Louÿs – Poëtique, suivie de Théâtre, Projets et fragments ; Suite à Poëtique/Théâtre 1

Slatkine reprints (p. 63-71).

THÉATRE


Fac-similé d'une page manuscrite de Pierre Louÿs (page 61 du 12ème tome des œuvres complètes).
Fac-similé d'une page manuscrite de Pierre Louÿs (page 61 du 12ème tome des œuvres complètes).

L’AMAZONE À ÉPHÈSE


britomartis

Ô du Thermodon noir gardiennes furieuses !
Vous qui, laissant aux Rots le salut des nefs
Vous qui, laissant aux Rots le salut [creuses,
Dédaignant la cnémide et le bouclier long,
Tuâtes dans les bois sacrés à l’Apollon
La horde du Centaure au vol des flèches sûres,
Pour venir jusqu’ici, sans laver vos blessures
Aux bornes de l’Asie arrêter vos travaux,
Et, refoulant la mer du poitrail des chevaux,
Près du vert Colophon bâtir la blanche Ephèse ;
Vous ignorez la crainte encore, et ce que pèse
Sur une tête en pleurs le lourd voile de deuil,
Vous ignorez les cris poussés vers le cercueil
Et les fleurs sur la morte et les mains étirées
Et des ongles aigus les tempes déchirées.
À l’âge des yeux clos et des membres tremblants
Jamais vos cheveux noirs ne seront cheveux blancs,
Le javelot trop vite et trop sûrement tue ;
Et quand l’une de vous, par le fer abattue,
Tombe, et vomit le sang glorieux des héros,
Ni l’horrible nuit des monuments sépulcraux,

Ni la stèle pesante et ni les lois funèbres
N’enfermeront son âme en allée aux ténèbres.
Dans le bruit du triomphe et des glaives heurtés,
On creusera la tombe ; aux champs ensanglantés,
Les vierges sans pleurer conteront l’étrangère,
Aux lieux où l’on vainquit la terre est plus légère
Et les roses croîtront dans le sang bien versé.
Hélas ! dans nul combat nulle arme n’a percé
Le sein de celle-ci qui n’est plus. Pleurez toutes,
Femmes ! car on verra passer le long des routes
Les palmes vertes et les rameaux d’olivier.
Allez ! Allez partout redire et publier
Que Sphione, Sphione, amante et sœur chérie,
D’asphodèles ce soir et de crocos fleurie
Avec la triste flûte et les torches de bois
Sortira du palais pour la dernière fois.

le chœur

Sphione ? que dis-tu ? je crains de mal entendre…

britomartis

Hélas ! ô chères mains ! voix languissante et tendre !

le chœur

Sphione n’est pas morte ; ou quels maux inconnus ?

britomartis

Ô ses réveils chantants, ses regards ! ses pieds nus !

le chœur

Mais qui t’afflige ainsi ? Quel noir sujet d’alarmes…

britomartis

Ô doux yeux ! doux sourire adoré ! douces larmes !

le chœur

Britomartis n’a rien à craindre du destin.
Sphione hier vivante…

britomartis

Vous dis-je. C’en-est faitElle est morte au matin,
Vous dis-je. C’en-est fait. J’ai-vu ! Ses yeux sont-vides,
Et le bleu Thanatos roidit ses mains livides
Et la triple Harpye environne son front.
Quatre femmes, bientôt, lentement descendront
Ces marches où claquaient ses petites sandales,
On posera le lit funèbre sur les dalles
Et je… soutenez-moi, c’est elle, en vérité !

le chœur

Ô des torches de pin nuptiale clarté !
  Voiles blancs, palmes, bandelettes !
Quelles mains pour la noce ont aujourd’hui fêté
  Ton front de noires violettes ?
Sphione ! sur le lit quel époux bienheureux
  Dénouera l’étroite ceinture ?
De quels dieux, grâce à lui, dans ton sein douloureux
  Fleurira la race future ?

britomartis

Des mouches de la mort et des vers du tombeau.

le chœur

Sphione… mais tu dors ? peut-être au bord de l’eau
  Tu laissas ta tunique grise
Et le dieu de la source ou quelque satyreau
  D’un philtre subtil t’a surprise.
Maintenant, sous les fleurs qui protègent tes yeux
  Tu dormiras beaucoup d’années.
Quel est le vert séjour réservé par les dieux
  À tes paresses fortunées ?

britomartis

La plaine souterraine et le lac de l’oubli.

le chœur

  Pourquoi les bras ont-ils pâli ?
  Pourquoi les mains si transparentes,
  La lèvre qui garde le pli
  D’autres lèvres sur elle errantes,
  La gorge calme sous le lin
  Que nul souffle lent ne soulève.
  Les yeux clos, le front sibyllin
  D’où prit son vol le dernier rêve…

britomartis

Sphione, je te vois : c’est bien. Dans un instant
Je ne te verrai plus. Le Destin est content

S’il peut rompre le nœud de deux âmes unies
Et ses décisions veulent être bénies
Quelles qu’elles soient, ombre ou soleil, joie ou
Quelles qu’elles soient, ombre ou soleil, j[deuil.
On posera le lit funèbre sur les dalles,
Et je… soutenez-moi, c’est elle, en vérité !

le chœur

Ô des torches de pin funéraire clarté !
  Voiles blancs ! palmes ! bandelettes !
Quelles mains poux la noce ont aujourd’hui fêté
  Ton front de noires violettes ?
Sphione sur le lit quel époux bienheureux
  Dénouera l’étroite ceinture ?
De quels dieux, grâce à lui, dans ton sein dou-
De quels dieux, grâce à lui, dans ton se[loureux
  Va fleurir la race future ?

britomartis

Ô Sphione ! ô ma sœur ! c’est moi qui sur les yeux
  Ai répandu les fleurs funèbres
Qui dans le sombre vol ordonné par les dieux
  Te protégeront des ténèbres
C’est moi qui doucement ai placé dans ta main
  Pour Kharon la dernière obole.

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