Louvois et Saint-Cyr

Louvois et Saint-Cyr
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 544-578).
LOUVOIS
ET
SAINT-CYR
1689-1692

I

Si le XVIIe siècle, riche en choses usées et brillantes, n’a pas la fécondité d’avenir du XVIe et du XVIIIe, en revanche il a cela d’attachant, que tout l’extérieur, politique, guerre, y tient à l’intime intérieur, au mystérieux secret de la vie morale et cachée. La chute de Louvois par exemple, ce moment fort critique du règne de Louis XIV, ne sera pas comprise si l’on ne tient compte des circonstances religieuses qui influèrent sur ce fait politique, si l’on ne sait la part qu’y eut Mme de Maintenon, celle qu’eut, à son insu, dans cette tragédie l’innocente maison de Saint-Cyr.

La révolution d’Angleterre n’avait fait nulle peine en France. La cour pensait, à la ruine de Jacques, gagner la ruine de Louvois[1]. C’était un roi depuis Colbert. Il entraînait, emportait tout. Il fut parfaitement averti de l’expédition de Guillaume, et il pouvait le retenir en lui lançant une armée en Hollande. Il soutint qu’on en voulait aux côtés de France, qu’on y ferait une descente. Quoi qu’on pût dire, il s’obstina jusqu’à faire démolir les travaux récens de Cherbourg, de peur que l’ennemi ne s’y fortifiât. Donc Guillaume passa à son aise. Ce terrible Louvois, avec toute sa capacité, en resta ridicule et n’en releva point. Dès lors on le croyait perdu. Ce fut bien pis quand la triste procession arriva d’Angleterre : la reine d’abord, bientôt le roi, tous les naufragés, lords et évêques, prêtres, jésuites, qui arrivaient à la file, c’étaient autant d’accusations. Saint-Germain enhardit Versailles. La cour osa parler, et c’était la voix du royaume, celle du roi, qui détestait Louvois.

Personne, pas même le maître, ne l’accusait en face. Tout était dans sa main. On n’eût pas affronté ce redoutable personnage, dont le travail immense faisait la vie de l’état, dont la violence et l’insolence, la permanente colère, étaient l’effroi de tous ; mais déjà on osait murmurer, parler bas. — Que ne parlait-on haut ? Il aurait pu répondre. Sa dernière, sa très-grande faute, d’où venait-elle ? Pourquoi avait-il eu le tort de porter toutes nos forces sur le Rhin ? Précisément parce que déjà il se sentait haï du roi, près de sa perte. Il avait cru se raffermir en arrangeant pour le dauphin une belle campagne ; il avait cru, en faisant briller là le fils du cœur, le petit duc du Maine, neutraliser le travail sourd qu’une certaine personne faisait contre lui dans les profondeurs de Versailles. Cette lutte intérieure avait été pour lui une fatalité. Pour qui avait-il fait les dragonnades, lui si peu religieux ? Pour expier son alliance avec la Montespan, trouver grâce auprès du parti dévot ; mais en même temps il en avait perdu tout le mérite en s’opposant violemment au mariage du roi, en l’empêchant du moins de couronner Mme Scarron, et il continuait d’empêcher la déclaration du mariage. Le roi ne l’osait pas Louvois vivant, et, Louvois mort, il ne l’osa point encore, recula devant sa mémoire, devant le mépris, la risée dont Louvois l’avait menacé, — de sorte que la fée survivante, assise près du roi dans un fauteuil égal, ne put jamais du fauteuil faire un trône, et trouva dans Louvois, même mort, son empêchement définitif. Rien d’étonnant qu’on cherche à le perdre ; mais, lui perdu, tout ira à la dérive. Seul encore de sa forte main, il garde un certain ordre. Le grand ministère de la guerre, sous un tel homme, pèse d’un si grand poids, que les autres même, on peut le dire, n’osent se désorganiser. Qui le remplacera ? Le roi seul.

En 1689, la France, attaquée par l’Europe, se regarde, et voit qu’au bout de dix années de paix elle est ruinée. Qui a fait cette ruine ? Deux choses qui arrivent au déclin des empires : le découragement général et la diminution du travail, la complication progressive de l’administration et des dépenses ; Telle la fin de l’empire romain. Ajoutez-y l’amputation énorme que la France vient de faire sur elle-même, la révocation de l’édit de Nantes.

En 1661, à l’avènement de Colbert, il n’y avait qu’une cour, toute petite, et qui tenait dans Saint-Germain. Depuis 1670, Colbert fut condamné à faire ce monstrueux Versailles. Lorsque Louvois le remplace comme surintendant des bâtimens, c’est bien pis. On bâtit partout. Au lieu d’une cour, il y en a dix, et Versailles a fait des petits.

Sans parler de Monsieur, qui réside à Saint-Cloud, ni du Chantilly des Condés, tout le gracieux amphithéâtre qui couronne la Seine se couvre de maisons royales. Le dauphin maintenant est devenu un homme, et il a sa cour à Meudon. Les enfans naturels du roi, de La Vallière, de Montespan, fils et filles, reconnus, mariés, tiennent un grand état. Les Condés et les Orléans épousent ces filles de l’amour, les petites reines légitimées de France. Chacune devient un centre, a sa cour et ses courtisans. De Villers-Cotterets à Chantilly ou à Anet, de Fontainebleau ou de Choisy à Sceaux, à Meudon, à Saint-Cloud, de Rueil à Marly, à Saint-Germain, tout est palais, tout est Versailles.

Ainsi de plus en plus, dans l’amaigrissement de la France, le centre monarchique va grossissant, se compliquant. Ce n’est plus un soleil, c’est tout un système solaire, où des astres nombreux gravitent autour de l’astre dominant. Celui-ci pâlirait, si de nouveaux rayons ne lui venaient toujours. Versailles, que l’on croyait fini, va s’accroissant, s’augmentant, comme par une végétation naturelle. Il pousse vers Paris des appendices énormes, vers la campagne l’élégant Trianon, les jardins de Clagny, l’intéressant asile de Saint-Cyr, enfin ce qui est le plus grand dans cette grandeur, le Versailles souterrain, les prodigieux réservoirs, l’ensemble des canaux, des tuyaux, qui les alimentent, le mystérieux labyrinthe de la cité des eaux.

Louvois, par son système d’employer le soldat, de le faire terrassier, maçon, put dépasser Colbert. Il gagea d’effacer le pont du Gard et les œuvres de Rome, promit d’amener à Versailles toute une rivière, celle de l’Eure. Des régimens entiers périrent à ce travail malsain. On venait de bâtir pour eux les Invalides. Ils n’en eurent pas besoin. Un aqueduc de deux cents pieds de haut, l’aqueduc de Maintenon, inachevé et inutile, fut le monument funéraire des pauvres soldats immolés ; mais rien n’exprima mieux cette terrible administration que la merveille de Marly, merveille en opposition violente avec le paysage, un démenti à la nature. L’aimable caractère de la Seine autour de Paris, C’est son indécision, son allure molle et paresseuse de libre voyageuse qui se soucie peu d’arriver. D’autant plus dur semblait son arrêt à Marly. Là la main tyrannique de Colbert, de Louvois, de par le roi, la faisait prisonnière d’état, condamnée aux travaux forcés. Nulles galères de Toulon, avec leur geindre de forçats, n’étaient si fatigantes à voir et à entendre que l’appareil terrible où la pauvre rivière était contrainte de monter. Barrée par une digue, dans sa chute forcée, elle devait tourner quatorze roues immenses de soixante-douze pieds de haut. Ces grossières roues de bois avec des frottemens étranges et des pertes de forces énormes, mettaient en jeu soixante-quatorze pompes, qui buvaient la rivière, la montaient et la dégorgeaient à cent cinquante pieds de hauteur. De ce réservoir à mi-côte, par soixante-dix-neuf autres pompes, l’eau montait encore à cent soixante-quatorze pieds. Est-ce tout ? Non, soixante-dix-huit pompes, par un dernier effort, la poussaient au haut d’une tour d’où un aqueduc de trente-six arcades, haut de soixante-neuf pieds, la menait enfin à Marly. Un appareil si compliqué, d’aspect énigmatique, qui couvrait la montagne sur une étendue de deux mille pieds, embarrassait l’esprit. Les grincemens, les sifflemens de ces rouages difficiles et souvent mal d’accord, c’était un sabbat, un supplice. L’ensemble, si on le saisissait, était celui d’un monstre, mais d’un monstre asthmatique qui n’aspire et respire qu’avec le plus cruel effort. Quel résultat ? — Petit, un simple amusement, une cascade médiocre.

Le roi, au moment de Fontanges, quand la paix le relança dans les amusemens, avait choisi ce lieu sans vue, obscur et dans les bois, pour s’y faire un libre ermitage, échapper à Versailles ; mais sa gloire l’y suivit. Il remplit tout de lui, et plus qu’à Versailles même. C’est l’avantage de ce lieu concentré. Marly n’est pas distrait, il ne voit que Marly. Le roi n’y voyait que le roi. Le pavillon central (ou du Soleil) présidait les petits pavillons des douze mois. Maussadement rangés, six à droite, six à gauche, ils avaient l’air d’une classe, d’écoliers qui, sous la main du maître, lorgnent de côté la férule et s’ennuient décemment. Dispensé d’étiquette, on n’en était pas moins contraint. Le roi exigeait que devant lui on fût couvert ; eût-on notai à la tête, il fallait garder son chapeau. Il ne plaisantait pas ; il voulait qu’on fût libre, qu’on s’amusât et qu’on jouât. Grâce à ces pavillons divisés, chacun était chez soi ; mais on ne pouvait faire un pas sans être remarqué.

Colbert, Louvois, dans cet étroit espace, avaient entassé, étouffé je ne sais combien de merveilles, les beaux fleuves de marbre qu’on voit aux Tuileries, les renommées équestres qui en décorent la grille, les chevaux de Coustou (aujourd’hui aux Champs-Elysées). Dans le pavillon du Soleil, les simples contemplaient avec un silence religieux un bizarre ornement qui avait un grand air d’astrologie : je parle des globes énormes de Coronelli (maintenant à la Bibliothèque). Le roi avait dans l’un la terre et dans l’autre le ciel ; il tournait à son gré la machine ronde. Ses magiciens, pour lui, avaient fait l’incroyable. Dans les viviers de marbre, on voyait les carpes royales se promener à travers les fresques et nager entre les peintures des grands maîtres. Des arbres de Hollande, tout venus, gigantesques, sur l’ordre de Louvois, avaient fait le voyage ; ils mouraient, d’autres revenaient. Plusieurs, qui cependant avaient subi cette tyrannie, esclaves résignés, verdoyaient tristement.

Avec ces terribles efforts, ces laborieux enfantemens, on serait mort d’ennui à Marly sans le jeu. On n’avait pas la ressource de la dévotion et des longs offices. Les filles du roi, désordonnées, rieuses, mais contenues sous l’œil de Mme de Maintenon, s’étaient jetées sur la roulette, le grand jeu à la mode. La dame aux coiffes noires tâchait de détourner de ce païen Marly vers les pieux amusemens de Saint-Cyr. Il fallut cependant le grand coup d’Angleterre, la dévote cour de Saint-Germain, pour changer le roi tout à fait, et décidément le tourner du profane au santissimo.

Qu’était-ce que cette cour ? Un martyre, un miracle[2]. Jacques était un peu ridicule ; mais enfin, quel qu’il fût, il avait sacrifié son trône à sa foi. C’était lui et c’était sa femme qui dès 1675, plus que la France et plus que Rome, avaient avidement accueilli la légende du sacré cœur. Deux ans entiers dans leur hôtel, le directeur de Marie Alacoque, le père La Colombière, recevant ses lettres brûlantes et ses révélations, les avait exploitées pour la conversion des lords qu’on lui amenait à grand mystère.

Un miracle ne va guère seul. Une fois dans le surnaturel, on ne s’arrête pas en chemin. Celui du sacré cœur prépara celui de la naissance du prince de Galles. Le roi Jacques assurait que dans ce grave événement il n’était rien, que la Vierge était tout, que c’était un don de sa grâce. La mère de la reine, Laura Martinozzi, duchesse de Modène, retirée à Rome et près de mourir, lui avait fait, à Lorette, un vœu et des offrandes pour qu’elle sauvât par cet événement l’Angleterre catholique. Elle avait envoyé à Londres des reliques. Dès que la reine les eut au cou, elle conçut.

Quoi qu’il en soit, cette reine réfugiée ne déplut pas. Elle avait été mariée par le roi. Elle était très Française, tout autant qu’Italienne. Reçue par lui, elle parla à ravir, ne disputa pas sur l’étiquette, lui dit qu’elle ferait tout ce qu’il voudrait. Elle était jeune encore relativement à Mme de Maintenon ; elle intéressait par cet enfant à qui l’Europe faisait la guerre. Elle arrivait touchante comme une princesse de roman persécutée. Elle n’était que trop romanesque. Elle avait de l’esprit, mais pas plus de bon sens que son mari. Elle le montra par l’accueil excessif qu’elle fit à Lauzun, galant des temps antiques. Ce fat suranné l’éblouit. Elle le prit pour son chevalier. Jacques partagea son engouement. Bégayant, barbouillant, il paraissait comique. Il le devint encore plus quand on sut que sa première visite à Paris avait été pour les jésuites de la rue Saint-Antoine, à qui il dit : « Je suis jésuite. » Puis il alla dîner chez son ami Lauzun.

Donner à cet homme-là une armée pour retourner en Angleterre, cela semblait un acte fou. Louvois posa la chose ainsi et résista. C’était bien le moment de s’affaiblir quand on allait avoir toute l’Europe sur les bras ! Le frère de Louvois, archevêque de Reims, se moquait hardiment de Jacques. « Voilà un bon homme, dit-il, qui a sacrifié trois royaumes pour une messe ! » Tant que Louvois serait au gouvernail, les jacobites devaient espérer peu. La reine le sentit, et se remit entièrement à l’ennemie de Louvois, à Mme de Maintenon. Elle reçut chez elle deux personnes qui lui appartenaient. Elle accepta pour gouverneur de Saint-Germain un M. de Montchevreuil, le plus ancien ami de Mme de Maintenon. Sa femme, longue et sèche, lui servait de police ; elle surveillait les dames, les princesses, épiait leur conduite, l’avertissait de tout. Elle put lui répondre de la reine d’Angleterre[3].

Cela créa l’alliance parfaite des dames unies contre Louvois. Une machine (dirai-je infernale ou céleste ?) pour le faire sauter fut dressée… dans un lieu pacifique, d’où on l’eut attendue le moins, dans ce doux, dans cet aimable Saint-Cyr. On fit porter le coup par la main innocente, d’autant plus dangereuse, des demoiselles et des enfans.


II

Esther se comprend par Saint-Cyr, et Saint-Cyr même ne se comprendrait pas, si l’on n’en retrouvait l’occasion, l’idée, le germe primitif dans la vie antérieure de Mme de Maintenon. Peu agréable au roi dans l’origine, elle réussit auprès de lui précisément parce que ses très réels mérites faisaient un contraste parfait avec les défauts de la Montespan. Elle plut par ses pieux discours ; elle plut par les soins attentifs, soutenus, qu’elle avait des enfans que la mère négligeait. Dans la retraite mystérieuse où le roi venait les voir en bonne fortune, elle était parée des gentillesses de l’aîné, le maladif duc du Maine, qui, sans elle, n’aurait pas vécu. Malgré son sérieux, sa tenue un peu sèche, elle était aimée des enfans, même de Mlle de Nantes (Mme la duchesse), mauvaise et malicieuse. Tous deux, d’espèce féline, jolis, dangereux petits chats, la caressaient, se jouaient autour d’elle avec une grâce infinie, faisaient groupe et tableau. Le roi admira et aima.

Là fut la vraie puissance de la dame, et plus qu’en ses sermons peut-être ; mais cette puissance lui fut retirée après le fameux jubilé de 1676, l’édifiante pénitence dont la Montespan fut enceinte. Mme de Maintenon n’eut pas l’éducation de l’enfant si cher du péché ; on aima mieux lui donner une charge de cour. Est-ce à dire qu’elle ait refusé cet enfant par scrupule, pour la honte de la naissance ? Nullement, car ce fut chez elle-même, à Maintenon, que la Montespan accoucha ; mais Louvois se chargea de tout, comme Colbert avait fait pour les enfans de La Vallière.

Eh 1681, quand la mort de Fontanges avertit fortement le roi et le refit dévot, quand la persécution reprit avec les enlèvemens d’enfans, Mme de Maintenon suivit cette mode, et dans sa famille même enleva, adopta une petite fille, sa nièce. Elle rentra dans l’éducation, son élément naturel, entreprit celle d’une nouvelle catholique. Rien de plus agréable au roi. L’enfant fut bien choisi pour plaire. Il n’y eut jamais rien de si joli, de si gai, de si amusant que la petite de Villette (plus tard Mme de Caylus). C’était le plus parlant visage, dit Saint-Simon ; l’ennui était impossible où elle était ; on souriait dès qu’elle apparaissait. Mme de Maintenon, sa tante, prit le temps où le père, officier de marine, était en mer ; elle demanda l’enfant à Mme de Villette « seulement pour la voir, » et elle refusa de la rendre. Le père cria, puis réfléchit, calcula, se convertit lui-même. La petite, qui avait huit ans, légère comme un oiseau, prit son parti fort vite. Elle fut ravie de la messe du roi. On lui promit deux choses, qu’elle verrait tous les jours ce beau spectacle, et qu’elle n’aurait plus jamais le fouet[4].

Ce fut un rajeunissement pour la dame d’avoir, voltigeant autour d’elle, ce charmant papillon. Elle en avait besoin. Outre son âge, que de choses avaient marqué sur elle ! Des passions ? Non, mais des misères et des fatalités. La pauvreté jadis l’avait mariée, l’avait faite la complaisante des grandes dames, même de tel ami qui, dit-on, la fit vivre ; puis vint cette honnête servitude de gouvernante chez Mme de Montespan. Elle eut à cinquante ans cette étrange nécessité (1683) de remplacer la reine, Montespan et Fontanges, celle-ci si fraîche et si jeune, à vrai dire, un enfant. On fut d’autant plus étonné de voir le roi prendre une personne si mûre. Il aimait beaucoup la jeunesse. Il se prévenait volontiers pour les belles personnes. Mme de Maintenon se rendit justice, et crut judicieusement qu’il trouverait plaisir à protéger, soigner une maison de jeunes demoiselles. Elle en créa une à Rueil, où sa propre nièce acheva son éducation. Elle n’aimait pas, dit cette nièce, le mélange des conditions. Elle ne prit que des demoiselles nobles, au moins du côté paternel ; elles devaient prouver quatre quartiers, cent quarante ans de noblesse. Cela entrait dans les idées du roi, qui alors, pour relever la pauvre noblesse, lui ouvrait pour ses fils des écoles de cadets. Les demoiselles devaient faire preuve aussi de pauvreté, et de beauté encore, si l’on peut dire. Du moins elles devaient être bien faites. Elles passaient pour cela la visite d’un médecin qui leur en donnait certificat.

Cette maison, transportée chez le roi même, dans son parc (à Noisy, puis à Saint-Cyr), richement dotée par lui des biens de Saint-Denis, devait attirer les filles de la noblesse, car le roi les mariait. Celles qui restaient jusqu’à vingt ans recevaient une dot, tirée de l’excédant des revenus, sinon du trésor même[5]. Là on faisait venir les plus jolies, les plus dociles des nouvelles catholiques domptées par la rigueur dans les couvens de province, ou gagnées par Fénelon dans la maison de Paris. Elles arrivaient un peu calmées, ayant versé leurs dernières larmes, émues et fort touchantes encore. Le roi voulut les voir avant même que tout ne fût organisé (à Noisy, 1684), et cette première impression lui fut singulièrement agréable. Il alla seul et les surprit. Lorsqu’on annonça : le roi ! ce fut un coup de foudre. Les dames dirigeantes, toutes jeunes et très belles, le furent encore plus du saisissement. Les petites eurent tant peur que, si curieuses qu’elles fussent, pas une n’osa regarder. Ces tremblantes colombes le touchèrent fort. Il les avait faites orphelines, et la plupart n’avaient de père que lui. La grande obéissance qu’elles rendaient à ses volontés ayant soumis leur foi, donné le cœur du cœur, immolé jusqu’aux souvenirs, quel triomphe absolu !… Nul plaisir plus exquis n’eût pu flatter le roi et l’homme.

Tout était calculé, le costume agréable. Les dames, dans un noir élégant, avaient la coiffure à la mode, le visage encadré d’une sorte d’écharpe nouée sous le menton, mais quelque peu flottante et chiffonnée à volonté, dont on tirait les plus charmans effets. C’était un demi-voile mondain avant le voile de religieuse qu’elles étaient destinées à porter. Le roi ne tint pas d’abord à leur imposer ce sacrifice, et dit « qu’il y avait déjà trop de couvens. » On n’exigea que des vœux simples. Le costume des petites, de modeste étoffe brune, se relevait et par le linge et par la bordure de couleur, diverse selon la classe. Un peu de dentelle au cou montrait la demoiselle. On laissait passer de jolis cheveux, Le bonnet seul déplut ; il était trop serré, et il en faisait des béguines ; le roi y fit ajouter un ruban.

Il fit venir Louvois, et il l’envoya, maugréant, pour Mme de Maintenon, chercher, choisir, bâtir une maison digne d’une telle fondation. Ce fut Saint-Cyr. Le lieu n’était pas gai. Cependant, quand les demoiselles virent ce que le roi avait fait pour elles, quand elles entrèrent dans ces bâtimens vastes, ces jardins sérieux, mais non sans quelques fleurs, elles furent reconnaissantes. Il relevait de maladie (1687). Elles le reçurent, à sa première visite, par un beau chant qu’avait composé Mme Brinon, leur supérieure, et que Lulli avait orné de sa mélodie grave et tendre. C’était le chant célèbre : « Dieu sauve le roi ! » que les Anglais nous ont pris sans façon.

Quelle était cette éducation ? Bien moins sérieuse alors que ne le feraient croire les lettres de Mme de Maintenon sur ce sujet. La véritable fondatrice, Mme Brinon, une ursuline, éloquente et brillante, née pour la cour, entrait tout à fait dans les vues mondaines du roi ; mais Mme de Maintenon, qui plus tard rejeta tout sur elle, ne fut nullement innocente. Elle leur fit très bien apprendre et chanter les prologues d’opéra, l’énervante poésie de Quinault, de ridicule idolâtrie, où l’adulation a toutes les formes de l’amour. Entraînée, ou par le désir de plaire au roi, de l’amuser, ou par ses propres engouemens, le plaisir de faire des poupées, elle mettait aux plus jolies des nœuds de rubans, des perles à ces demoiselles pauvres ! Les innocentes ne rêvaient plus que la cour et de grands établissemens, pour retomber bientôt à la réalité amère. Le roi croyait, beaucoup croient et répètent que Mme de Maintenon était fort judicieuse. Dans les grandes affaires, en conseil, il s’arrêtait parfois, lui disait : « Qu’en pense votre solidité ? » Cette solidité ici ne paraît guère. Une éducation contradictoire de dévotion et de cour ne pouvait porter fruit. Elle était extérieure, n’allait pas au cœur même ; elle imposait surtout la convenance. L’élève personnelle de Mme de Maintenon, Mme la duchesse (de Bourbon), fut une des personnes les plus mauvaises du siècle.

À Saint-Cyr, les grandes filles, surtout de quinze à vingt ans, devenaient très embarrassantes. Nobles de père, mais bourgeoises de mère, elles avaient, ce semble, la chaleur du sang plébéien. Plusieurs nous sont connues par leur destinée romanesque. Leur cruelle crise d’enfance, ce violent passé de conversion et l’ébranlement qui en restait les faisaient passionnées d’avance. Elles n’étaient qu’orage et langueur. On les voyait si tristes, qu’on ne savait comment les consoler. On s’avisa de les faire déclamer, jouer la tragédie. Elles ne l’avaient que trop au cœur.

Nulle n’échappa plus vite à Mme de Maintenon que sa nièce, la petite Villette, et même avant treize ans. Elle était gaie, rieuse, peu capable de feindre, crédule, damnablement jolie. Tout tournait autour d’elle, des fats où des amies trop tendres. Mme de Maintenon craignit quelque éclat qu’on ne pût cacher, et la maria brusquement. M. de Boufflers, si estimé, se présentait. La tante dit durement : « Elle n’est pas digne d’un si honnête homme, » et elle eut la cruauté de la donner à un Caylus, grossier, ivre toujours : admirable moyen de la précipiter sur la pente de l’étourderie ! Elle fit bientôt une autre exécution sur la supérieure de Saint-Cyr. Mme Brinon avait commencé et fait cette maison. Elle y était chez elle, on peut le dire. On venait de la nommer directrice à vie, et on la chassa brusquement. Elle plaisait au roi ; ce fut son crime réel. On l’accusa de cette tendance mondaine et théâtrale de Saint-Cyr ; mais Mme de Maintenon avait rejeté les pièces pieuses que Mme Brinon faisait pour ses élèves, et leur avait fait jouer Racine, Andromaque même : haute imprudence, qui révéla Saint-Cyr et tout ce qu’il contenait sous son calme apparent. Elles ne jouaient qu’entre elles, et n’en furent pas moins surprenantes d’ardeur et de passion. Ce n’était pas un jeu, c’était la nature même à son premier élan. Il n’en fut guère autrement dans une pièce biblique, la molle et tendre Esther.

Le vrai titre serait : le Triomphe d’Esther et la chute d’Aman. C’est le caractère de cette pièce que toutes ses tendresses servent à enfoncer le plus terrible coup. Un an durant, le génie laborieux de Racine fit et refit, polit cette œuvre unique. Il fallait qu’on sentît déjà Louvois perdu pour qu’on osât cela. La violence de Mme de Maintenon y parut jusqu’à permettre au poète d’insérer un mot de Louvois ; celui qu’il avait eu l’imprudence de prononcer, et qui dut tant blesser le roi : « Il sait qu’il me doit tout. »

La pièce fut jouée le 25 janvier 1689. Le roi y était seul, on peut le dire, car il n’avait avec lui que le peu d’officiers qui le suivaient à la chasse. L’effet fut délicieux, mais le coup trop peu appuyé. Il paraît que le roi s’obstinait à ne pas comprendre. Louvois était trop nécessaire. Le 5 février, on appela au secours les grands moyens de succès, d’abord la cour d’Angleterre. C’est pour elle que Racine avait fait le beau chant de l’exil, le chœur tout plein de larmes :

J’irai pleurer au tombeau de mes pères.


Ces hôtes de la France, martyrs de la foi catholique, étaient là comme supplians. Leur présence muette sollicitait la chute de ce cruel Aman qui défendait de leur porter secours. les jeunes actrices n’ignoraient pas qu’Esther était un plaidoyer pour cette sainte cause. Mme de Maintenon les tenait au courant de la politique du temps et les faisait prier pour les succès du roi. Plusieurs, avant de paraître en scène, se jetèrent à genoux, et, pour obtenir la grâce de parler dignement, elles dirent un Veni, Creator.

Un moyen plus mondain avait été employé par Racine. Les deux rôles de femmes et d’amies si charmantes, d’Esther et d’Élise, furent joués par deux personnes irrésistibles. La toute jeune mariée Caylus joua Esther malgré les répugnances de sa tante ; mais Racine insista et l’obtint. Élise était représentée par l’Élise de Mme de Maintenon, son bijou du moment, la Maisonfort, jeune chanoinesse de grâce touchante, qu’on ne voyait pas sans l’aimer. Elle était si émue que Racine en tremblait, ne savait comment la calmer. En vain, paternellement, il lui essuyait ses beaux yeux, comme on fait aux enfans. Cela parût en scène ; le roi le dit : « La petite chanoinesse a pleuré. »

Le succès dépassa tout ce qu’on attendait. Ce fut un entraînement prodigieux, et d’abord des actrices, d’Esther-Caylus, qui, se sentant aimée, gâtée, se livra sans réserve. Les cœurs furent emportés. Un vertige gagna tout le monde, les femmes même. La singularité du costume y contribua. L’habit persan confondait tout. Assuérus et Mardochée (deux belles grandes demoiselles) différaient peu de la petite Esther. J’ai sous les yeux la collection des modes de ce temps-là[6]. J’y vois que peu après Esther elles changent tout à coup. Les modes de Ninon et de la Montespan avaient duré jusqu’à l’année du fameux jubilé 1676. Dans la douteuse aurore crépusculaire de Mme de Maintenon, surtout dans les années équivoques qui précèdent le mariage, elle avait adopté une coiffure coquette et dévote, qui cachait et montrait, l’écharpe qu’elle donna aux dames de Saint-Cyr et que toutes imitèrent. Après Esther, l’écharpe est écartée. La face hardiment se révèle. La coiffure est haussée, surexhaussée par différens moyens ; elle semble imiter la mitre ou la tiare persane qu’on avait admirée sur ces têtes angéliques. Tantôt c’est un peigne gigantesque, une tour, une flèche de dentelles, et plus tard un échafaudage de cheveux ; tantôt le bonnet-diadème que prit Mme de Maintenon, le bonnet-casque, ou crête de dragon, dont les audacieuses (Mme la duchesse) décorèrent leur beauté hardie. Ses portraits et ceux de Caylus, les plus jolis du temps, semblent donner la mode. La première gouvernait et menait la seconde. Elle s’était emparée de la trop faible Esther, l’avait associée à ses jeux satiriques et la compromit fort de son équivoque amitié.

Un effet si mondain dans un tel lieu paraît avoir embarrassé Mme de Maintenon. La ville, la plus grande partie de la cour, ne pouvaient assister à pareille fête, et murmuraient sans doute. Elle résolut de les faire taire en faisant jouer la pièce devant le confesseur du roi, devant Bourdaloue et quelques jésuites. On fit même venir, pour imposer à la bourgeoisie médisante, Mme de Miramion, la sainte, la charitable. On joua une autre fois devant Bossuet. On était bien sûr que les saints ne verraient rien que de pieux dans une pièce qui lançait la croisade d’Angleterre.

Qui résistait ? Louvois, le bon sens, la nécessité. Le roi, qui avait mis 100,000 fr. aux costumes d’Esther, en était à envoyer sa vaisselle à la monnaie. À grand’peine on vendait des charges, on pressurait des financiers par une petite terreur. Pouvait-on donner une armée à Jacques quand les nôtres, affaiblies, quittaient le Rhin en brûlant tout et perdaient Cologne et Mayence ? Mme de Maintenon et son ministre Seignelay obtinrent, qu’il aurait au moins une flotte et quelques officiers. Jacques part pour Brest. Là, rien de prêt. Seignelay, qui avait tout promis, n’était pas en mesure. Jacques crie. Enfin tout arrive, mais du ministère de la guerre, et tout arrive par Louvois. Lui seul était en règle, seul agit efficacement. Esther fut inutile, et il n’en resta rien qu’un chef-d’œuvre et une mode. Et le départ de Jacques fut un triomphe de Louvois.


III

Beaucoup de gens blâmaient Mme de Maintenon de ne pas se mêler assez des affaires. Reproche injuste : elle influait infiniment, et de la vraie manière, seule efficace auprès du roi. Elle ne faisait rien, mais peu à peu elle mit au conseil ceux qui faisaient tout, les ministres. Pontchartrain, aux finances, se fit son homme, et Seignelay, à la marine, ne se soutenait que par elle dans sa rivalité contre Louvois. D’autre part, son concert avec un certain groupe de grands seigneurs honnêtes et pieux que le roi estimait devait avoir, ce semble, un effet plus profond, celui-de modifier à la longue le caractère même du roi. « Obsédez-le de gens de bien, lui écrit Fénelon ; qu’on le gouverne, puisqu’il veut être gouverné. » Par ce moyen réellement on fit le roi dévot, pour dix années surtout. Au-delà, la vieillesse, le malheur, je ne sais quel endurcissement, le jetèrent dans l’indifférence.

Regardons cette petite société comme un couvent au milieu de la cour, couvent conspirateur pour l’amélioration du roi. En général, c’est la cour convertie. Les fils et filles de la génération violente qui précéda sont tout humanisés et régularisés, amendés ; ils semblent expier l’énergie que leurs pères déployèrent en mal ou en bien, leurs fortunes souvent mal acquises. Les trois filles de Colbert, les sœurs de Seignelay, duchesses de Chevreuse, de Beauvilliers, de Mortemart, semblent autant de saintes. Le duc de Chevreuse, petit-fils du favori Luynes, n’intrigue qu’en affaires dévotes ; il est l’agent, le colporteur de la pieuse coterie. Le duc de Beauvilliers (fils de ce Saint-Aignan qui fournit au roi La Vallière) fait ses filles religieuses. Ce qui est beau, très beau dans ce parti, ce qui en fait l’honorable lien, c’est l’édifiante réconciliation des mortels ennemis, les Fouquet, les Colbert. La fille de Fouquet, que Colbert enferma vingt ans, la duchesse de Béthune-Charost, par un effort chrétien, devient l’amie, presque la sœur des trois filles du persécuteur de son père. Cette duchesse est la pierre de l’angle dans la petite église, « la grande âme, » admirée et respectée de Fénelon.

Ce tableau a des ombres. Les personnages accessoires qui y entrent ne sont pas sans reproche. Le fils par exemple de la grande sainte, Charost, dévot et pratiquant, n’en est pas moins l’intime ami des libertins de l’époque. Seignelay, qui devient dévot sous l’influence de ses sœurs et de Mme de Maintenon, entre Fénelon et Racine, n’en reste pas moins Seignelay, je veux dire l’orgueilleux, le, cruel bombardeur de Gênes, le tyran de nos amiraux. Même sa conversion est tristement datée par un acte d’indélicatesse : il empêche Jean Bart et Forbin de faire la grande guerre ; il se réserve ces vaillans, ces preneurs infaillibles, pour faire la course à son profit. Pour ne compter dans ce parti que les hommes vraiment pieux en qui la foi était le fond du cœur, les Beauvilliers, Chevreuse, etc., on est frappé de voir combien cette foi sincère est timide et de peu d’effet, pauvre de résultats. Ce sont des courtisans honnêtes et médiocres, qui, pour influer quelque peu, sont obligés de s’observer beaucoup, de s’amoindrir encore, de s’accommoder à la médiocrité sèche du roi et de Mme de Maintenon.

Il faut le dire, il y avait un amoindrissement général, et dans la chose même qui faisait la couleur du temps, la dévotion. Le jansénisme avait pâli. Il languissait avec Nicole octogénaire en son désert du faubourg Saint-Marceau. Le jésuitisme même avait pâli. Quoique le père La Chaise, récemment, en 1687, pendant la maladie du roi, lui eût surpris la feuille des bénéfices, très faible était son influence morale. Les jésuites du Canada, riches et paresseux, avaient interrompu leurs relations romanesques, qui pendant cinquante ans avaient été le vrai journal du temps, le pieux amusement du monde catholique. L’insipide juste-milieu de Saint-Sulpice, la simplicité fausse des lazaristes, pauvres, sales d’extérieur (et très riches en dessous), c’est ce qui réussissait en cour. Ennui profond, nullité, platitude.

Ce qui peint Mme de Maintenon, c’est qu’en 1689 et la veille d’Esther, elle a pour idéal dans la haute spiritualité un Godet-Desmarais, de la plus sèche étoffe qu’ait fournie Saint-Sulpice. Elle estimait en lui sa littéralité serrée de prêtre exact, une certaine médiocrité judicieuse, qui n’est nullement la solidité forte. Il lui plut par sa figure basse, qui disait vrai sur le dedans : il détestait le grand et haïssait le génie. Sa dévotion pauvre, décharnée, sans substance, pour aliment à la vieille âme ne pouvait donner que des os.

Le jeune homme, dans ce monde de vieillards, est un abbé de qualité qui n’a pas quarante ans, l’aimable Fénelon. Il est déjà mystique et quiétiste en 1686 (lettre du 10 mars), mais avec des ménagemens extrêmes et des contradictions (d’activité passive) qui tombent dans le galimatias. Son Education des filles, livre admirable de prudence et d’esprit positif, est visiblement fait pour être de Mme de Beauvilliers transmis à Mme de Maintenon. Ses amis conspiraient pour le faire précepteur de l’enfant royal, et il devait ménager tout. Élevé tour à tour par Saint-Sulpice et les jésuites, il conservait un pied ici et un pied là. Il rendait des respects infinis à Bossuet, il l’avait enlacé, et par lui avait prise dans un troisième parti, celui des gallicans. Seulement il est bien entendu qu’un homme si agréable à trois partis n’y parvenait qu’en restant pâle, effacé, un peu faible. De sa longue direction de filles (les nouvelles catholiques), il lui restait, ce semble, une certaine douceur féminine qu’on appellerait énervation, si on la comparait au génie mâle, robuste, de Bossuet.

Je le répète, avant 1689, par où que je regarde, je ne vois que faiblesse dans cette cour. La molle Esther n’y mit pas l’étincelle ; l’effet fut, on vient de le voir, mondain, sensuel, et plus propre à augmenter l’énervation. Tranchons le mot, ils attendaient leur âme. Une âme jeune devait venir qui réchauffât un moment cette vieillesse commune. Que cette âme fût romanesque, aventureuse et quasi folle, un don Quichotte religieux, on aurait cru que c’était un obstacle dans un monde de sèche convenance. Oui, mais ce fut son charme. Elle eût fait sourire la mort même. Elle donna un moment l’oubli à tous ces cœurs fanés ; ils se crurent jeunes encore. Ce moment dura trois années (1689-1692).

Mme Guyon avait eu une enfance d’élue, accomplie de malheur. Maltraitée de sa mère, qui n’aimait que son frère, battue par une de ses sœurs, elle passe au couvent. Mal soignée, laissée seule, dans ses fréquentes maladies elle se met à lire la Bible et des romans. On la donne à quinze ans à un ancien entrepreneur anobli, un M. Guyon, malade, maussade et brutal. Une aigre belle-mère la garde à vue, et si durement, qu’elle n’osait lever les yeux. Loin de la soutenir, sa propre mère aggrave, encourage ces duretés. Une servante-maîtresse, ancienne dans la maison, et qu’on croyait une sainte, l’insulte impunément, jusqu’à lui tirer les cheveux. Le comble, c’est que ses enfans, dès qu’elle en a, sont élevés contre elle, dressés à l’espionner et à se moquer de leur mère. Nul refuge pour elle dans sa propre maison, nul que la prière et le rêve.

Elle eut des maladies terribles, où sa belle-mère faillit la faire mourir. Une cruelle petite vérole la marqua, menaça sa vue ; elle eut souvent mal à un œil, et avec tout cela très jolie, mais de bonté surtout. Je ne sais quoi d’enfantin, de comique, mais d’amoureux aussi, faisait sourire, touchait, la rendait délicieuse. Sa douceur d’ange était sur son visage, et le cœur fondait à la regarder. Dans un petit séjour qu’elle fit aux carmélites de Paris, Mme de Longueville, qui y demeurait, la rencontra au jardin ; elle qui y avait vu tant de choses, vieille et blasée, séchée de jansénisme, elle n’en fût pas moins saisie : elle ne se lassait pas de contempler cette personne attendrissante, n’en pouvait détacher les yeux. Pauvre souffre-douleur, moquée de sa famille, traitée comme une enfant, elle vivait, dit-elle, comme ne vivant pas, et dans une sorte d’enfance qui lui resta toute sa vie. Elle en sortait par des réveils lucides ; elle montra une grande capacité d’affaires dans un moment où l’intérêt de son mari le. commandait ; elle déploya plus tard une vive éloquence, une vraie force théologique. Avec cela, toujours enfant.

Un jour qu’elle alla consulter un vieux franciscain très austère qui vivait enfermé, et, disait-on, n’avait pas vu de femme depuis longues années, il lui dit ce mot seul : « Vous cherchez au dehors ce que vous ayez au dedans. Cherchez Dieu en vous ; il y est. » Puis il lui tourna le dos. « Ce fut un coup de flèche, dit-elle ; je me sentis une plaie d’amour délicieuse, avec le vœu de n’en jamais guérir. » Elle prit sur elle d’y retourner encore, et il lui apprit une étrange nouvelle : « Qu’une voix d’en haut lui avait dit : C’est mon épouse. » - Sur quoi, elle s’écrie dans une adorable innocence : « Moi ! si indigne, votre épouse !… Pardonnez-moi, Seigneur, mais vous n’y pensiez pas ! »

Bien d’autres ont eu cette révélation. La visitandine Marie Alacoque, dans sa vision du sacré cœur, qui est à peu près du même temps, sut aussi qu’elle était l’épouse de Jésus. Son abbesse dressa le contrat, célébra les noces. Et néanmoins la différence est grande. La forte visitandine de Bourgogne que l’on saignait sans cesse, ivre de vie, eut le délire physique et voyait le sang par torrens. Mme Guyon n’était qu’une âme ; dans le mariage même, elle ne sut pas ce que c’était, mère n’en fut pas moins demoiselle. Délicate et souvent malade, elle resta infiniment pure, éthérée d’imagination. Elle aima vraiment un esprit, n’eut besoin de donner nulle figure à celui qu’elle cherchait, n’eut de l’amour que la souffrance, l’aspiration et le soupir, puis une étonnante paix.

À travers sa crédulité souvent puérile, elle a deux choses très hautes pour l’émancipation de l’âme. Elle se défie des visions, croit que Dieu ne s’y montre point. Elle se défie des directeurs et pense qu’on est bien fou de croire l’homme infaillible. Elle s’exposa souvent pour sauver de belles filles de leur confesseur. N’était-elle pas dangereuse elle-même à son insu ? Si faible et maladive, elle n’en avait pas moins, on le voit, une singulière plénitude magnétique. Les plus purs, les plus saints, hommes ou femmes, en sentaient les effluves toutes puissantes. Le pieux M. de Chevreuse le disait à Bossuet : « N’avez-vous pas senti qu’on ne peut être assis près d’elle sans éprouver d’étranges mouvemens ? »

Bien loin d’abuser de cette puissance pour s’asservir des volontés, elle s’était imposé le supplice de vivre avec une âme réfractaire à la sienne, une femme de chambre de rude dévotion, dont la parole et le contact lui étaient un martyre. Cette femme la crucifiait tout le jour. Cependant, si elle était malade, elle subissait l’ascendant de sa douce maîtresse ; il suffisait que Mme Guyon lui défendît de l’être : elle guérissait à l’instant. Nombre de gens la suivaient malgré eux. Tel fut le père Lacombe, par qui elle se crut dirigée et qu’elle dirigeait elle-même. Tant qu’il était près d’elle, c’était un saint. Loin d’elle, il s’évanouissait pour ainsi dire, n’était plus rien. La prison, « qu’elle supporta très bien de longues années, fut mortelle à Lacombe. Il se mourait de mélancolie. Sa tête faiblissant, il finit par écrire (ce qui avait peut-être été le vrai secret de sa vie) qu’il était éperdu, désespéré d’amour. Elle sourit, et dit : « Il est devenu fou. » C’était vrai, et il mourut tel.

Cette attraction était universelle. Ses ennemis et ses persécuteurs y cédaient à la fin. Même sa belle-mère y céda, et se mit à l’aimer. Même la vieille fille insolente qui l’avait tant persécutée, elle l’aima avec emportement, et quand Mme Guyon quitta la France, elle mourut, dit-on, de regret.

Une pieuse ligue de dévots l’envoyait à Genève, comptant sur sa séduction. Elle donna en partant son bien à sa famille, se réservant une petite pension, n’emportant rien que son dernier enfant, sa toute petite fille, et quelques livres, entre autres Griselidis et Don Quichotte. Elle avait été bien longtemps elle-même l’infortunée Griselidis, martyre du mariage, et elle continuait de l’être en savourant « l’amère douceur des rigueurs du céleste époux. » Pendant six ans, elle courut la France, la Suisse et l’Italie, les nuages surtout et le pays de l’imagination, comme le chevalier de Cervantes ou ses touchantes Dorothées, réchauffant tous les cœurs, les amusant, les consolant, jetant partout son âme. Ce qui est très curieux, c’est qu’elle se croit très soumise au clergé, elle veut l’être ; mais les libertés de l’amour divin l’émancipent malgré elle. Elle fait créer deux hôpitaux, pas un couvent, pas une église. L’église et le couvent, Ce sont les Alpes, qui ont inspiré ses Torrens. Elle aime étonnamment le peuple et les petits, les paysans, les bergers, les troupeaux. Ses amis sont en toute condition. Ses tendresses, son admiration sont pour trois femmes de Thonon, marchande, serrurière, lavandière, humbles personnes unies en Dieu d’une sainte et suave amitié.

Ce qu’on tolérait le moins en elle, c’est qu’avec sa douce innocence elle voyait tout cependant, voyait les mœurs du clergé et les hontes intérieures du cloître. Sans critiquer ni censurer, elle encourage les pauvres religieuses à s’affranchir, à ne plus être le jouet du vice, à rompre telle habitude immonde que sa tyrannie imposait. De là des ennemis terribles, dont la rage la suit partout. Elle ne peut rester ni à Gex, ni à Annecy, ni à Grenoble, ni en Italie. On la disait sorcière. On éprouvait pour elle les sentimens les plus contradictoires. Une fille de Grenoble la détestait absente, présente l’adorait. Une autre, de la même ville, de bourgeoisie aisée, pleine d’esprit et d’une âme orageuse, tourna le dos aux amoureux, s’éprit de virginité et de Mme Guyon, et ne voulut plus la quitter. Elle partait pour l’Italie, où on l’avait souvent priée de venir. C’était alors un grand et dangereux voyage. Elle était chargée déjà d’un enfant, sa petite fille, et n’avait de suite que sa femme de chambre et un ecclésiastique inférieur (un quasi-domestique). Cette fille à garder n’était pas un petit embarras, étant de plus fort belle. Il n’y eut pas moyen de l’empêcher de suivre. Mme Guyon en prit la charge comme imposée de Dieu ; elle la tenait au plus près d’elle, ne la couchant que dans sa chambre et avec elle. Elles faillirent périr ensemble sur le Rhône, souffrirent beaucoup en mer. Nul moyen d’aller que par Gênes ; mais Gênes, nouvellement bombardée par les Français, pouvait leur faire un très mauvais parti. À grand’peine trouva-t-elle un muletier pour passer l’Apennin. Elle avait envoyé en avant son ecclésiastique pour préparer l’établissement en Italie. Le muletier, un Génois très suspect, avait en main cette pauvre caravane de femmes ; il les mène droit dans un bois de voleurs. Mme Guyon ne s’étonne pas, reste calme et sourit. Voilà des gens interdits, en déroute, qui ne savent que dire. Ces incidens la troublaient si peu, que, le long du chemin, elle versait son cœur, ses rêveries, épanchait son livre sublime, et fort dangereux, des Torrens ; tout cela plus passionné dans l’âpreté de l’Apennin. La pauvre fille en fut enivrée et comme anéantie. À l’arrivée, elle tomba malade ; âme et corps, tout lui échappait.

On dut avertir les parens, et ils crurent sottement que Mme Guyon voulait la faire tester en sa faveur. Ils envoyèrent son frère en hâte pour la ramener. Elle se remettait, mais refusait, disant qu’elle aimait mieux mourir. Quelle fut sa surprise quand Mme Guyon elle-même se mit du côté du frère et lui conseilla de retourner ! Le déchirement fut si cruel qu’elle changea tout à coup, jeta là sa dévotion, montra le fond du fond, la passion, l’attache personnelle et la furie de la douleur. Son frère l’arracha, l’emporta, mais si ulcérée, si haineuse qu’elle dit tout ce que lui firent dire les ennemis de Mme Guyon. Elle vomit mille calomnies contre elle, tourna en hontes ses bontés, ses tendresses. Tout cela dit, épuisée de fureur, elle pleura, eut horreur d’elle-même, et de remords perdit l’esprit[7].

C’était un terrible danger avec Mme Guyon. Elle semble ne pas l’avoir compris. Elle vous prenait votre âme innocemment, sans rien mettre à la place, sans rien communiquer de sa sérénité. Elle supposait convertis ceux qui se donnaient à elle, elle s’en séparait sans peine, ne leur laissant que le vide, la plus terrible aridité. Aucune âme vivante ne lui fut nécessaire. Sa plénitude et sa puissance ne furent jamais si grandes qu’en parfaite solitude. Elle monta alors très haut, écrivit son seul livre vraiment original, le livre des Torrens. Là elle est supérieure aux vieux mystiques, supérieure au Château de l’âme de sainte Thérèse. La comparaison des eaux, des torrens, des rivières, est bien autrement riche, vive, variée à l’infini. L’épreuve terrible de l’amour, le tableau de la mort mystique, est sans rival dans les romans passionnés. Les Eucharis sont bien fades à côté.

Les gens qui la menaient et voulaient s’en servir la tentèrent en lui promettant qu’elle trouverait ici des croix plus cruelles, et en effet, à peine revenue à Paris, elle fut arrêtée sous prétexte de molinosisme par l’archevêque de Paris, Harlay de Chanvallon. Ce pré-lati noté pour ses mœurs, enferma cette sainte. Elle ne sortit qu’en 1688, à la prière de sa cousine, la Maisonfort, et de la bonne Mme de Miramion, qui était la charité même, et n’ignorait pas que Mme Guyon, en Suisse, avait créé deux hôpitaux.

C’était au printemps de 1689, après Esther. Mme Guyon allait souvent à la campagne chez ses amies la duchesse de Charost et la duchesse de Chevreuse. Elle voyait en passant sa parente à Saint-Cyr. Ces visites étaient une fête pour les pauvres captives. Dans la triste maison, de solennel ennui, elle arrivait, comme la vie elle-même, les mains pleines de fruits et de fleurs ; mais ce qu’on désirait le plus, c’ était de la lier avec celui qui était le centre du petit groupe des duchesses. La grande sainte (Mme de Charost) arrangea le rendez-vous, l’invita, et avec elle Fénelon. Elle les renvoya ensemble à Paris dans le même carrosse, avec une de ses dames en tiers. Mme Guyon dit que Fénelon s’ouvrit peu et la laissait dire. Il n’était pas précepteur encore ; on travaillait à cette grande chose. Il devinait très bien qu’une spiritualité si hardie, si naïve, pouvait le compromettre. Enfin elle lui dit : « Mais, monsieur, me comprenez-vous ? cela vous entre-t-il ? » Alors, se réveillant, et par un mot vulgaire (chose très inusitée chez lui), il dit : « Comme par une porte cochère. » Dès lors il parla un peu plus.

Il fallait être quiétiste pour complaire aux duchesses qui devaient travailler Mme de Maintenon. Il ne fallait pas l’être pour garder Saint-Sulpice et ne pas perdre la protection de Bossuet. Ce fut autre chose à Saint-Cyr. Mme Guyon y eut plus qu’un triomphe. Ce fut un enchantement. Ces jeunes cœurs s’épanouirent et se versaient tous à ses pieds. Les dames pour la première fois se sentirent libres, et les demoiselles même se trouvaient extraordinairement attendries d’une telle mère, toujours jeune, qui plus que les jeunes avait gardé le don d’enfance.

Il est bien entendu que l’on n’en parlait pas. Tous s’étaient ranimés ; mais cet état nouveau était si étonnant, visiblement si dangereux, que je ne sais quel accord tacite dissimulait le tout au roi. Seulement la température de la cour avait changé autour de lui, et l’on sentait un souffle tiède. Il était comme un homme qui a un foyer invisible sous le plancher. Malgré les dangers, l’embarras, la détresse du moment, il y avait chez ses meilleurs courtisans je ne sais quelle douceur de pieuse gaieté. D’autant moins pouvait-il tolérer le visage haïssable, la face apoplectique de. ce païen Louvois, toujours furieux, tandis qu’autour de lui il ne voyait qu’un certain paradis et l’aimable sourire des saints.


IV

Jusqu’où Mme de Maintenon irait-elle dans les voies mystiques où l’entraînaient le parti des duchesses, la cour de Saint-Germain et, pour le dire en général, la dévote cabale des ennemis de Louvois ? C’était une grande question. Son influence, timide, réservée, d’autant plus profonde, devait, si elle se donnait à eux, agir peu à peu sur le roi, changer la politique d’intérêts en politique pieuse de sentimens et de passion, c’est-à-dire lancer le roi à l’aveugle dans la grande affaire d’Angleterre. Voilà pourquoi il faut bien s’arrêter derrière la coulisse, chez Mme de Maintenon et surtout à Saint-Cyr, où se fait (entre des personnes innocentes, ignorantes de tout) le violent combat des deux esprits qui se disputent le monde.

Mme de Maintenon, malgré sa dévotion de forme et même sa bonne intention d’être dévote, n’avait aucune tendance à l’amour du surnaturel. Elle était trop sensée pour se prendre à la grossière légende de Saint-Germain, au cœur sanglant, religion matérielle, qui fut bientôt si populaire, et d’autre part elle était trop froide, trop sèche pour être bien sensible aux suaves douceurs de Mme Guyon. Notons en passant qu’en cela elle était comme tout le monde. Peu, très peu de gens en France goûtèrent le quiétisme. Le grand bruit qu’ont fait là-dessus les glorieux champions, Fénelon et Bossuet, ne doit pas faire illusion. C’étaient de vieilles choses, surannées, dépassées. Le mysticisme pur, rajeuni par le charmant génie de Mme Guyon, voulait des âmes tendres, rêveuses, comme on n’en trouvait guère chez un peuple rieur. Le mysticisme impur de Molinos, qui dès longtemps et avant Molinos fut un art subtil de corrompre, était trop sinueux, trop lent, trop patient pour les derniers temps où nous sommes. On allait bien plus droit au but par la transparente équivoque du sacré cœur et le culte du précieux sang.

Mme de Maintenon n’apportait au quiétisme nulle vocation qu’un très profond ennui, un grand besoin de nouveauté. Avec sa vie renfermée, solitaire même à certaines heures, on eût dit qu’elle avait un pied dans la vie religieuse. Elle manquait de ce qui en est le fond, une certaine intériorité, un calme d’innocence. Sa solitude était fort agitée, tout occupée d’affaires d’église, de cour, de son Saint-Cyr et surtout de sa petite police.

Mme Guyon l’amusa. C’était une fête de l’entendre. Elle était touchante et comique ; c’était sainte Thérèse, et c’était don Quichotte. Ses amies les duchesses, bonnes et caressantes personnes, étaient un monde de velours, où l’on sentait une infinie douceur. Elles serraient, flattaient Mme de Maintenon, se trompant, la trompant sur ce qu’elle sentait elle-même. Elle se crut attendrie, imagina que son aridité cesserait. Elle était, si on peut dire, en coquetterie pieuse avec Fénelon qui, devenu précepteur (août 1689), de plus en plus entra dans ces doctrines. Elle trouvait piquant d’aller le dimanche incognito chez les duchesses à de petits dîners mystérieux où il présidait. Point d’écouteurs. On se servait soi-même pour n’avoir pas de domestiques.

Dans tout cela, les idées étaient peu, les personnes étaient tout, et c’étaient elles qui donnaient attrait aux idées. Mme de Maintenon, pour s’y engager fortement, avait besoin d’y être intéressée par ce qui seul l’intéressait, un gouvernement d’âme, par une amitié (non d’égales, de grandes dames, comme étaient les duchesses), mais une amitié protectrice pour une jeune âme dépendante qui marcherait sous elle et avec elle dans ces sentiers de la haute dévotion, car elle était née directeur (bien plus encore qu’éducatrice). Il lui fallait quelqu’un à diriger, aimer et tourmenter.

Sous son extérieur calculé de tenue, de convenance, son âme était très âpre, comme on l’est volontiers lorsque l’on a beaucoup pâti. Elle avait eu des amans sans aimer. Elle avait été recherchée très vivement de certaines dames qui raffolaient de la créole, la belle Indienne, comme on l’appelait ; mais ces dames étaient trop au-dessus d’ailleurs des ennuyeuses, elle ne fit que les supporter. Cette froideur l’avait conservée. Dans cet âge déjà avancé, dans ce terrible ennui, elle avait une certaine flamme. La Palatine, à qui rien n’échappe, note ce trait, la lueur singulière qui, sous ses coiffes noires, brillait aux yeux de la sinistre fée et faisait quelque peur dans la personne toute-puissante.

Elle eût pu s’attacher à ses élèves ; mais pas une ne tourna bien, ni Mme la duchesse, ni sa nièce Caylus, ni (disons-le d’avance) la duchesse de Bourgogne, qu’elle eut petite, qu’elle soigna, et qui pourtant lui échappa comme les autres. Aurait-elle plus de succès chez les dames et demoiselles de Saint-Cyr, pauvres et dépendantes, plusieurs même orphelines, nouvelles catholiques qui n’avaient plus aucune racine sur la terre, et d’autant plus auraient pu se donner ?

Plusieurs ont laissé souvenir. Quelques-unes mondaines et de destin étrange, comme Mlle de Marsilly, que le père de Caylus, M. de Villette, épousa ; elle fit son chemin de mari en mari, et devint lady Bolingbroke. Moins habile fut Mlle Osmane, une vive Provençale, qui se perdit dans le roman, mais qui finit par mourir sainte. Parmi les dames, il y eut des personnes accomplies : la plus dévouée, Glapian, aimable, toujours gaie, parfaite, et désolée de n’être pas meilleure ; elle avait pris le rôle dont on voulait le moins, celui du vieux Mardochée, et sa touchante voix émut tout le monde. Mlle La Loubère fut la raison autant que la beauté ; on la fit à vingt ans supérieure de Saint-Cyr. Mais la perle entre toutes incontestablement fut Élise, La Maisonfort, pour qui cette âme plus que mûre, peu aimante, s’ouvrit, la première fois peut-être, dans une âpre amitié. Elle eut le douloureux honneur d’occuper, de troubler pendant six années Mme de Maintenon et le roi, Fénelon et Bossuet : tragédie palpitante où Versailles s’intéressa plus qu’au spectacle de l’Europe. L’intérêt fut si vif qu’on n’en finit qu’en exterminant la victime. Tous, amis, ennemis, ils concoururent à la briser.

En 1686, au moment où Mme de Maintenon partait pour le voyage annuel de Fontainebleau, son confesseur, Gobelin, lui présenta une demoiselle ; on l’appelait dame, elle était chanoinesse. Elle amenait sa petite sœur et demandait qu’on la reçût à Saint-Cyr. L’enfant était jolie. Mme de Maintenon l’accepta ; mais en faisant causer la grande sœur, elle lui trouva tant de raison, de douceur et de grâce, qu’elle la pria de rester, la garda pour elle-même et l’emmena à Fontainebleau. La jeune dame était du Berry, ce pays central de la France, où certains ordres religieux prenaient leurs sujets de préférence, comme mieux équilibrés, plus complets, propres à tout. Ce fut cet équilibre justement, la belle harmonie, sereine, aimable et souriante qui charma dans celle-ci Mme de Maintenon. Elle était judicieuse, et son bon sens plus tard embarrassa fort les théologiens. Sous tout cela se cachait un cœur tendre, capable de vive amitié. Elle n’avait pas été gâtée. Dès l’âge de douze ans, son père, un pauvre gentilhomme, l’avait donnée aux dames de Poussay, qui lui assuraient une place de chanoinesse ; mais cette petite prébende ne pouvait la faire vivre. Revenue à Paris, trouvant son père remarié, elle était fort embarrassée et allait être obligée de se mettre en servitude, sous titre de demoiselle, dans la sombre maison des Condés. Se voir à ce moment, par un accueil si imprévu, adoptée, comme enlevée par la plus grande dame de France, portée par enchantement en pleine cour de Fontainebleau, trouver là l’insigne faveur de vivre au sanctuaire près de cette haute personne, cela semblait un conte des Mille et Une Nuits. La Maisonfort, surprise, mais encore plus touchée, se dévoua sans réserve.

Les amitiés de femmes étaient fortes en ce siècle. Les hommes en étaient cause, n’étant que des poupées, comme Monsieur et autres, avec des mœurs honteuses, ou des fats insolens et très cruellement indiscrets. Le mari n’était point, et l’amant, c’était l’ennemi. La méchanceté d’un Vardes ou d’un Lauzun, le plaisir qu’ils avaient à payer par le ridicule l’amour et l’abandon, devaient mettre les femmes en garde. De là une grande froideur. Mme de Sévigné n’eut d’amant que sa fille. Mme d’Aiguillon, la prudente nièce de Richelieu, n’eut de liaison forte qu’avec une dame qui laissa tout pour elle et lui sacrifia son mari. Marie de Médicis fut comme ensorcelée de la Galigaï, sa sœur de lait, et Marie-Thérèse d’une sœur bâtarde qui lui rendait tous les soins d’intérieur. Pour la même raison, les dames préféraient à tout la personne indispensable, leur femme de chambre. Au siècle suivant, celle-ci est souvent un homme de lettres, et ne diffère presque en rien de la demoiselle de compagnie la plus distinguée.

Mme de Maintenon avait une femme de chambre ancienne et très capable, Mlle Balbien, fille d’un architecte de Paris, qui l’avait servie dans sa pauvreté, et fut dans sa grandeur une sorte de factotum. Elle lui fit organiser tout le matériel de Saint-Cyr, acheter le mobilier et aménager tout. Pour le spirituel, elle comptait sur l’excellentesprit de la Maisonfort, qui s’y dévoua. Chaque jour, Mme de Maintenon y allait passer ses meilleures heures dans cette aimable société. Quand Mme Brinon partit, la Maisonfort l’eût remplacée comme supérieure ; mais elle demanda à ne faire jamais qu’obéir. Son cœur répugnait au manège, aux petites nécessités de dureté de police, qu’implique le gouvernement.

Du reste, elle donna à Mme de Maintenon le gage le plus sûr d’un abandon illimité : elle lui demanda un confesseur, signe extrême de confiance. Les religieuses faisaient tout le contraire ; rien ne les désolait plus que d’avoir un confesseur de leur abbesse. Elles savaient que le prêtre le plus discret, sans préciser le détail ni dire les choses par leur nom, peut fort bien faire entendre l’essentiel, le plus délicat. Quand elles pouvaient, elles se confessaient à un jésuite, à un moine qui passait et qui emportait leur secret. Mme de Maintenon lui donna son Godet-Desmarais, cette figure malpropre et décharnée, un homme de mérite, mais sec, dur, répulsif. Grande peine de se desserrer devant quelqu’un qui vous contracte ! La Maisonfort ne l’accepta pas moins comme l’homme de sa protectrice, voulant se donner toute, mettre son cœur dans la main de Mme de Maintenon.

Celle-ci avait de grandes vues sur Saint-Cyr. Dans un portrait gravé du temps et certainement autorisé, on lui donne ce titre : La marquise de Maintenon, supérieure de l’abbaye royale de Saint-Cyr. Elle fait de la main un geste de commandement, vif, dur, impérieux. C’était sa pensée d’avenir. Si elle fût devenue veuve de bonne heure, elle aurait sans nul doute aimé à être abbesse, à satisfaire dans la plénitude absolue son goût unique de gouvernement et de règlement, de surveillance minutieuse. Elle l’exerçait déjà sur les dames de Saint-Cyr, leur vie captive et remplie heure par heure, toute à jour, cachait peu leurs actes, d’autant plus qu’elle voulait atteindre leurs pensées, pénétrer leurs petits mystères, leurs innocens secrets. Or elle n’y arrivait pas tant qu’elle ne les avait pas amenées à la soumission absolue de la religieuse qui ne s’appartient plus, ne peut garder une pensée à elle, et doit tout dire, jusqu’au rêve oublié.

Beaucoup mollissaient tout de suite, se rendaient sans être assiégées, n’en valaient pas la peine ; mais une âme riche et vivante comme la Maisonfort, quelque soumise qu’elle voulût être, avait toujours en elle de libres élans de nature. Il y avait de quoi opprimer, toujours un infini à acquérir et conquérir. Devant cette amitié si exigeante qui toujours avançait, pénétrait, elle reculait timidement pour garder un peu d’intérieur. Ce travail la troublait. En trois ans, elle avait perdu la belle et sereine harmonie qui avait plu en 1686. Au contact des épines s’était dégagé d’elle ce qu’elle avait au fond, une grande susceptibilité de douleur.

Racine en fut frappé, comme on a vu, et elle aussi vit bien sa sensibilité : elle pencha un moment vers lui et vers son jansénisme, si austère, si persécuté ; mais à ce moment même Mme Guyon parut, enleva tout, la Maisonfort, Saint-Cyr, jusqu’à Mme de Maintenon. Le laisser-faire et le laisser-aller du quiétisme ; cet amoureux suicide, convenaient à merveille aux captives, si dépendantes, qui ne pouvaient rien faire pour leur propre sott. La Maisonfort ne voulait rien de plus que cette paix en Dieu. Elle n’avait jamais été mondaine. Si accomplie, et dans cette haute faveur, elle eût pu faire un bel établissement, mais n’y avait nullement songé. Elle avait trouvé son amour, et n’en voulait nul autre. Elle ne rêvait rien que son rêve de captivité volontaire. Ce fut Mme de Maintenon qui, poussant ses empiétemens, lui imposant le voile, la réveilla. De cette paix mystique qu’on eût crue une mort ressuscita la volonté.

Mme de Maintenon, arrêtée court, se montra fort habile. Elle tourna l’obstacle. Elle sentit qu’avec une telle nature, qui n’avait jamais résisté, mais qui était très libre au fond, il n’y avait de prise que le cœur. Godet-Desmarais, inspiré d’elle, se retira un peu. Il prétextait son évêché de Chartres, qui rendait plus rares ses visites à Saint-Cyr, conseilla à la Maisonfort de consulter Fénelon, le nouveau précepteur du duc de Bourgogne, nouvellement établi à Versailles : conseil fort hasardeux, et je dirais presque machiavélique, d’adresser une âme inflammable à cet homme jeune encore et de grande séduction. Véritable énigme vivante pour les contemporains, et sur laquelle nos modernes, Rousseau et autres, se trompent ridiculement, il faut l’expliquer par sa vie, qui ne fut jamais nette et simple, qui fut impénétrable à ses intimes même et les surprit toujours par des reviremens imprévus. Il avait enfin pris pied à la cour. Il le devait à sa mission de Saintonge, où il mérita l’appui des jésuites, du père La Chaise, du ministre Seignelay et de ses sœurs, les pieuses duchesses. Il n’est pas plus tolérant que Bossuet. Dans ses lettres à Seignelay, sans approuver les rigueurs irritantes, il demande main-forte pour fermer la frontière, retenir les protestans fugitifs. Dans le livre célèbre qu’il écrit en 1689 pour instruire son élève des principes du gouvernement, il ressasse la vieille et si fausse assimilation de la souveraineté et de la propriété, ne voyant point de différence entre le républicain et le voleur. En pleine cour, il vécut très caché. Ni Bossuet, ni les sulpiciens, n’avaient prévu son quiétisme. Les jésuites, Mme de Maintenon, qui le protégèrent ensuite, étaient loin de prévoir le Têlémaque. Même le petit troupeau mystique des ducs et des duchesses aurait-il deviné qu’entre l’éducation et la direction il écrivait Calypso, Eucharis, ces pages romanesques moins propres à contenir qu’à troubler un jeune cœur ?

Fénelon était-il un prêtre dur et sans pitié ? Était-il spécialement sans intérêt pour la victime qu’on lui demandait d’immoler ? N’avait-il du moins le scrupule de faire une mauvaise religieuse ? En réalité, il n’était pas libre, il n’était pas un homme, mais l’homme d’un parti. La lutte était très vive alors entre Louvois et Seignelay, le frère des trois duchesses, le ministre du parti dévot. Que fût-il arrivé si Mme de Maintenon leur eût retiré son appui ? Seignelay faisait alors le dernier effort pour la croisade catholique.

Effort trop impuissant. Un brillant combat de Tourville, une petite descente en Angleterre et l’incendie d’une bourgade rallièrent les Anglais au, roi Guillaume. La victoire fut encore cette année pour Louvois et le ministère de la guerre. Pressé et poussé par Louvois, Luxembourg vainquit à Fleurus. Seignelay mourut de chagrin dans les bras de Fénelon.

On avait trop compté sur les moyens humains. Il ne fallait qu’un coup de Dieu. Guillaume avait été blessé ; il pouvait l’être encore, frappé d’en haut. C’est cet espoir que manifesta Athalie dans l’hiver de 1691. Le parti des saints espérait, attendait le miracle, et Louvois tâchait de le faire ; il organisait une campagne étonnante, qui fut son chef-d’œuvre, ne repoussant nullement du reste les moyens plus directs que Saint-Germain cherchait dans quelque trahison d’Abner ou le couteau sacré de Samuel.

La sombre pièce d’Athalie fut jouée le 5 janvier 1691 à huis clos, devant les rois tout seuls, et, on peut le dire, pour le roi d’Angleterre. Elle répondait à merveille à l’irritation des deux cours de Versailles et de Saint-Germain. Elle était faite visiblement pour celle-ci. Dans l’absence de Jacques où la reine avait tant pleuré, le roi ému la comblait de présens dévots, chapelets ou reliques, et de fêtes données pour elle. Il ordonna expressément qu’on achevât Athalie. Cette pièce terrible où l’on jouait la mort de Guillaume, comme dans Esther celle de Louvois, venait à point pour consoler la triste cour du retour ridicule et trop pressé de Jacques. Humiliée sous la main de Dieu, elle voyait du moins dans la tragédie prophétique que cette main vengeresse allait frapper son ennemi.

L’inspiration de la nature, la pitié d’un enfant soutint Racine, et préparait les cœurs au dénoûment dénaturé. Un enfant au berceau dépossédé, persécuté, voilà tout ce qu’on y sentait. Cet attendrissement acceptait volontiers la trahison d’Abner et regorgement d’Athalie. Le noir Paris d’alors, tout prosaïque qu’on le suppose, concentrant, refoulant en lui le grand poète, avait fortifié ses tristesses dévotes, jansénistes et bibliques. Élevé au maussade désert de Port-Royal et transplanté sous Saint-Séverin, il écrivit Andromaque, Iphigénie et Phèdre dans l’humide rue Saint-André-des-Arcs. On sait sa pénitence, son mariage, autre pénitence. Au-dessus du bruit, du brouillard, il monta quelque peu, se posa à mi-côte rue des Maçons. Douze ans durant, il y languit stérilisé dans l’ombre froide de la Sorbonne. Un doux jeune rayon lui revint de Saint-Cyr, comme une aurore en plein couchant. Les délicates harmonies de couvent, ces innocentes amours de jeunes sœurs, lui inspirèrent la mélodie d’Esther. Enfin, montant plus haut, dans l’austérité pure, il trouva le sublime : c’est la tragédie d’un enfant. Si l’enfant eût rempli la pièce de son péril, l’intérêt eût été très vif : on n’eût pas respiré, les femmes auraient pleuré d’un bout à l’autre ; mais cela ne se pouvait pas. On eût taxé l’auteur d’impiété s’il eût laissé douter longtemps que la main divine est présente. Racine ne put faire autrement. Du premier mot, on sent que rien ne périclite, qu’un miracle tranchera tout, — donc que l’enfant ne risque guère. Esther avait été lue d’avance à Mme de Maintenon, de scène en scène, et il dut en être ainsi d’Athalie. Elle craignait ; elle ne voulait plus y être prise. On resserra à l’excès le seul rôle qui intéressât. On craignit de faire de la gentillesse des petites une sensualité de cour, et, dans ce beau sujet du péril de l’enfant, l’enfant ne parut presque pas.

Cependant le démon Louvois, en plein janvier, forgeait déjà la foudre. En grand secret, il arrangeait une campagne de surprise, où le roi, cette fois encore, tout comme aux jours de sa jeunesse, n’aurait qu’à paraître pour vaincre. Il avait obtenu que, pour cette courte apparition, on ne ferait pas la dépense d’emmener la cour. Donc pour la première fois le roi se décidait à laisser Mme de Maintenon. Quel renversement d’habitudes ! et quel danger ! Dans un amour de cinquante ans, l’habitude, on pouvait le croire, c’était le meilleur de l’amour. Mortelle fut l’inquiétude de la dame, mortelle sa haine de Louvois.

C’est la dernière campagne de Louvois, son chef-d’œuvre, un suprême coup de désespoir. Du fond de la détresse publique, tout s’enfonçant sous lui (comme nos trois cents forteresses en ruine), l’homme qui faisait face à l’Europe l’effraya, la fit reculer. On vit cette fois encore ce que la France était sous sa violente main. La centralisation est une bien grande puissance. Tandis que Guillaume à La Haye négocie, sollicite des forces dans son concile interminable de princes allemands, Louvois de toutes parts a réuni les siennes avec une artillerie, des vivres, un matériel immense. Tout converge sur Mons. La coalition est surprise. Guillaume presse et supplie, s’agite. On lui promet deux cent mille hommes et on lui en donne trente-cinq. Louvois en a cent mille effectifs pour le siège et pour l’armée de Luxembourg. Vauban enserre la ville, et Guillaume ne vient pas encore. Le roi, avec les princes et sa maison, arrive le 21 mars pour cette guerre à coup sûr. Le 26, on ouvre le feu ; soixante-six canons, vingt-quatre mortiers, écrasent la petite ville, l’incendient. Les flammes éclatent partout. Avant le jour prévu, les bourgeois forcent les soldats de capituler et se rendent le 8 avril. Le 12, le roi part ; il laisse Guillaume humilié, ayant perdu devant l’Europe le prestige dont sa victoire d’Irlande l’avait entouré.

Les habiles, frappés du coup de Mons, commencèrent à se dire que les chances de Jacques valaient au moins celles de Guillaume. Les grands amis de celui-ci, les whigs, se trouvaient mal payés de leurs votes et de la bataille, qui avaient transféré le trône. Guillaume, quoi qu’il fît, ne pouvait pas les satisfaire, assouvir leur cupidité furieuse. Ils recevaient, n’en trahissaient pas moins, s’adressaient à Jacques en dessous. Lequel d’entre eux serait Abner dans la tragédie que l’on préparait ? Russell sur mer, sur terre Marlborough, semblaient propres à ce rôle ; mais on avait en France une telle estime de Guillaume, que l’on croyait encore que, lui vivant, nulle trahison ne suffirait. Lui mort, tout devenait facile. Un acteur inférieur devenait nécessaire pour que le cinquième acte d’Athalie s’accomplît, que Joas fût vengé et que l’arrêt du ciel devînt la leçon de la terre.

Nous possédons un livre intitulé : Récit véritable de l’horrible conspiration tramée contre la vie de sa sacrée majesté Guillaume. III. Ce livre nous apprend qu’en 1691, sous le ministère de Louvois, un capitaine, nommé Grand val, offrit aux cours de Saint-Germain et de Versailles d’assassiner Guillaume, que ses offres furent agréées, que la tentative fut faite en 1692, que le procès fut public, conduit avec douceur et sans torture, que l’accusé avoua tout. Publié en anglais, traduit en toute langue, le livre ne reçut aucun démenti. Macaulay, si modéré et si judicieux, établit solidement qu’il n’y a pas l’ombre d’un doute.

Ce fut avant la mort de Louvois, et sans doute après Mons, en mai ou juin 1691, que le capitaine Grandval fit ses offres à Saint-Germain. Elles sourirent à l’imagination italienne de la reine. Jacques n’avait aucun doute sur son droit royal de punir, de quelque façon que ce fût. Il dit brutalement : « Si vous me rendez ce service, vous net manquerez jamais de moyens d’existence. » S’il avait eu le moindre scrupule, ses jésuites certainement lui auraient rassuré l’esprit.

Il fallait de l’argent, un peu d’aide. Grandval, envoyé à Versailles, ne put s’adresser qu’à Louvois, factotum des choses secrètes, l’homme d’exécution et qui réussissait toujours. C’était, pour lui une heureuse occasion de relever son crédit et de se rendre nécessaire. Son beau succès de Mons lui avait été funeste. Pour que rien ne manquât, il avait voulu être au siège, et là son importance, son insolence impérieuse avaient encore blessé le roi. Il enfonçait L’affaire Grandval semblait être une branche où le noyé pouvait se raccrocher.

Quelle dut être l’impression du roi et de Mme de Maintenon (elle sut tout, on le voit au procès) ? Très pénible sans doute. la vie privée où elle était restée n’habitue pas à de telles choses. La nature dut pâtir. Là doit se placer un fait que donne Phelippeaux à cette date. Elle fut un jour si troublée, dans une telle angoisse d’esprit, qu’elle envoya vite à Paris chercher partout Mme Guyon, pour l’avoir Avec elle, se distraire, se calmer à sa sainte parole et par sa sereine innocence. Le père La Chaise, sans nul doute, fut consulté. C’était un homme doux, de petite portée, et peu prisé de ses confrères. Il n’eût point osé ne pas approuver, Pour trouver la chose mauvaise, il lui aurait fallu condamner son ordre même, qui n’a guère varié là-dessus, condamner Rome, la majorité du monde catholique, pour qui Jacques Clément fut un saint, un martyr. Le roi se résigna… à faire ? Non, mais à laisser faire. Louvois, avec Grandval, suffisait pour arranger tout. Et pourtant, remarquable contradiction pour ce service de Louvois, il le détesta d’autant plus. Il le voyait avec l’antipathie la plus profonde. C’est ce que raconte Saint-Simon sans le comprendre. Il se contenait, ne disait rien, mais il avait le front toujours plissé. Enfin un échec de Louvois, une reculade ridicule que fit un officier qu’il protégeait en Italie, permirent au roi de se soulager et de le traiter brutalement. Il comprit que c’était la dernière goutte qui, sur un vase comble, déborde et finit tout. Il jeta ses papiers et sortit. Cette violente colère rentrée le frappa à mort. L’apoplexie était chose ordinaire dans sa famille ; il fut foudroyé à la lettre. On crut (sans vraisemblance) qu’il était mort empoisonné.

Le roi fut allégé et respira. Il se promena dans ses jardins, et un officier de Jacques et de la reine étant venu le complimenter, il prononça ce mot très très significatif : « Que leurs affaires n’en iraient pas moins bien. » Que voulait dire ce mot ? Que la descente en Angleterre, toujours refusée par Louvois, devenait une chose possible, et sans doute aussi que l’affaire Grandval ne serait pas abandonnée. C’est très probablement ce dernier point qui décida le roi à prendre pour successeur d’un homme de tant d’expérience un garçon de vingt-cinq ans, le fils de Louvois, Barbezieux, qui avait ce grave secret et continua l’affaire. Il en est posé comme le chef et l’organisateur dans l’interrogatoire de l’assassin ; mais sérieusement Barbezieux, jeune et sans consistance, remplaçait-il ici Louvois ? Pouvait-il, comme eût fait son père, prendre sur lui le crime, se contenter d’un vague laisser-faire, frapper seul, avertir après, de sorte que le roi n’eût de la chose que le profit et non le trouble ? Nullement. Un tel choix n’épargnait rien au roi, et il fallait dès lors qu’il eût le terrible déboire d’avaler les médecines que Louvois avalait pour lui, je veux dire les affaires secrètes et répugnantes, la manipulation des trahisons anglaises qui lui venaient par Saint-Germain, enfin l’affaire Grand val, cette horrible couleuvre. La cour le vit avec étonnement changer dès lors de vie. Avec sa goutte et ses cinquante-quatre ans, il se plongea dans le travail, un travail solitaire, où, dit Dangeau, « il écrivait quatre heures par jour, et de sa main. »

Dans ces sombres préoccupations, la bile, nous dit son journal médical[8], travaillait fort le roi. Huit jours après la catastrophe, il fallut le purger énergiquement, et depuis coup sur coup. Daquin, son médecin, n’était plus à la hauteur des circonstances. De là une autre révolution d’intérieur qui ne tarda pas : l’avènement de Fagon, donné au roi par Mme de Maintenon, la disgrâce, la mort de Daquin.


V.

L’année suivante, 1692, marquée par le succès trop chanté de Namur, l’ode ridicule de Boileau, par la bataille de Steinkerque, brillante et sans effet, n’en fut pas moins très sombre. La soumission du roi au pape, le grand désastre de La Hogue, la détresse publique, devaient changer Versailles, et ne pouvaient manquer d’influer sur Saint-Cyr. Les contre-coups des grands événemens viennent tous aboutir à la chambre de Mme de Maintenon. De cette chambre secrète et muette transpire pourtant l’effet moral de tout cela, les aigreurs, les tristesses ; on les entrevoit dans ses lettres, et on les voit en plein dans ses exécutions sur la maison d’épreuve où elle manifestait son âme. De 1690 à 1693, pendant ces trois années de guerres, de sièges et de batailles, sa guerre qu’elle poursuit, c’est la réduction de Saint-Cyr et de la Maisonfort à la vie religieuse.

D’accord avec Godet, elle y employait Fénelon. Elle allait jusqu’à dire ces paroles imprudentes, peu mesurées : « Voyez l’abbé de Fénelon. Accoutumez-vous à vivre avec lui. » Pour faire de celui-ci un instrument docile, elle lui présenta un leurre, l’espoir de la dirigei1 elle-même (et par elle le roi et la France). Elle lui fit la prière flatteuse de lui dire ses défauts. S’il eût pris cela au sérieux, il empiétait sur Godet et se perdait. Godet eût éclaté, dénoncé ses doctrines. Il ne tomba pas dans le piège. Dans sa réponse prudente, admirable de diplomatie, il recule, il pose en principe qu’il ne faut qu’un seul directeur. Rien de plus sévère, rien de plus flatteur que cette lettre. Il lui accorde généreusement toutes les vertus mondaines (sauf de jolis petits défauts) ; puis il voudrait que ces vertus disparussent dans une plus pure, la haute spiritualité, l’amour de Dieu. Elle est née modeste et timide ; elle se défie trop d’elle-même. Là une stratégie merveilleuse de préceptes contradictoires : ne pas se mêler des affaires, cependant faire faire de bons choix, soutenir les honnêtes gens qui sont en place, faire donner du pouvoir à MM. de Beauvilliers et de Chevreuse. Il faut ouvrir le cœur du roi par une conduite ingénue enfantine. Ce sont les mots qu’on aurait adressés à une femme de vingt ans. Il n’est pas dupe d’elle, et pourtant il la sert. Il conduit peu à peu la Maisonfort où elle veut. Sous l’ascendant de ce doux conseiller, de douceur impérieuse, la pauvre personne, éperdue et désorientée, promet de faire ce que voudront les plus honnêtes gens, Fénelon et Godet (celui-ci assisté de deux lazaristes, MM. Tiberge et Brisacier), et elle abandonne son sort. Combien il lui en coûte ! « Elle m’a raconté, dit Phelippeaux, qu’elle s’était retirée devant le saint-sacrement dans une étrange angoisse. Quand elle sut la décision de ces messieurs, elle pensa mourir de douleur, et versa dans sa chambre toute la nuit un torrent de larmes.

La vive joie de Mme de Maintenon est très frappante dans ses lettres : « Vous voilà donc dans le fond de cet abîme où l’on commence à prendre pied. Vous savez de qui je tiens cette phrase. Je le verrai demain. Laissez-vous conduire les yeux bandés. Que vous êtes heureuse ! etc. » Dans ce bonheur, la Maisonfort fit pourtant quelques plaintes à ce peu fidèle défenseur qui l’avait si peu défendue. Rien de plus sec que sa réponse, et je dirai de plus cruel. « Quand Dieu ne donne rien au dedans pour attirer, il donne au dehors, une autorité qui décide, etc. » Pas un mot de compassion. Où est ce mouvement de Racine, qui, la voyant pleurer, au moins lui essuyait les yeux ? Fénelon avait sa leçon apprise, et l’intérêt de son parti l’obligeait de ménager sa fortune incertaine. Sa petite église visait pour lui de loin à un grand siège, à l’archevêché de Paris. Alors sans doute il eût repris Saint-Cyr, repris la Maisonfort, qui, travaillant sous lui, fût devenue près de sa protectrice le grand appui du quiétisme.

Malgré cette prudence excessive, il n’inquiétait pas moins Godet. Celui-ci, fort habile sous son sec et plat extérieur, attendait et laissait passer le goût éphémère que Mme de Maintenon avait (croyait avoir) pour le quiétisme. Il patientait, ne disait rien, et suivait tout de l’œil. Seulement, comme évêque de Chartres, il prit en août 1691 une position forte à Saint-Cyr. Il y mit ses lazaristes, Tiberge et Brisacier, directeurs officiels. Il fit mieux. Devinant qu’à ce rude contact les cœurs se fermeraient et qu’on ne saurait rien, il introduisit deux dames à Saint-Cyr, personnes sûres et intelligentes, qui jouèrent à merveille leur personnage. Elles surent écouter ; elles obtinrent confiance. Elles firent parler la Maisonfort, parurent charmées, touchées de ces nouvelles dévotions. Elle ne fit nulle difficulté de livrer à ces chères amies ses sentimens les plus secrets ; tout cela jour par jour, rapporté, dénoncé. Quand Godet eut de bonnes preuves ; écrites et qu’il pouvait montrer, il éclata. Il déclara à Mme de Maintenon qu’une hérésie, existait dans Saint-Cyr.

Saint-Simon dit qu’elle fut étonnée ; mais dès longtemps elle savait tout, et même participait à tout. Ce qui est vrai, c’est qu’elle fut effrayée. Qu’eût-ce été, si tout droit il eût porté cela au roi, si la sage personne que le roi croyait la prudence même eût été convaincue d’avoir suivi une folle, d’avoir eu à cet âge une échappée de cœur ? Elle ne sut nullement gré à la Maisonfort d’avoir été si expansive pour ses amies. Et pourquoi avait-elle des amies ? Cela la refroidit pour elle. Elle la gronde dans une lettre. Sans oser trop se mettre encore en flagrante contradiction avec elle-même, ni tourner brusquement contre Mme Guyon, elle dit que cette haute doctrine ne convient pas à tous, et que Saint-Cyr doit se mener par les voies simples (par les lazaristes et Godet).

Godet fut très adroit. Il avait inquiété Mme de Maintenon sur les doctrines, mais savait bien qu’elle y était peu engagée, qu’elle ne tenait qu’aux personnes, à celle qu’elle voulait décidément s’approprier. Sans délai ni ménagement, courtisan sous sa forme rude, il fit ce qu’il fallait pour sceller, murer sur la Maisonfort les portes de cette maison : Le 2 février 1692, assisté de ses lazaristes, il lui fit déclaration qu’elle devait sortir ou se faire religieuse. Nous l’apprenons par la lettre où sa protectrice la félicite de ne pas vouloir sortir.

Sortir ? mais où aller ? Elle était restée là sept années, les plus belles de la jeunesse, sans récompense ni salaire, et au bout de ce temps on la mettait nue dans la rue. Pâlie de travail et de larmes, retournerait-elle vers le monde, qu’elle ne connaissait plus, le vaste monde, froid, étranger. Plus de famille : la maison paternelle est fermée par la belle-mère et une sœur à marier. Un couvent ? et lequel osera la recevoir ? Mme Brinon, à sa sortie, n’en trouva pas un qui s’ouvrît ; elle fût restée sur le pavé sans la bonté courageuse d’une princesse allemande. « Mais, dira-t-on, si elle restait seule ? » Comment eût-elle vécu ? Eût-elle travaillé de ses mains ? Les dames de Saint-Cyr étaient, il est vrai, grandes tapissières, Il eût paru étrange pourtant qu’une demoiselle noble gagnât sa vie ainsi. On n’eût pas voulu y croire, et on l’eût dite entretenue (ce mot entre alors dans la langue). La calomnie, dont on accable si aisément une femme sans défense, eût mis en interdit sa pauvre petite industrie !

L’ordre cruel de sortir ou de se faire religieuse lui fut donné en plein hiver. La dure exécution se fit entre deux fêtes, lorsqu’on célébrait le mariage de deux bâtards du roi, celui du duc du Maine avec la fille du prince de Condé, celui de Mlle de Blois avec le duc de Chartres. Le roi se donnait le bonheur de glorifier son vieux péché, d’égaler, de mêler aux vrais princes du sang ces enfans du scandale. Des dots monstrueuses furent données. Tout était à Versailles pompe et lumières, banquets, tables de jeu ; tout à Saint-Cyr douleur et deuil.

Un petit fait que nous fournissent les lettres de Mme de Maintenon ne contribua pas peu, je crois, à la rendre cruelle, à l’éloigner des voies d’indulgence et de liberté où Mme Guyon l’avait un moment engagée. Dans une des instructions éternelles dont elle fatiguait les demoiselles de Saint-Cyr, une étourdie eut l’imprudence de rire. Une autre, qui jouait très bien dans Athalie, se montra orgueilleuse et un peu indisciplinée. Ces choses durent l’aigrir et la sécher encore. Elle s’en prit moins aux enfans qu’aux jeunes dames qui les formaient. C’est depuis ce moment surtout qu’elle voulut les dompter, briser les humbles et timides résistances qu’elles laissaient voir encore, et réduire la maison à l’absolue dépendance d’un couvent. Supérieure réelle de Saint-Cyr et sa future abbesse (si elle avait perdu le roi), elle pouvait exercer là le plus complet pouvoir qui peut-être fût sur la terre.

Qu’était réellement ce pouvoir des abbesses ? Plusieurs prêchaient ; mais leur grande prétention (on le voit dans sainte Thérèse et ailleurs) était de confesser. Dans nombre d’abbayes, le confesseur n’était qu’un valet principal, et l’abbesse était tout. Ce pouvoir d’homme, elle l’exerçait comme femme dans un détail impitoyable où tout homme aurait épargné les répugnances féminines. La religieuse devait ou mentir devant Dieu, ou faire des aveux humilians, parfois irritans. Si elle éludait ou cachait, ou seulement en était soupçonnée, on la domptait par cent moyens. Au nom de l’obéissance, on pouvait lui imposer tout. Le pouvoir médical, autant que pénitentiaire, était dans les mains de l’abbesse, qui exigeait les saignées canoniques, faisait jeûner, ou, pis encore, mettait sa victime au régime mortel des froids poisons. Elle pouvait sans cause infliger de dures pénitences, flagellations, humiliations publiques, la fatigue cruelle de rester des jours entiers à genoux. On la forçait de dénoncer ses sœurs, de se faire haïr, éviter, sinon de noirs cachots, à rendre folle une femme peureuse, comme celle qu’on faisait coucher dans un vieil ossuaire et sur les os des morts (à Aix, 1610). Même sans employer ces rigueurs corporelles, par la torture morale d’une incessante inquisition, une femme acharnée à réduire une femme pouvait bien la désespérer. Parfois c’était la jalousie qui la poussait, souvent l’orgueil et l’instinct tyrannique ; cette curiosité perverse (la maladie des cloîtres) qui veut savoir et voir de part en part : redoutable exigence, lorsque l’abbesse était un bel esprit, comme celle de Fontevrault, la sœur de Montespan, ou bien un esprit de police, une femme née directeur, comme eût été à Saint-Cyr Mme de Maintenon !

Quelle que fût cette perspective, la Maisonfort céda et se livra. Mme de Maintenon, qui la caressait fort, l’appelait « sa fille, » et se disait de plus en plus « sa mère, » avait rompu pourtant avec les douces doctrines qui un moment les avaient tant liées, et qui seules pouvaient la mener à accepter le sacrifice. Elle ne s’y résigne que pour le quiétisme, pour Fénelon, qu’elle croit garder comme directeur. Elle déclara qu’elle ne ferait de vœux que dans ses mains, ne recevrait le coup que de lui. Elle le reçoit le 1er mars. Dans quel état, grand Dieu ! Elle avoua avec désespoir, avec honte, que son esprit troublé croyait de mois en moins, qu’elle doutait. Un tel mot aurait dû arrêter court ces hommes, s’ils eussent eu le respect de Dieu, celui du sacrement. L’homme de bois, Godet, passa outre, et Fénelon n’osa rien objecter. Elle dit ce qu’on voulait ; elle le dit et s’évanouit. Elle se réveilla sous le froid de la mort, et prit cela pour une paix ; mais il y eut bientôt une terrible réaction de la vie et de la nature. Dans tout ce mois de mars 1692, elle passa par d’affreux combats, des mouvemens contraires, tantôt des efforts d’abandon religieux, tantôt des retours de jeunesse, de douloureuse humanité. Ses barbares médecins, par leur affreux remède, avaient fait dans cette personne, née si raisonnable, un volcan. Fénelon avait exécuté ce qu’on voulait de lui ; il s’éloigna. Sa lettre du 7 juin est curieuse. Il est très occupé : il ne renonce pas à l’aller voir de loin en loin ; mais n’a-t-elle pas son supérieur ? Bref, il s’en va. Il l’a amenée là, et il l’y laisse. À qui ? À la personne qu’il n’ose même nommer, le vrai directeur et l’unique, Mme de Maintenon.

L’infortunée tomba dans une grande solitude. Toutes ces faibles femmes se tenaient à l’écart. Elles se sentaient observées, épiées. Ni dames, ni demoiselles n’osaient même penser. Une dame en fit compliment à Mme de Maintenon : « Consolez-vous, madame, nos filles n’ont plus le sens commun. » Elle était loin de se consoler. Elle avait cru tenir cette victime ; mais dans l’état terrible où on l’avait mise, on ne tenait rien du tout : la Maisonfort flottait, battue du plus cruel orage. Une autre eût eu le cœur percé. Mme de Maintenon n’est qu’aigrie, irritée, et c’est à ce moment qu’elle lui écrit ce mot cruel et ironique : « Vous faites consister la piété en mouvemens, abandons, renoncemens ; mais quel est le renoncement de celle qui veut avoir le corps à son aise et l’esprit en liberté. » (31 mars 1692). Flèche aiguë et empoisonnée, basse insulte ! Avoir le corps à l’aise, cela signifie-t-il manger le pain amer qu’elle gagne à Saint-Cyr ? ou bien voudrait-on dire que ce cœur pur, ailé, et qui vola si haut, ne pleure que de laisser les sensuelles joies de la terre ?

On voit ici la vérité de ce que dit la Palatine. Cette femme de calcul, de décence, de convenance, en perdait le sens par momens dans de vrais accès de fureur. Elle se décida à frapper le grand coup. Le 27 août 1692, elle n’alla pas à Saint-Cyr ; mais elle y envoya le roi. Jamais il n’avait désiré que Saint-Cyr fût un monastère, et il avait quelque pitié de ces jeunes dames. Il y alla à regret. Il les fit appeler, et leur dit qu’il voulait qu’elles fussent religieuses. Elles y étaient si tremblantes, si interdites, qu’elles ne purent même pleurer. De vingt-sept qu’elles étaient, une seule osa parler. C’était Mlle La Loubère, qui avait vingt-quatre ans, vierge sage, s’il en fut, qu’on avait faite, pour sa beauté et sa sagesse, supérieure (nominale). Elle pria le roi de trouver bon qu’elle ne prît pas le voile. Elle se retira dans un couvent d’Ursulines, où elle enseigna les enfans jusqu’à sa mort.

La sentence fut exécutée sur-le-champ en ce qu’elle avait de plus dur. Mme de Maintenon fit venir d’un couvent de Chaillot, que protégeait la cour de Saint-Germain, des sœurs augustines, rudes, grossières, pour plier à la vie monacale les dames de Saint-Cyr, des personnes tellement affinées, lettrées, qu’elle avait tant gâtées, et qui durent souffrir d’autant plus. Ces augustines avaient si peu de cœur, que dans les longs offices, aux grandes chaleurs de l’été, elles exigeaient qu’on restât toujours à genoux. Les petites filles. n’en avaient pas la force et s’évanouissaient. Mme de Maintenon elle-même trouva que c’était trop.

Elle trônait alors comme mère de l’église, absolue, mais ayant perdu cette dernière grâce de femme qu’elle avait eue encore à ce moment de quiétisme et d’amitié. Ce qu’elle fut alors, insipide, ennuyeuse, regardez-le au Louvre, sous le royal brocart bleu mêlé d’or dont elle est affublée dans le plat portrait de Mignard.

Dans cette révolution, le sage Fénelon, contre Godet, s’était mis à couvert en se donnant un confesseur jésuite ; ayant baisé la griffe, il se croyait en sûreté. La Maisonfort n’imite pas cette prudence ; comme elle a tout perdu, elle n’a guère à ménager. Quand la mère de l’église donne à Saint-Cyr ses règlemens minutieux, impérieux, elle s’en moque, éclate contre ces petitesses. Les dames firent leurs vœux, la plupart en 1693. En 1694, la Maisonfort franchit le dernier pas, passa sous le drap mortuaire. Fénelon prêchait ce jour-là le bonheur de la mort religieuse ; elle ne la subit que pour lui. L’archevêché de Paris était alors vacant. La Maisonfort, pour reprendre crédit et soutenir Fénelon près de la dame, toute-puissante, revint à elle, fit sa volonté et s’abandonna sans retour.

On dit que ces exécutions étaient peu agréables au roi, et qu’il en était triste. La succession de ces prises d’habit était comme un convoi perpétuel. En 1698, une seule restait à voiler, Mlle de Lastic, belle personne qui, pour sa taille royale et son noble visage, avait joué Assuérus. Racine était présent à sa prise d’habit ; il se troubla, versa des larmes, dont rit Mme de Maintenon.

Triste temps, désormais stérile et déjà loin du temps d’Esther ! Le génie fut glacé. Un grand silence commença.


J. MICHELET.

  1. Cette histoire, qu’on croit si connue, est fort peu éclairée par les contemporains. Mme de La Fayette, Dangeau, Caylus, la Palatine, Berwick, etc., en donnent des traits épars. Un grand peintre qui n’est pas toujours un grand historien, Saint-Simon, donne à chaque instant des portraits admirables, parfois des lueurs vives sur les événemens, mais plus vives peut-être qu’exactes. Il ne comprend rien à la chute de Louvois, rien à la cour de Saint-Germain ni à Saint-Cyr, double foyer de la conspiration contre Louvois. Il ignore qu’Esther et Athalie sont deux machines de guerre qui agissent en cadence avec les tentatives contre Guillaume. Pas un auteur français ne mentionne celles de Grandval, de Barclay, etc. Pour reconstruire ce fil complexe, il faut patiemment prendre de tous côtés les menus fils, qui la plupart ne se connaissent pas les uns les autres, mais n’en concourent pas moins au mouvement total. Les uns ignorent, les autres n’osent dire. C’est le siècle des réticences. Même dans les lettres intimes qui enfin ont été publiées, on trouve un étonnant excès de prudence. Pour lire celles de Fénelon, de Mme de Maintenon, il faut l’attention la plus forte, la plus fine interprétation. Chaque mot doit être pesé d’après la date de la lettre et tous les faits qui se passaient alors.
  2. Mon agréable compagnon que je côtoie partout ici, M. Macaulay, intelligent et pénétrant, mais malheureusement hérétique, ne peut pas, comme nous, comprendre cette cour de Saint-Germain. Il s’étonne de la voir maltraiter les jacobites protestans et dédaigner leurs sacrifices. Mais les habiletés humaines étaient indignes d’une telle cour. Tout son art était le miracle, son espoir un événement merveilleux, comme le coup d’en haut frappé par la main de Judith. La cour de Versailles était moins conséquente. D’une part elle voulait le miracle, et d’autre part d’indignes ménagemens politiques. En caressant les protestans, Jacques eût perdu l’appui de l’Irlande, et n’eût pas gagné l’Angleterre.
  3. Le badin Hamilton, dans sa futilité brillante, donne à peine l’extérieur de la cour de Saint-Germain. Plus il tache de rire, plus on s’attriste. C’est pitié de le voir, au prologue de sa Zénéide, s’efforcer d’égayer la belle terrasse en amenant des nymphes, des déesses mythologiques, les songes des Mille et Une Nuits. Les nymphes qui passaient et repassaient, c’étaient les robes noires des quarantes prêtres et jésuites que logeait le château. Les lords et autres réfugiés, plus tristement encore, campaient, comme ils pouvaient, aux greniers de la ville.
  4. Cette rude éducation durait dans les familles de vieille roche. Le dauphin même (élève de Montausier et de Bossu et), dans sa première enfance, était fouetté par ses femmes et nourrices ; plus tard, son gouverneur lui donnait des férules, et si durement qu’une fois il crut avoir le bras cassé.
  5. Ce fut d’abord une faveur, puis en 1608 la règle générale (Hélyot, IV, 427). Je ne trouve point ce détail important dans les très bons ouvrages de M. Lavallée et de M. de Noailles. Ils ont donné les grands traits de cette histoire. Je l’ai complétée, expliquée par les lettres de Mme de Maintenon, de Fénelon, de Bossuet, par Mme de Caylus, Phelippeaux, Ledieu, Legendre, etc.
  6. Cette précieuse collection de la Bibliothèque (Bonnard, Arnoult, Saint-Jean, etc.) n’a pas moins de trente volumes in-folio. Les gravures, plus soignées que nos gravures de modes, donnent le costume et sont en même temps des portraits presque toujours ébauchés de personnages connus, des grandes dames du temps, etc.
  7. Mme Guyon, dans sa vie, écrite par elle-même, parle deux fois de cette fille (nommée Cateau Barbe), mais très brièvement. Il y a plus de détails dans les lettres de dom Richebraque. — Voyez Œuvres de Bossuet, édition de 1836, t. XII, p. 35, 36.
  8. Ce journal (Ms. de la Bibliothèque), écrit par Vallot, Daquin et Fagon, est plein de choses curieuses qui dépassent de beaucoup Molière. Fagon reproche à son prédécesseur d’avoir dit que le roi a le tempérament bilieux ; non, il a celui des héros. Il ne faut pas dire qu’il a l’humeur bilieuse, mais mélancolique, et c’est l’acide de cette humeur mélancolique qui produit la bile en lui. Donc il ne doit pas boire du Champagne, mais du bourgogne. Il lui donne aussi souvent du cave (sic) et du kinkina, etc.