Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 383-388).

XXIV

Nous nous étions séparés sans nous parler, mais avec une tendresse intérieure qui semblait s’accroître et grandir en se contenant. Désormais il avait pris dans mon cœur une place à part, une place à lui. Quelquefois même, il me semblait que c’était la première ; il devenait pour moi la chaleur et la lumière, tandis que Léonce s’effaçait dans l’ombre opaque : et glacée de la solitude qu’il me préférait.

Ce soir-là, en rentrant, je trouvai sur la table de mon cabinet les vers d’Albert et une lettre de Léonce. Je lus d’abord les vers d’Albert ; je fus attendrie par cette poésie suave et molle où il faisait revivre le souvenir de notre promenade au jardin des Plantes :


Sous ces arbres chéris, où j’allais à mon tour
Pour cueillir, en passant, seul, un brin de verveine,
Sous ces arbres charmants, où votre fraîche haleine
Disputait au printemps tous les parfums du jour ;

Des enfants étaient là qui jouaient à l’entour ;
Et moi, pensant à vous, j’allais traînant ma peine ;
Et si de mon chagrin vous êtes incertaine,
Vous ne pouvez pas l’être au moins de mon amour.
 
Mais qui saura jamais le mal qui me tourmente ?
Les fleurs des bois, dit-on, jadis ont deviné !
Antilope aux yeux noirs, dis quelle est mon amante ?
 
Ô lion ! tu le sais, toi, mon noble enchaîné ;
Toi qui m’as vu pâlir lorsque sa main charmante
Se baissa doucement sur ton front incliné


La lettre de Léonce ne renfermait qu’une ligne qui me frappa ; il m’annonçait que dans huit jours il serait à Paris. Cette espérance ne me causa qu’une joie troublée ; la paix et la certitude de ce long amour commençaient à disparaître.

Je ne lui répondis pas le soir même.

Mais, relisant le sonnet d’Albert, je me souvins de ma promesse, et, comme un écho de ces vers, je fis pour lui les vers suivants :


Veillant et travaillant, ô mon noble poëte !
Lorsque tu seras triste et que mon souvenir,
Ainsi qu’un ami vrai, viendra t’entretenir.
En l’écoutant, ému, tu pencheras la tête.

Tu me verras courant à toi, te faisant fête ;
Avec mon bel enfant qui semblait te bénir,
Le logis, la servante, en t’entendant venir,
Tout riait, tout chantait de me voir satisfaite.

On t’aimait ; l’humble toit, les cœurs t’étaient ouverts ;
C’était peu pour ta gloire et peu pour ta fortune.
Mais la sincérité n’est pas chose commune.
 
Souviens-t-en, quand viendra la douleur importune ;
Moi, je pense au beau soir où rayonnait la lune,
Quand tu m’as dit « Je t’aime, » et je relis tes vers.


Je l’attendis en vain pendant trois jours ; je sus par René qu’il se disposait à faire un voyage. Je voulais le revoir encore une fois ; car je sentais bien que Léonce en arrivant allait reprendre son empire : on ne brise pas en un jour des chaînes longtemps portées ; il en est de l’amour comme du despotisme ; il s’impose souvent par ses exigences mêmes au cœur confiant de la femme, comme la tyrannie s’impose par sa hardiesse à un peuple aveugle ; mais l’heure de la clairvoyance se fait tôt ou tard, et alors le divorce éclate entre le trompeur et le trompé. Pour moi, cette heure de lumière devait briller, mais hélas ! en me foudroyant.

J’avais promis à Albert de lui porter moi-même mes vers ; je savais qu’il sortait chaque soir, et qu’en arrivant chez lui vers neuf heures, je trouverais son logis vide, mais encore tout imprégné de sa présence. Quel bonheur ineffable de m’asseoir dans son petit salon, de feuilleter ses livres, d’écrire mon nom à son bureau pour lui dire : « Je suis venue ! » et pour qu’en rentrant il me retrouvât là en esprit, comme je l’y avais trouvé lui-même. En me représentant une sensation si vive et si pure, je ne résistai pas au désir de la goûter. Je sortis seule ; le temps était froid : c’était l’automne et ses premières rigueurs.

Je sonnai sans hésitation à la porte d’Albert, sachant qu’il était absent et que je n’éprouverais pas le trouble de le voir.

Je dis à son domestique que je désirais lui écrire ; il me fit entrer.

— Monsieur part à l’instant et tout est encore en désordre ici, ajouta-t-il.

En effet, je vis les habits qu’Albert venait de quitter, épars sur une causeuse, près du feu, dans le petit salon. La flamme du foyer pétillait ; une lampe éclairait la glace de la cheminée, et une autre, avec un abat-jour, projetait une lueur voilée sur le bureau. Des pages écrites par Albert, des lettres ouvertes et quelques feuilles de papier blanc étaient là pêle-mêle. La plume dont il s’était servi plongeait encore dans l’écritoire ; je m’en saisis, et j’aurais voulu la voler cette plume qui avait écrit des choses si grandes et si rares ! Peut-être me communiquerait-elle quelque étincelle de son génie ? pensais-je en la tournant au bout de mes doigts ; et, m’asseyant sur son fauteuil, je me mis à rêver.

Je pris d’abord une enveloppe blanche dans laquelle j’enfermai le sonnet que j’avais fait la veille ; puis, comme si la demeure du poëte eût gardé son souffle créateur, je sentis les vers suivants monter de mon cœur à mon cerveau, et je les écrivis rapidement :

VISITE À UN ABSENT

Il fait froid, ton foyer s’allume,
Tu t’habilles, tu vas sortir ;
Tu pars, et j’accours me blottir
Dans ton fauteuil. Je prends ta plume.
 
Je n’écrirai pas un volume :
Mais un seul mot pour t’avertir
Que cet amour qui te consume,
Pour toi, je voudrais le sentir.

Mais ce mot, pourras-tu le lire ?
Ma main, en tremblant, l’a tracé.
Et mes pleurs l’ont presque effacé.

Oh ! ce mot, pourquoi le récrire ?
À ton âme comme à tes yeux
Une larme parlera mieux.


Je ne relus point ces vers, et je me hâtai de les mettre auprès des autres dans l’enveloppe. Si je les avais relus chez Albert, peut-être ne les lui aurais-je pas laissés ; il y a toujours dans la langue de la poésie quelque chose d’exalté qui outre-passe ce que nous voulions dire ; cela vient de la rime, qui oblige parfois à des mots plus tendres ; cela vient aussi du tutoiement.

Je rentrai chez moi transie et frissonnante ; tout mon sang avait reflué vers mon cœur.

Mon fils fut frappé de ma pâleur ; mon émotion avait été plus forte que je ne me l’avouais