompagné d’un sourire :

— Vous me reviendrez !

Il y a de cela dix ans, jamais je n’ai songé à la revoir.

— C’est donc une manie de ces femmes à effet, dis-je à Albert que la passion des pianistes ? à l’exemple de la princesse, la comtesse de Vernoult s’est éprise d’un de ces héros de clavier ; et, pour agrandir sa passion par le bruit, ne pouvant l’agrandir par l’objet, elle a enlevé l’inspiré ! le Dieu de l’art, comme elle disait. Elle a rivé la vanité de son jeune amant à son orgueil de femme amoureuse sur le retour. Il est encore une troisième femme, plus célèbre et plus intelligente que les deux autres, qui pourtant a voulu traîner en laisse un de ces virtuoses sans cerveau. Les instrumentistes sont à l’écrivain et à l’artiste créateur, ce qu’un jeu d’orgue passager est aux voix éternelles de la mer.

— Eh ! pourquoi donc ne la nommez-vous pas, cette troisième femme, puisque vous avez nommé les deux autres ? me dit Albert en se levant et en me regardant fixement. Vous croyez donc que son spectre me fait mal et que son nom m’épouvante ?

— Je ne sais, répondis-je, mais je regrette l’allusion qui vient de m’échapper.

— Vous avez tort, répliqua-t-il, il faudra bien que nous en parlions tôt ou tard de Antonia Back, dont l’image s’interpose peut-être entre vous et moi. La voyez-vous ? la connaissez-vous ? l’aimez-vous ? Allons, marquise, répondez-moi sincèrement et sans crainte de me blesser.

— Je la connais à peine, voilà bien des années que je ne l’ai vue ; j’admire son talent, le labeur incessant de sa vie, et je crois à sa bonté dont plusieurs m’ont parlé.

— Oui, repris Albert, elle est très-bonne pour ceux qui ne l’aiment pas, comme elle apparaît un grand génie à tous ceux qui ne sont pas du métier. En amour il lui manque la sensibilité, dans l’art la condensation. Quand l’avez-vous vue ? Que vous a-t-elle dit ? contez-moi donc ce que vous savez d’elle, poursuivit-il avec une ardente curiosité. Je vous en parlerai moi-même quelque jour.

— Je la rencontrai pour la première fois, deux ans après la soirée où je vous vis à l’Arsenal : son nom qui, depuis 1830, remplissait les journaux, m’était arrivé flamboyant et sonore, au loin dans le château de ma mère, où je vivais avant mon mariage. Vous ne sauriez croire combien on se passionnait en province, à propos de cette renommée retentissante. À chaque ouvrage nouveau que publiait Antonia Back, c’était autour de moi une polémique irritée qui dégénérait parfois en querelle. Le plus grand nombre disait un mal affreux de l’auteur, mais quelques esprits éclairés, et de ce nombre ma mère, intelligence supérieure, tolérante, philosophique, admirait Antonia et la défendait comme on défend ce qu’on aime. Cette sympathie de ma mère avait passé en moi, et je fus très-impatiente de voir Antonia quand mon mariage me fixa à Paris.

Vous avez peut-être connu le baron Alibert, le railleur et sceptique médecin de Louis xviii, qui m’a conté sur le vieux roi une foule de piquantes anecdotes dont je vous amuserai un jour ? Je rencontrais souvent chez lui une vieille marquise du faubourg Saint-Germain, dont la beauté avait été célèbre et qui au grand scandale des siens, avait épousé un fort bel Italien, son dernier amour ; elle lui avait fait obtenir un titre, puis un emploi dans la diplomatie. Un peu éloignée de son monde, surtout des femmes, par ce mariage, la vieille marquise avait cherché à former un salon où les artistes et les littérateurs se mêlaient à d’anciens ministres de Charles x, et à quelques ambassadeurs étrangers. L’ex-marquise s’était liée avec les femmes artistes les plus célèbres d’alors ; elle avait attiré la sœur de la Malibran, miss Smithson[1], Mme Dorval, et au moment où je la connus elle appelait Antonia Back ma sœur ! les amis d’Antonia étaient devenus les siens, elle ne pensait et n’agissait plus que d’après l’inspiration de celle qu’elle nommait : la grande sibylle de la France.

Sachant combien je désirais connaître Antonia, la vieille marquise m’invita à une soirée où elle devait se trouver. Antonia, qui était la curiosité de cette réunion, arriva fort tard ; pour tromper l’impatience des assistants, on fit en attendant un peu de musique. J’avais à cette époque une assez belle voix de contralto négligemment cultivée, mais dont l’expression plaisait dans certains chants. La vieille marquise me demanda de chanter ; je refusai, elle insista et me dit : « Quand elle sera là vous chanterez pour elle ! » Presque aussitôt, Antonia entra s’appuyant sur le bras du gros philosophe Ledoux, qu’elle appelait son Jean-Jacques Rousseau ; elle était suivie du jeune Horace que dans son admiration fantasmagorique, elle avait surnommé son jeune Shakespeare. Horace était un assez beau cavalier, son regard vif et hardi semblait redoubler d’intensité en s’échappant de l’œil unique dont s’éclairait son mâle visage. Il était l’auteur d’un drame échevelé, récemment joué avec succès sur un théâtre des boulevards, ce qui lui avait valu le surnom hyperbolique que lui donnait sérieusement Antonia.

Ce qui m’a toujours choqué dans cette femme de génie, c’est l’absence presque absolue du sens critique. Si irrévocablement, dit-on, elle finit par annihiler ses amants, il faut convenir qu’elle commence toujours par exalter outre mesure ses amis ! C’est ainsi que du nébuleux et chimérique Ledoux elle a voulu faire un Platon, d’un avocat à l’éloquence bornée un Mirabeau, et qu’elle a juché imprudemment au-dessus de Michel-Ange un de nos peintres modernes.

Lorsque Antonia entra dans le salon de la vieille marquise, tout le monde se leva pour la saluer et presque pour l’acclamer. J’étais très-émue en la regardant et je ne pus d’abord l’examiner de sang-froid. Ce qui me frappa dès que je l’aperçus, ce fut la beauté et la splendeur de son regard. Ses grands yeux sombres laissaient tomber comme une flamme intérieure, tout son visage s’en éclairait. Ses épais cheveux noirs se courbaient en bandeaux lisses sur son front, et coupés courts, s’enroulaient sur la nuque en deux gros anneaux ; le reste de son visage me parut assez disgracieux ; le nez était trop fort, les joues pendantes ; la bouche laissait voir des dents longues, le cou était prématurément rayé. Depuis quelques temps elle avait renoncé à ses habits d’homme ; elle portait ce soir-là une robe de soie grise fort simple. Le corps me sembla trop petit pour la tête, et la taille pas assez mince, toute d’une pièce avec les épaules et les hanches. Je crois que les vêtements d’homme l’avait déformée. Sa main dégantée était d’une forme accomplie, elle l’agitait comme un sceptre naturel et la tendait à ceux des assistants qui étaient de ses amis. La vieille marquise me présenta à Antonia et insista devant elle pour me décider à chanter.

J’avais fait sans prétention un chant sur la mort de Léopold Robert ; encouragée et soutenue par un regard d’Antonia je me décidai à le dire. Ma voix tremblait et mon émotion fut si forte qu’au dernier couplet, je m’évanouis presque. Antonia vint à moi, et me dit en me considérant :

— Madame, vous avez des épaules et des bras de statue grecque.

Ces paroles, prononcées à brûle-pourpoint, avaient quelque chose d’étrange ; on eût dit qu’en faisant un compliment à la femme elle voulait dédaigner l’artiste ; mais comme je n’avais aucune prétention à la célébrité, je n’en fus pas blessée et je lui exprimai avec effusion mon enthousiasme pour son génie.

— Vous en rabattrez quelque jour, me dit-elle, et elle tourna les talons.

Le trouble que j’avais éprouvé en chantant me causa un malaise subit ; ma tête était en feu et mes tempes comme serrées dans un cercle de fer. Je fus contrainte d’aller respirer dans un boudoir attenant au grand salon et qui était suivi d’un salon plus petit où la vieille marquise recevait ordinairement ses visites. L’amie de Byron, la belle comtesse G…, qui assistait à cette soirée, m’accompagna : je la connaissais depuis plusieurs années et lui devais, sur le noble poëte dont elle fut aimée, des détails qui le firent revivre pour moi dans sa véritable grandeur. Jugé par le sentiment, Byron n’était plus cet être bizarre et altier grimaçant sous la plume des biographes et des journalistes ; il était bon, généreux et fier ; pour dernière manifestation de son génie, il faisait avec simplicité l’abandon de sa fortune et de sa vie à la liberté.

L’aimable et poétique comtesse m’avait fait étendre à demi sur un canapé du boudoir, et, se tenant debout près de moi, sa tête courbée au-dessus de la mienne, elle faisait courir par bouffées rapides et régulières son haleine rafraîchissante sur mon front brûlant. Le souffle froid et pur qui glissait entre ses dents perlées me pénétrait par tous les pores du cerveau d’une sorte de magnétisme bienfaisant. En quelques minutes, je me sentis soulagée.

Tandis que je me reposais dans le boudoir, Antonia passa escortée de son Jean-Jacques Rousseau et de son Shakespeare ; la vieille marquise la suivait ; Antonia lui disait :

— Ma chère amie, je m’ennuie profondément au milieu de tout votre monde empesé qui me regarde comme une bête curieuse ; laissez-moi donc aller respirer l’air et fumer un peu dans votre petit salon.

— Voulez-vous qu’on vous y serve des glaces et du thé ? répondit la marquise.

— J’aimerais mieux manger des huîtres répliqua Antonia, c’est une fantaisie qui me prend.

— Moi aussi, je me sens grand faim, ajouta le philosophe.

— Et moi, dit à son tour le jeune auteur dramatique, je leur tiendrai volontiers compagnie.

Bientôt je les entendis souper dans le petit salon ; ils fumaient en mangeant ; la porte du boudoir restait entr’ouverte, et insensiblement la fumée des cigares, mêlée à l’odeur des mets, y pénétra et le remplit. Sentant ma migraine revenir, je me décidai à partir.

Je ne revis Antonia que huit ans plus tard ; la vieille marquise habitait dans un square un fort bel appartement. Antonia s’était logée auprès d’elle. Un jour que j’arrivais chez la marquise, elle se disposait à faire visite à sa célèbre amie. Elle m’engagea à la suivre, m’assurant qu’Antonia serait charmée de me revoir. Nous trouvâmes la grande sibylle encore au lit, dans une vaste chambre où étaient épars des vêtements d’homme et de femme ; ses enfants jouaient sur le tapis : le pâle pianiste, qui était son amour du moment, était étendu sur une causeuse. Il semblait exténué. Il avait beaucoup toussé toute la nuit, nous dit-elle, et elle n’avait pu dormir. Tout en nous parlant, elle fumait des cigarettes qu’elle tirait d’une petite blague algérienne posée sur la table de nuit. Elle ne s’interrompait que pour offrir de la tisane au musicien qu’elle tutoyait.

Ce laisser-aller, devant ses enfants, me choqua profondément ; il ne faut pas dérouter la pureté et l’ignorance de l’enfance par cette familiarité des passions de l’âge mûr.

Depuis ce jour je n’ai jamais revu Antonia.

Pendant que j’avais parlé, Albert était resté debout, adossé à la cheminée, immobile et muet ; on eût dit une statue du souvenir ; son attention semblait moins me suivre dans mon récit que se replier sur elle-même, évoquant sans doute les scènes du passé : son regard ne s’était pas levé une fois sur moi.

Mon silence seul parut lui rappeler que j’étais là. Il me prit la main :

— L’Antonia d’autrefois n’était pas la même que celle que vous avez connue, me dit-il, elle était bien belle et avait le charme étrange qui provoque et fascine.

— Vous l’avez profondément aimée, lui répondis-je.

— Oui ; anxieusement. Mais n’en parlons plus ; c’est assez ; il est des fantômes qu’il ne faut pas ranimer le soir, car ils s’obstinent autour du chevet, et sans le vouloir, marquise, vous m’avez préparé une de ces nuits qui sont l’explication de mes jours. Quand mes visions se lèvent menaçantes, il faut bien que je les chasse par l’ivresse et par la débauche.

— Oh ! chassez-les plutôt par mon amitié, lui dis-je en le forçant à s’asseoir près de moi, mais il resta inerte et distrait, et ce soir-là c’est lui qui voulut partir.

  1. La célèbre tragédienne anglaise, première femme de Berlioz.