Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 10-20).


iii


Bien des années s’étaient écoulées depuis cette soirée à l’Arsenal ; j’avais perdu mon mari et un procès désastreux m’enleva momentanément toute ma fortune ; cet hôtel où j’étais née, où mon grand-père et ma mère avaient vécu, fut mis en vente et, en attendant qu’il trouvât un acquéreur, il fut loué tout meublé à une riche famille ; me confiant dans un pressentiment qui ne m’a point trompée et qui me disait que cet hôtel redeviendrait un jour ma propriété, je ne voulus pas le quitter ; je fis louer, pour m’y installer, un petit appartement disposé au quatrième auquel on arrivait par un escalier de service. Des cinq pièces qui le composaient, deux avaient servi autrefois de cabinet d’étude et de laboratoire à mon grand-père, qui y avait fait, avec le grand Lavoisier, des expériences de chimie. Les fenêtres de mon humble logement s’ouvraient sur ce jardin où j’avais joué enfant ; levez la tête et vous les verrez là-haut souriantes sous les toits. La cime des arbres qui nous abritent les effleurent de leurs branches.

Je m’entourai là de quelques chères reliques, de quelques meubles et de quelques portraits de famille qui avaient échappé à l’inventaire ; je gardai pour me servir une ancienne fille de cuisine, bonne et vieille paysanne, nommée Marguerite, que j’avais fait venir autrefois de Picardie et qui m’était dévouée.

Il ne me restait que deux mille francs de rente ; c’était presque la misère après la fortune que j’avais eue, mais je possédais deux opulences et deux splendeurs qui planaient et rayonnaient sur toutes les gênes mesquines et vulgaires, comme un beau soleil sur des landes. J’avais un magnifique enfant, un fils de sept ans, répandant le rire et le mouvement autour de moi, et j’avais dans le cœur un profond amour, aveugle comme l’espérance et fortifiant comme la foi. J’attendais tout de cet amour, et j’y croyais comme les dévots croient en Dieu ! Jugez quelle énergie j’y puisais pour vivre dans ce que le monde appelait la pauvreté et quelle indifférence je ressentais pour tout ce qui n’était pas ce bonheur ou mes joies de mère. Cependant l’homme que j’aimais était un sorte de mythe pour mes amis ; on ne le voyait chez moi qu’à de rares intervalles ; il vivait au loin, à la campagne, travaillant en fanatique de l’art à un grand livre, disait-il ; j’étais la confidente de ce génie inconnu ; chaque jour ses lettres m’arrivaient et, tous les deux mois, quand une partie de sa tâche était accomplie, je redevenais sa récompense adorée, sa volupté radieuse, la frénésie passagère de son cœur, qui, chose étrange, s’ouvrait et se refermait à volonté à ces sensations puissantes.

J’avais été abreuvée de tant de mécomptes durant les années mornes de mon mariage ; je m’étais trouvée, jusqu’à trente ans, dans un isolement si triste, qu’au début cet amour me prit tout entière, et me parut la fête de la vie si vainement attendue.

Je sortais de la nuit ; cette flamme m’éblouit et m’aveugla ; elle m’avait lui d’abord comme un bonheur défendu dans mes jours enchaînés ; libre, je m’y précipitai comme vers le foyer de toute chaleur et de toute lumière. L’enchaînement de ce récit me force à toucher à cette image qui est devenue cendres, et à lui rendre un corps. Je le ferai discrètement, car s’il est sinistre d’évoquer les morts de la tombe, il l’est plus encore d’évoquer les morts de la vie.

Je trouvai dans cet amour une atmosphère d’exaltation immatérielle qui ne me faisait plus goûter que les joies qui en découlaient : recevoir tous les jours ses lettres à mon réveil, lui écrire chaque soir, tourner dans le cercle de ses idées, m’y enfermer et m’y plonger à me donner le vertige, telle était ma vie.

Il semblait si indifférent, pour les autres et pour lui-même, à tout ce qui n’était pas l’abstraction de l’art et du beau, qu’il en acquérait une sorte de grandeur prestigieuse à la distance où nous vivions l’un de l’autre. Comment se serait-il aperçu de ma mauvaise fortune, lui qui n’attachait de prix qu’aux choses idéales ?

Cependant il est, pour les illuminés et les extatiques de l’amour, des heures positives, où la terre et ses nécessités les étreignent. J’étais rappelée à la réalité par mon fils, par ce cher enfant qui formait la moitié naturelle et vraie de ma vie. Pour lui donner une nourriture meilleure, des habits plus élégants et toutes les gâteries maternelles, je songeai à faire quelques travaux qui pourraient ajouter chaque mois une petite somme à nos ressources si restreintes. J’avais reçu de ma mère une éducation sérieuse, et progressivement mon goût, très-vif pour la lecture, me fit acquérir une instruction étendue. Mon grand-père, après les agitations d’une vie politique qui avait traversé la révolution, trouvait un plaisir de vieillard à m’apprendre, enfant, un peu de latin et quelques vers grecs ; il me rappelait, en souriant, que les femmes de la cour de François Ier et celles de la cour de Louis XIV étaient restées, sans pédantisme, belles et attrayantes tout en connaissant, à l’égal des hommes, les langues de Sophocle et de Virgile.

Plus tard, j’appris facilement l’italien et l’anglais. Combien je me félicitai, quand le temps de ma pauvreté arriva, de pouvoir trouver dans les choses de l’esprit une ressource inespérée.

Vers cette époque, les romans étrangers étaient recherchés du public ; j’en traduisis deux ; un éditeur les accepta et m’en donna six cents francs. Ce fut une des plus grandes et des plus fières joies de ma vie, que celle que j’éprouvai en sentant ces billets de banque frissonner dans ma main. Ce jour-là, je louai une calèche pour conduire mon fils au bois de Boulogne, comme je l’y conduisais dans ma voiture quand sa nourrice, assise devant moi, le tenait enveloppé dans ses langes brodés.

Le soir de ce jour mémorable, je réunis quelques amis qui m’étaient restés attachés ; parmi eux se trouvaient trois de nos grands poëtes et plusieurs écrivains célèbres. Je leur dis, en riant, que j’étais un peu des leurs, que la mauvaise fortune me forçait d’écrire, et que, encouragée par le résultat de mes premières traductions, je leur demanderais désormais leur appui auprès des éditeurs. Ils me répondirent tour à tour, ce qui était vrai, que, par un malheureux hasard, ils étaient brouillés avec le libraire en vogue qui publiait les romans étrangers.

— Mais, j’y pense, ajouta tout à coup René Delmart, un des trois poëtes, nous avons des amis qui ont fait la fortune de Frémont, l’autocrate de la librairie, et qui peuvent beaucoup sur sa lourde cervelle ; ils seront, marquise, très-empressés de parler à cet éditeur pour vous.

— Toujours bon, dis-je à René, que j’aimais depuis dix ans comme un frère. Eh bien ! voyons, à qui allez-vous me recommander ?

— Je verrai demain Albert de Lincel, et je suis certain qu’il se mettra à votre disposition.

— Albert de Lincel ! m’écriai-je, me souvenant que je ne l’avais jamais revu depuis la soirée de l’Arsenal.

— Albert de Lincel ! répétèrent à l’unisson de l’étonnement tous les assistants.

— Y songez-vous, ajouta Albert de Germiny, le poëte philosophique, ce fou d’Albert de Lincel va devenir amoureux de la marquise et nous supplanter dans son cœur, nous qui n’obtenons que son amitié.

— En vérité, repris-je en riant, vous pourriez bien prophétiser juste ; Albert de Lincel est une des plus vives préoccupations de mon esprit ; il a glissé un soir devant moi comme un fantôme : il y a de cela plus de douze ans ; depuis ce soir-là, je ne l’ai point revu ; mais j’ai lu, et je sais par cœur tout ce qu’il a écrit. Et regardez là, dans le petit nombre de mes livres préférés, j’ai les siens, et chaque jour je les ouvre, attirée et ravie par cette inspiration si vive, par ce style net et précis, qui sait être éloquent sans être diffu, et chaleureux sans être ampoulé. Albert de Lincel me semble sans prédécesseur parmi les écrivains français. Sa verve et son humour, comme les jets de flamme d’un soleil d’été, se dégagent de la brume ; sa passion a des traits soudains, inattendus et superbes, que j’appellerais volontiers olympiens, tels que des flèches sacrées décochées par les dieux sur les mortels. On croirait entendre la vibration de l’arc de Diane chasseresse, car sur sa grandeur courent l’élégance et la légèreté. Albert de Lincel, comme tous les esprits originaux et tranchés, a fait et fera de détestables imitateurs : on prend si aisément la familiarité pour l’ironie, et le cynisme pour la passion inquiète. J’en reviens à l’auteur ; convaincue de la vérité de ce mot immortel de Buffon : Le style, c’est l’homme, je suis bien sûre qu’Albert de Lincel porte en lui la séduction de ses écrits ; mais, Dieu merci, je me sens désormais invulnérable : le vertige n’atteint pas les gens heureux, et, je vous l’ai dit, mes amis, j’ai le bonheur.

— N’eussiez-vous pas le bonheur, ou tout au moins son rêve auquel vous croyez, me dit en souriant mon vieil ami Duverger, le poëte patriotique, je crois Albert de Lincel sans danger pour vous ; sa vie d’aventures en a fait depuis quinze ans l’ombre de lui-même ; ce n’est plus le beau valseur que vous vîtes passer un soir ; c’est un corps dévasté, qui ne peut plus inspirer l’amour ; c’est un esprit malade et fantasque qui se manque sans cesse de parole à lui-même et qui, dans un élan bienveillant, vous promettrait de parler pour vous à son éditeur Frémont, et l’oublierait une heure après. Je croirais plus sûr de vous faire recommander par ce vieux pédant de Duchemin, un homme grave, une intelligence d’élite, comme disent les journaux du gouvernement, un ancien grand maître de l’Université ! C’est le patron officiel de Frémont, et il peut tout sur lui.

— Mais un si important personnage ne se dérangera point pour moi.

— Écrivez-lui, marquise, répliqua le vieux Duverger avec malice, et je suis certain qu’il accourra ; il passe pour très-galant encore.

— Galant avec son enveloppe et son pédantisme. Oh ! cher poëte narquois, repris-je, vous raillez toujours !

— Eh ! eh ! ma chère enfant, vous oubliez en me parlant ainsi que je suis fort laid, ce qui ne m’a pas empêché d’avoir un cœur. Et Duverger me jeta un de ces regards mélancoliques qui donnaient parfois une navrante expression à sa face réjouie.

— Je suis de l’avis de Duverger, reprit Albert de Germiny ; écrivez au docte Duchemin ; c’est une de ses vanités et de ses glorioles de se croire le protecteur des lettres, et il tiendra à honneur de vous le prouver, tandis qu’Albert de Lincel affecterait peut-être un dédain qui vous blesserait.

— Vous êtes dans l’erreur, dit René Delmart, qui nous avait écoutés en silence, Albert est resté bon et cordial ; et, se tournant vers moi, il ajouta : Je vous réponds de lui, marquise.

— Il vous fait donc l’honneur de vous voir encore, quoique vous soyez poëte, mon cher René, poursuivit de Germiny.

— Je vais chez lui quand je le sais malade et triste, et il me reçoit toujours comme un ami.

— Eh ! pourquoi donc nous a-t-il fui, reprit de Germiny, nous tous qui l’aimions comme un jeune frère glorieux à qui nous décernions sans jalousie toutes les palmes ? N’avons-nous pas été, dès qu’il est apparu, ses bons et loyaux compagnons ? N’avons-nous pas acclamé son génie avec une ardeur cordiale ? N’a-t-il pas été l’enfant gâté de notre admiration sincère ? Eh bien ! il nous a quittés tout à coup comme s’il rougissait d’être l’un des nôtres ; il a affecté à l’endroit des poëtes contemporains une sorte de dédain aristocratique que Byron n’a jamais eu pour Wordsworth et Shelley.

— Vous vous trompez, s’écria l’excellent René, il a rendu un hommage public à Lamartine, et quand il parle du grand lyrique exilé, il le proclame notre maître à tous pour la science du vers.

— Ce qui n’empêche pas, répliqua Duverger avec un rire sardonique, qu’il nous préfère de riches banquiers et quelques Anglais débauchés, débris du fameux club du Régent. Comment peut-il faire son camarade de cet Albert Nattier, qui, pour dernier exploit de sa vie tapageuse, vient de raser traîtreusement, après une nuit d’amour, les beaux cheveux de sa maîtresse endormie qu’il soupçonnait d’infidélité ! Comment peut-il traiter en amis ce lord Rilbum et son frère lord Melbourg, dont les débauches ont épouvanté Londres, et qui promènent aujourd’hui leurs millions et leur hâtive décrépitude dans les rues de Paris ? — Je le plains, continua Duverger, mais je pense comme Germiny qu’il eût mieux fait de rester l’un des nôtres.

— Oh ! si vous le jugez en politiques et en moralistes, il est perdu, répliqua le bon René. Mais, pour Dieu ! faites appel un moment à vos entraînements de jeunesse et à vos fantaisies de poëtes, et vous serez plus justes envers lui ! Souvenez-vous surtout de son organisation mobile ; il essaye de toutes les saveurs, de toutes les émotions ; il se figure y trouver une poésie nouvelle et inconnue, et je n’oserais dire qu’il n’ait su tirer souvent de ses débordements mêmes des cris de douleur et d’amour plus navrants et plus sublimes, et partant qui en enseignent plus aux âmes que toute la morale d’œuvres honnêtes faites à froid. Vous vous étonnez qu’il accepte parfois pour compagnons de plaisir de riches oisifs mal famés ! Mais leur fortune est pour lui un tréteau où il les voit se pavaner, et leurs orgies un spectacle qu’il se donne : il y puise des images fantastiques, poignantes, hardies, et que le premier il a introduites dans la littérature française ; de ces fêtes nocturnes de la débauche, comme des noirs couloirs creusés dans une mine, il retire des pierreries éclatantes ; il est le spectateur plus que le complice de ces turpitudes des riches ; si son corps s’abandonne parfois, son esprit veille à son insu ; il domine cette ivresse factice, la revomit, la stigmatise et en tire en définitive des tableaux de maître ! Gardez-vous de croire que ces hommes, que vous appelez ses compagnons de plaisir, le possèdent : le génie d’Albert est de ceux qui échappent à toute influence ; il a été longtemps l’ami d’un jeune prince : qui donc de nous a jamais pensé qu’il était un courtisan ? Comment en vouloir à sa nature enthousiaste et charmante ? Son inspiration de poëte plane toujours au-dessus de ses folies de jeune homme ; elle les ennoblit, les dépouille pour ainsi dire de leur fange et les change en rayons ; on dirait ces jets de feu qui s’élèvent tout à coup sur un marais !

— Vous êtes un brave ami, s’écria Germiny, et c’est plaisir, René, que d’être défendu et loué par vous ; mais enfin vous conviendrez qu’un poëte est chose sacrée, et que c’est pitié de voir Albert accepter pour amphitryons ces riches parvenus et ces grands seigneurs avinés.

— D’autant plus qu’il n’y a plus de grands seigneurs, pas plus en Angleterre qu’en France, répliqua Duverger, et que ceux qui s’affublent aujourd’hui de ce titre, ne ressemblent guère à ceux qui le portaient autrefois. Parbleu ! milords et messieurs, leur dirais-je, si vous singez leurs dehors, tâchez aussi d’avoir l’esprit d’un Bolingbroke, d’un Horace Walpole, d’un Grammont, d’un François Ier, d’un Henri IV ou d’un maréchal de Richelieu ! on ne peut être un poétique débauché qu’à ce prix !

— Nous voilà bien loin, mes maîtres, dis-je en riant, du point de départ de notre entretien ; voyons, mon cher René, vous qui êtes l’ami d’Albert de Lincel et qui connaissez aussi le savant Duchemin, à qui des deux dois-je me recommander ?

— Écrivez d’abord à ce cuistre de Duchemin, répliqua René ; je pense, comme Duverger, qu’il en sera flatté et viendra vous donner le spectacle de sa personne. Mais, si vous n’êtes pas contente de lui, je réponds d’Albert.