Lord Beaconsfield et son temps
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 787-824).
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LORD BEACONSFIELD
ET SON TEMPS

II.[1]
LA JEUNE ANGLETERRE.


I.

« Nous nous rencontrerons à Philippes. » Ainsi se terminait la lettre de défi que M. Disraeli avait adressée, le 5 mai 1835, à O’Connell. Le 7 décembre 1837, trois semaines après l’ouverture du premier parlement de la reine Victoria, une motion de M. Smith O’Brien provoquait, sur les affaires d’Irlande, une discussion dans laquelle O’Connell intervint. A peine le grand agitateur avait-il terminé son discours que M. Disraeli, à son tour, prenait la parole. Aussitôt des murmures et des vociférations éclatèrent sur les bancs où siégeait la députation irlandaise : les amis d’O’Connell, tantôt par des cris, tantôt par des rires affectés et bruyans, s’efforçaient de couvrir la voix de l’orateur. La tradition veut qu’ils aient réussi, que M. Disraeli, troublé et impuissant à dominer le tumulte, ait dû renoncer à la parole. Cette tradition exagère les faits. M. Disraeli avait parlé trop fréquemment sur les hustings, au milieu des cris, des grognemens et des sifflets d’auditoires tumultueux, pour se laisser aussi facilement déconcerter. On peut lire son discours dans les journaux du temps et dans l’impartial Hansard, qui a fidèlement enregistré et les bruyantes interruptions dont il fut fréquemment l’objet et les marques d’approbation qui lui furent données à plusieurs reprises par les tories. On remarqua même que sir Robert Peel, d’ordinaire fort peu démonstratif, fut un de ceux qui applaudirent le plus souvent et avec le plus de vivacité. M. Disraeli alla donc jusqu’au bout de son discours; mais il est évident, pour qui sait lire, qu’il s’était tracé un cadre trop étendu et que, vaincu par la fatigue, il n’a pu donner à sa pensée tout le développement qu’il avait projeté. Les témoignages contemporains attestent également que, la ténacité de l’orateur surexcitant l’animosité de ses adversaires, sa voix fut plusieurs fois couverte par des clameurs au milieu desquelles elle se perdait. Quant à la phrase célèbre par laquelle il termina son discours, en voici le texte d’après Hansard : « Pour bien des choses j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois, et j’ai souvent fini par réussir. Je m’arrête pour aujourd’hui, mais le temps viendra où vous m’écouterez. » On sait si cette fière prédiction s’est accomplie.

L’accueil fait à M. Disraeli était d’autant plus propre à le décourager, qu’il est de tradition, dans les deux chambres du parlement, de témoigner une grande bienveillance aux orateurs qui débutent. Pourtant, loin de se laisser abattre, il ne vit dans sa mésaventure qu’une leçon dont il devait faire son profit. Il comprit la nécessité de s’abstenir de parler longuement jusqu’à ce qu’il eût acquis l’oreille de la chambre, de modérer l’exubérance de ses gestes et de corriger certaines intonations de sa voix. Sept jours après son premier discours, il prenait de nouveau la parole, mais dans un débat où personne ne pouvait contester sa compétence, pour appuyer la présentation du bill de M. Talfourd sur la propriété littéraire. Il parla un peu plus longuement au cours de la seconde lecture de ce bill, invoquant l’exemple d’écrivains éminens dont la vie, comme celle de Southey, n’avait été qu’une longue lutte contre la pauvreté, tandis que leurs œuvres enrichissaient les libraires. Les engagemens qu’il avait pris vis-à-vis des électeurs lui faisaient une obligation de se prononcer contre la motion par laquelle M. Villiers demandait annuellement l’abolition des droits d’entrée sur les céréales. Il le fit dans un discours très court et très simple, où il s’efforça de démontrer que l’existence des Corn Laws n’était pas préjudiciable à l’industrie manufacturière, parce que le renchérissement que ces lois pouvaient produire dans le prix du pain ne représentait qu’une fraction infinitésimale des salaires habituels. Une courte protestation contre le principe d’un bill sur l’administration municipale en Irlande, qu’il considérait comme un pas vers la centralisation, fut son dernier effort pour cette année.

Dès la session de 1839, il se sentit plus sûr de son terrain et prit plus souvent la parole. Le ministère ayant présenté de nouveau le bill sur les municipalités irlandaises, M. Disraeli, dans un discours qui obtint l’approbation et les applaudissemens d’O’Connell, combattit cette mesure, ainsi qu’il l’avait fait l’année précédente, comme un empiétement sur l’indépendance municipale et une atteinte aux libertés de l’Irlande. Une motion de M. Hume, en faveur de l’extension du droit de suffrage à tous les locataires d’une maison entière, lui fournit l’occasion d’exposer quant au rôle et à la composition du corps électoral les idées qu’il avait développées dans son livre sur la constitution anglaise, et qui devaient servir de base au bill de réforme de 1867. A son avis, le bill de 1832 aurait dû avoir pour objet d’accorder une représentation aux intérêts nouveaux qui n’étaient pas représentés et qui avaient droit à l’être. Ce bill, au contraire, partie en supprimant des collèges entiers et partie en faisant absorber les électeurs existans par la multitude à laquelle l’abaissement de la franchise conférait le droit de suffrage, avait retiré à l’ancien corps électoral la part d’influence qu’il possédait en vertu de titres consacrés par la tradition. Le bill de 1832 ne reposait donc ni sur le développement historique des institutions anglaises, ni sur un principe clair et défini. Partant de la règle fondamentale de la constitution, qui veut qu’impôt et représentation aillent de pair, M. Disraeli admettait avec M. Hume que les citoyens qui paient l’impôt indirect sont fondés à demander d’être représentés comme ceux qui paient l’impôt direct ; ils avaient donc droit, non point à être tous électeurs, mais à avoir au sein du corps électoral, qui est un des pouvoirs de l’état, des représentans qui concourussent à la direction des affaires publiques. Le tort des radicaux, aux yeux de M. Disraeli, était de vouloir transformer les membres de la chambre des communes, qui représentent les divers intérêts dont la réunion constitue la nation, en de simples délégués de ce qu’ils appelaient le peuple, c’est-à-dire d’une seule classe à qui sa supériorité numérique assurerait la prépondérance et à la merci de laquelle tomberaient tous les intérêts ainsi que les destinées de la nation.

Ce fut à l’occasion du bill de lord John Russell sur l’instruction primaire que M. Disraeli prononça, pour la première fois, un grand discours. Le parlement votait depuis plusieurs années un crédit de 20,000 livres qui était réparti, à titre de subventions, entre les écoles établies par deux sociétés : l’une la Société nationale, qui plaçait ses écoles sous la surveillance exclusive des ministres de l’église anglicane, et l’autre, la Société des écoles nationales et étrangères, dont les écoles étaient sous la direction des ministres dissidens. Aucune surveillance n’était exercée par l’état sur ces écoles; aucun compte de l’emploi des fonds n’était rendu au parlement. Le bill de lord John Russell avait pour objet l’institution d’un conseil de cinq membres pour présider à la distribution du crédit, la création d’inspecteurs chargés de visiter les écoles qui recevraient une subvention, la fondation d’une école normale pour former des maîtres et enfin l’établissement d’écoles pour les petits enfans. L’école normale et les écoles primaires devaient être ouvertes à tous, sans distinction d’opinions religieuses. Ce bill, qui a été le point de départ de l’organisation d’une instruction publique en Angleterre, souleva une ardente opposition de la part du clergé anglican, et ne triompha, à une majorité de deux voix, que par l’appui des députés catholiques. Le parti tory fut unanime à le repousser. M. Gladstone, qui était alors un tory ardent, se signala par la véhémence de son opposition. Son principal argument mérite d’être signalé par le contraste qu’il offre avec les opinions subséquentes et la réputation de libéralisme de cet orateur. « Le bill, au jugement de M. Gladstone, était une tentative pour établir entre les diverses sectes chrétiennes une certaine égalité : un pareil principe était contraire à la constitution. Il mettait la vérité et l’erreur sur un pied d’égalité. La pratique de la constitution avait été jusqu’à ce moment et la loi présente du pays était encore de soutenir uniquement l’église que la législature avait déclarée être l’église du pays. Si l’on prétendait que l’état a le devoir de subventionner toutes les écoles, ne serait-ce pas aussi son devoir de subventionner toutes les églises? »

M. Disraeli combattait le bill à un tout autre point de vue. Ce qu’il repoussait, c’était l’intervention de l’état; c’était la création d’un mécanisme officiel. L’éducation des enfans intéresse surtout la famille : c’est donc une matière essentiellement domestique où il faut faire la part des citoyens aussi large et la part de l’état aussi restreinte que possible. Les gouvernemens qui suppléent par l’action administrative à l’accomplissement des devoirs privés, les gouvernemens qui s’intitulent paternels, sont les plus prompts à dégénérer en despotisme. « Il y avait, en ce monde, un pays où l’instruction était donnée par l’état, où elle était le seul titre aux emplois publics. Ce pays devait être assurément, aux yeux des auteurs du bill, l’école normale des nations, la société modèle. Or ce pays était la Chine. Pour ne point sortir de l’Europe, le gouvernement paternel de la Prusse faisait assez voir que la plus sûre méthode pour inculquer à une nation l’obéissance passive était de la façonner à la tyrannie dès le berceau. Le parlement devait réfléchir avant de permettre un seul pas dans cette voie. Que l’état vînt en aide à tous les efforts tentés en faveur de l’instruction, qu’il secondât toutes les initiatives, mais qu’il n’intervînt à aucun titre dans la distribution de l’enseignement: son assistance suffisait. N’était-ce pas à l’initiative et à la générosité privées que l’Angleterre était redevable de ses universités, de ses cathédrales et de ses collèges? »

Ainsi, en combattant la même mesure, M. Gladstone puisait ses objections dans l’intolérance la plus exclusive; M. Disraeli empruntait ses argumens à l’exagération d’un principe libéral et vrai, la nécessité de protéger les droits de la famille contre les empiètemens de l’état.

Le premier incident parlementaire qui fixa l’attention sur M. Disraeli fut le débat auquel donna lieu, le 12 juillet 1839, la mémorable pétition des chartistes. À ce moment, les classes ouvrières étaient en proie à l’agitation la plus redoutable : des rassemblemens tumultueux avaient lieu journellement dans les villes manufacturières et dans les districts houillers ; le langage le plus menaçant s’y faisait entendre : on parlait ouvertement d’en appeler à la force si les réclamations du peuple n’étaient pas écoutées. La ville de Llandloes, dans le pays de Galles, était demeurée quelque temps au pouvoir de l’émeute : le sang avait coulé à Birmingham. Une pétition, couverte d’un million et demi de signatures, demandait à la reine de renvoyer le ministère et de prendre de nouveaux ministres qui fissent de l’adoption des cinq points de la charte une question de cabinet. Feargus O’Connor recommandait, dans le Northern Star, que cette pétition fût portée au parlement par une procession de cinq cent mille hommes, s’avançant paisiblement et en bon ordre, mais ayant tous un mousquet sur l’épaule. Le gouvernement avait donc de sérieuses inquiétudes : lord Melbourne, déjà fatigué du pouvoir, avait essayé de se soustraire à une tâche trop lourde ; mais il avait dû retirer sa démission quelques jours après l’avoir donnée. C’est dans ces circonstances critiques qu’un débat s’engagea au sein de la chambre des communes. La pétition avait été apportée à Westminster par les délégués de la convention chartriste, sur un énorme chariot : on avait dû construire un appareil spécial pour introduire cette masse de parchemin dans la salle des séances, où elle demeura jusqu’après la discussion, couvrant de ses flots une partie du parquet. Dans un discours habile et modéré, M. Attwood, député radical de Birmingham, demanda à la chambre de prendre la pétition en considération; il adjura ses collègues de ne pas repousser sans examen les prières et les vœux de plus d’un million d’hommes qui composaient l’élite de la classe ouvrière, et il termina par un parallèle entre la situation présente de l’Angleterre et celle de la France avant la révolution de 1789. Lord John Russell, ministre de l’intérieur, répondit à M. Attwood avec une extrême hauteur et comme irrité qu’on eût osé appuyer la pétition. A son avis, les demandes des pétitionnaires ne pouvaient être prises au sérieux parce qu’elles reposaient sur une erreur : à savoir que la concession des droits politiques pouvait conjurer l’effet des causes économiques qui influaient sur le bien-être des classes ouvrières. D’après le ministre, l’agitation chartiste n’était qu’un mouvement séditieux, organisé et dirigé par quelques factieux qui voulaient exploiter les souffrances d’une partie des ouvriers.

Ce fut alors que M. Disraeli prit la parole : « Si les ouvriers, dit-il, avaient tort de chercher dans des changemens politiques le remède à leurs maux, qui leur avait inculqué cette erreur, sinon les hommes qui, pour intimider les pouvoirs publics et faire passer le bill de réforme, avaient soulevé partout les classes laborieuses, en leur répétant que cette mesure inaugurerait pour elles une ère de prospérité et de bien-être ? N’était-ce pas un membre du gouvernement qui avait proposé, en 1832, de faire marcher cent mille hommes de Birmingham sur Londres, si le bill de réforme n’était pas voté ? Les chartistes ne faisaient donc que mettre en pratique les leçons qui leur avaient été données par les whigs. Non-seulement les ouvriers avaient été laissés en dehors de la réforme électorale, mais toutes les conséquences de cette mesure, notamment la nouvelle loi municipale et la nouvelle loi des pauvres, avaient été pour eux ou des déceptions ou des causes de souffrances. Aussi leur hostilité ne s’adressait-elle ni à l’aristocratie, ni à la législation sur les céréales, mais à la façon de gouverner de ces classes moyennes sur lesquelles le ministère s’appuyait exclusivement. » M. Disraeli se refusait à voir uniquement l’œuvre de quelques factieux dans un mouvement d’opinion qui entraînait plus d’un million de sujets anglais. Aussi, tout en reconnaissant que les demandes des pétitionnaires étaient inadmissibles dans la forme sous laquelle elles étaient produites, il ne craignait pas d’avouer sa sympathie pour les chartistes, parce qu’il y avait là des plaintes légitimes et des souffrances incontestables qui méritaient autre chose que le dédain qu’on témoignait pour elles.

La motion de M. Attwood fut rejetée. Quelques jours plus tard, lorsque de nouvelles émeutes eurent éclaté à Birmingham, lord John Russell demanda l’autorisation de renforcer la police par une levée supplémentaire de cinq mille hommes. M. Disraeli, conséquent avec lui-même, combattit cette mesure et fut presque seul à le faire ; il ne croyait pas qu’on pût avoir raison par la force d’un mal qui exigeait d’autres remèdes qu’une répression implacable. Lorsqu’on passa au vote, son ami Duncombe et lui formèrent, avec trois autres députés, toute la minorité.

Le chiffre de la minorité suffit à montrer qu’il y avait, de la part de M. Disraeli, quelque courage à prendre cette attitude et à tenir ce langage au milieu d’une crise qui semblait justifier l’emploi de mesures exceptionnelles, et lorsque le gouvernement déclarait ne pouvoir autrement répondre de la tranquillité publique. Non-seulement son discours du 12 juillet fut l’objet des plus vives attaques de la part des journaux ministériels, mais lui-même eut à se défendre personnellement contre le chancelier de l’échiquier et contre un sous-secrétaire d’état, M. Fox Maule, qui l’accusèrent de se montrer par ses votes l’avocat du désordre et de l’émeute. M. Disraeli releva ces personnalités avec une extrême vivacité; mais le seul fait que des ministres se permettaient de semblables imputations suffit à faire voir quel était alors l’état des esprits. Si l’attitude de M. Disraeli irritait les partisans du gouvernement, elle ne devait pas trouver beaucoup d’approbateurs parmi les tories, dont la plupart partageaient les alarmes du cabinet.

Ces inquiétudes étaient justifiées par l’attitude de plus en plus menaçante des chartistes. Les émeutes se multiplièrent et le gouvernement dut recourir à des mesures de rigueur : il fit disperser par la force les rassemblemens ; il fit arrêter un certain nombre des principaux meneurs et les traduisit en justice; trois chartistes, Jones, Frost et Williams furent condamnés à mort pour trahison et n’échappèrent à la peine capitale que grâce à un vice de forme dans le jugement. Néanmoins, au début de la session de 1840, M. Disraeli n’hésita pas à réitérer l’expression de ses sentimens. Le 28 janvier, une motion de refus de confiance fut proposée à la chambre des communes : en la combattant, un des ministres, sir George Grey, par une évidente allusion à M. Disraeli, signala l’alliance qu’il prétendait exister entre les chartistes et certains tories. M. Disraeli ayant exprimé, dans sa réponse, le regret que des deux côtés de la chambre on n’eût pas témoigné plus de sympathie aux chartistes, les députés ministériels accueillirent ces paroles comme un aveu de l’alliance stigmatisée par sir George Grey. L’orateur s’empressa d’ajouter qu’il ne craignait pas d’avouer ses sympathies pour plusieurs millions de ses concitoyens et sa conviction qu’en présence des souffrances d’une partie considérable de la nation, le parlement avait le devoir d’étudier les causes de cette situation. Quelque temps après, M. Disraeli appuyait, dans un discours chaleureux, la protestation de M. Duncombe contre les traitemens infligés à Collins et à Lovat, qui, condamnés à quelques mois d’emprisonnement pour un écrit séditieux, avaient été assujettis au même régime que les plus vils criminels, confondus avec eux et obligés même à partager leur lit avec des assassins et des faux monnayeurs. M. Disraeli demanda avec indignation si les lois du pays étaient changées, et où les ministres puisaient le droit d’aggraver les peines édictées par la justice.

A partir de 1840, M. Disraeli prit part à tous les débats importans. Il forçait l’attention de ses adversaires comme de ses amis par la façon dont il rajeunissait toutes les questions, en introduisant dans le débat des considérations nouvelles, des argumens imprévus. Nul ne songeait à contester son talent de parole, et sa verve sarcastique le faisait redouter des jouteurs les plus expérimentés du parlement. Il votait habituellement avec les tories, mais il n’hésitait pas à se séparer d’eux, à parler et à voter en faveur des motions présentées par les radicaux, si la liberté de conscience ou l’égalité civile étaient en jeu. Il reconnaissait néanmoins sir Robert Peel pour son chef et se déclarait fier d’être un de ses soldats. Il était surtout frappé de la persévérance et de l’habileté merveilleuse avec lesquelles Peel avait su reconstituer le parti conservateur après les élections qui avaient suivi le bill de réforme. Peel avait trouvé ce parti réduit à cent cinquante-cinq membres, abattu, découragé et abandonnant la lutte. Il l’avait rallié et ramené au combat; il avait tourné son attention et ses efforts vers la préparation des élections, et au bout de quelques années ce parti était redevenu assez puissant pour balancer les forces ministérielles et prétendre au pouvoir. M. Disraeli retrouvait donc dans Peel quelques-uns des mérites qu’il avait lui-même célébrés dans Bolingbroke et dans Pitt, et il fit son éloge dans les termes les plus nobles et les plus élevés, en appuyant, en mars 1841, une motion dirigée par son chef contre le ministère.

Sauvé d’une défaite en 1840 par une faible majorité, parce que beaucoup de conservateurs n’avaient pas voulu faire coïncider le mariage de la reine avec une crise ministérielle, le cabinet Melbourne avait depuis lors marché d’échec en échec. Il avait comprimé par la force l’agitation chartiste; il ne l’avait pas apaisée, et M. Duncombe avait pu présenter une pétition couverte de treize cent mille signatures qui demandait la grâce des chartistes condamnés. En Irlande, O’Connell avait peine à maintenir dans les limites de la légalité l’agitation en faveur du rappel de l’union. Les finances étaient en désordre, et le ministère ne savait comment rétablir l’équilibre du budget. Il acheva de se perdre en voulant toucher à la législation sur les céréales par l’établissement d’un droit fixe réduit à 8 shillings. La motion de censure, que M. Disraeli soutint de toutes ses forces fut adoptée à une voix de majorité; le ministère répondit à ce vote par la dissolution du parlement.

M. Disraeli ne se représenta point à Maidstone. Il n’avait pas de relations personnelles avec le comté de Kent. Son collègue, M. Wyndham Lewis, à l’appui duquel il avait dû son élection, était mort; des compétitions s’annonçaient parmi les propriétaires ! du comté, et, dans l’intérêt du parti conservateur, M. Disraeli préféra leur laisser le champ libre. Il déclina la candidature qui lui fut proposée par les électeurs de Wycombe, mais il accepta celle qui fut offerte à M. Tomline et à lui par les électeurs de Shrewsbury. Les deux députés de ce bourg, l’un tory, l’autre whig, renonçaient tous deux à se représenter, et deux candidats ministériels s’étaient mis sur les rangs; il s’agissait donc de défendre le siège qui était acquis à l’opposition et de conquérir l’autre. Aussi la lutte fut-elle des plus vives. Les journaux whigs concentrèrent tous leurs efforts contre M. Disraeli. Non-seulement les anciennes accusations furent reproduites, mais l’animosité des whigs ne s’arrêta pas devant la vie privée. Leur agent électoral accusa M. Disraeli d’être perdu de dettes et produisit plusieurs jugemens obtenus contre lui; il fallut que M. Disraeli expliquât qu’il avait répondu pour le marquis de Chandos, et que celui-ci avait satisfait ses créanciers. Le mariage que M. Disraeli venait de contracter le mettait au contraire dans une situation de fortune tout à fait indépendante. Les deux candidats conservateurs furent élus à une forte majorité; leur victoire constituait un succès pour le parti, et M. Disraeli s’empressa d’en informer sir Robert Peel.

Les élections eurent pour résultat la nomination de 366 tories et de 292 whigs ou radicaux : le ministère était donc condamné. Le vote d’un amendement à l’adresse contraignit lord Melbourne à céder la place à sir Robert Peel. Lord Lyndhurst reprit le poste de lord chancelier et lord Aberdeen les affaires étrangères ; sir James Graham devint ministre de l’intérieur et M. Gladstone président du bureau du commerce. On a prétendu que l’hostilité de M. Disraeli contre sir Robert Peel datait de la formation de ce ministère, dans lequel on aurait refusé de lui faire une place. Cette accusation s’appuie sur une insinuation que sir Robert Peel laissa échapper quelques années plus tard dans un moment d’exaspération; on ne prend pas garde qu’il dut la retirer lorsque M. Disraeli le mit en demeure de fournir ses preuves. Cette imputation de motifs intéressés ne saurait se soutenir en présence de la circulaire que M. Disraeli adressait aux électeurs de Shrewsbury plusieurs mois avant la formation du ministère et dans laquelle on lit : « Puisque l’on a poussé la curiosité jusqu’à vouloir pénétrer dans ma vie privée, on ne pourra m’accuser d’ostentation si je déclare que je n’aurais pas sollicité vos suffrages si je n’étais en possession de cette large indépendance qui fait qu’excepté comme marque et récompense de services publics, l’obtention d’une fonction quelconque m’est absolument indifférente. » M. Disraeli comptait dans le ministère des amis, et particulièrement lord Lyndhurst, qui auraient soutenu ses prétentions, s’il en avait élevé. La vérité est qu’au moment de la formation du ministère, un des confidens de Peel vint trouver M. Disraeli et lui donna à entendre que, s’il demandait à faire partie de la nouvelle administration, il recevrait satisfaction. M. Disraeli répondit que, si l’on jugeait ses services assez utiles au parti pour le comprendre dans la combinaison ministérielle, il accepterait les fonctions qui lui seraient proposées, mais qu’il n’avait rien à demander et ne demanderait rien. À défaut de l’intérêt, serait-ce l’amour-propre qui aurait été blessé chez M. Disraeli ? Cela est encore moins vraisemblable. M. Disraeli n’avait montré aucune de ces aptitudes spéciales qui désignent d’avance un homme public pour certains postes ; il était un nouveau venu dans la chambre et dans son parti, tandis que Peel avait autour de lui une foule d’hommes éprouvés et déjà rompus aux affaires. On n’aurait donc pu lui proposer qu’une place de sous-secrétaire d’état ou quelque autre de ces postes secondaires habituellement attribués aux jeunes gens qui débutent et que l’on veut essayer. À trente-sept ans, dans la plénitude du talent et avec la conscience de ses forces, M. Disraeli pouvait-il ambitionner un poste subalterne ? Était-ce pour si peu qu’il eût abdiqué sa liberté d’action et se fût soumis à la discipline de fer que Peel faisait peser sur ses amis et surtout sur ses collègues ? Ne devait-il pas porter ses vues plus haut et attendre que le temps, les circonstances, le développement de sa situation parlementaire, qui ne pouvait que se fortifier, lui conquissent une situation plus en rapport avec sa valeur réelle ? N’était-il pas préférable de conserver son indépendance afin de pouvoir se consacrer librement à la propagation de ses idées politiques et travailler à grossir le noyau qui se formait déjà autour de lui ?


II.

Parmi les jeunes députés que les deux dernières élections générales avaient fait entrer à la chambre, plusieurs s’étaient laissé séduire par les théories politiques que M. Disraeli exposait avec une éloquence communicative. Il en était dans le nombre que leur position sociale mettait fort en évidence : M. Monkton Miles, lord John Manners, second fils du duc de Rutland, M. George Smythe, fils et héritier du comte Strangford. À côté d’eux se rangeaient des lettrés et des hommes du monde : Henry Hope, le fils de l’auteur d’Anastasinus, Vhytehread, que son zèle apostolique devait conduire au martyre, Faber, le futur restaurateur de l’ordre de l’Oratoire en Angleterre, Tennyson, qu’il suffit de nommer. Presque tous étaient poètes, tous avaient les nobles ardeurs et les généreuses illusions de la jeunesse. Tous rêvaient la régénération morale de l’Angleterre par le réveil des idées religieuses, la réconciliation de l’aristocratie et des classes laborieuses, le soulagement de la misère par la charité, mais surtout par la prévoyance, l’apaisement des haines et des préjugés de caste par une législation plus libérale et plus humaine ; enfin l’effacement des anciens partis par l’avènement des jeunes générations, imbues d’idées plus larges et plus élevées. Tous ensemble, par la parole ou la plume, déterminèrent ce mouvement d’idées remarquable dont le souvenir est inséparable de celui de la jeune Angleterre, nom par lequel on désignait ironiquement le groupe de novateurs dont M. Disraeli était le chef. Ce mouvement, à la fois religieux, philanthropique et politique, tient une trop grande place dans l’histoire morale de l’Angleterre contemporaine, et le rôle de M. Disraeli y a été trop considérable pour qu’il ne convienne pas d’y insister.

L’église anglicane, à partir des premières années du XVIIIe siècle, était tombée dans un état de torpeur funeste; de plus elle était descendue à l’état de simple dépendance du gouvernement. Les dignités ecclésiastiques étaient devenues une monnaie à l’usage des partis, qui les distribuaient en récompense de services politiques. Les dignitaires ainsi choisis, sans qu’il leur fut demandé de justifier d’aucun titre, ni même d’aucune aptitude, se contentaient de toucher leur prébende, voyageaient sur le continent et se renfermaient dans une opulente oisiveté, abandonnant les soins du ministère à des substituts assez mal rétribués pour être aussi pauvres que leurs plus pauvres paroissiens. L’église avait ainsi perdu toute action sur les âmes, toute influence sur la société. Les seules productions qui sortissent des plumes ecclésiastiques étaient des recueils d’homélies ou des traités de morale affadie. Cette apathie d’une église dotée de revenus considérables et indifférente à ses devoirs spirituels formait un contraste trop frappant avec le zèle et l’activité des sectes dissidentes, soutenues uniquement par les contributions volontaires de leurs adhérens, pour ne pas avoir attiré l’attention des réformateurs. Les disciples de Bentham dirigeaient les attaques les plus vives contre la dotation de l’église et surtout contre le commerce simoniaque des bénéfices qui mettait aux enchères l’exercice du ministère spirituel.

Vers 1830, les premiers symptômes d’une rénovation se produisirent au sein de l’église elle-même, comme un contre-coup des attaques dont elle était l’objet. Deux hommes de mérites différens, deux dignitaires de l’université d’Oxford, ont attaché leur nom à ce réveil : l’un était le Dr Pusey, auteur de nombreux ouvrages théologiques et controversiste éminent; l’autre était le Dr Keble, auteur de l’Année chrétienne (the Christian Year), recueil de cantiques pour tous les jours de l’année, aujourd’hui répandus et chantés partout où se parle la langue anglaise. Pusey était un théologien, Keble était un éducateur d’une influence irrésistible sur les jeunes esprits. Ils entreprirent de ramener l’église anglicane aux doctrines et à la ferveur des premiers âges du christianisme. Tout ce qu’il y avait de généreux et d’ardent dans la jeunesse qui fréquentait Oxford les suivit dans cette voie, et M. Gladstone lui-même n’échappa point à la contagion. Par son savoir, par l’ardeur de son zèle, par son éloquence entraînante, le Dr Newman donna un grand élan à cette rénovation religieuse. M. Disraeli a pensé et tout récemment encore il écrivait que, si au lieu d’être dirigé uniquement par des érudits et des ascètes, ce mouvement avait eu à sa tête un grand esprit, un homme fait pour le gouvernement, il aurait donné des résultats durables et conduit à une transformation de l’église anglicane, tandis que la défection du Dr Newman, entraînant après lui tant d’hommes éminens, avait ébranlé cette église jusque dans ses fondemens, et provoqué dans son sein une réaction et un réveil de l’esprit de secte et d’intolérance.

Il est permis de ne pas partager l’opinion de M. Disraeli. L’élan donné était trop grand, les esprits qui s’y abandonnaient étaient trop élevés et trop sincères pour qu’aucune influence pût prévenir le retour des scissionnaires au catholicisme. Le point de départ du mouvement avait été une réaction contre l’abus du libre examen dans les matières religieuses. La substitution du sens individuel à la doctrine traditionnelle, la liberté d’interprétation conduisant à la destruction du dogme, à la fantaisie et à l’infidélité : voilà le spectacle qu’ils avaient sous les yeux ; voilà le danger contre lequel ils avaient voulu se prémunir en remontant à l’enseignement de la primitive église, en essayant de se retremper aux sources mêmes du christianisme. Mais où trouver une autorité pour trancher les difficultés, pour résoudre les questions douteuses? Ici apparaissait en pleine lumière la faiblesse indélébile de l’église anglicane. Cette église n’a point de vie propre : elle est dans la dépendance de l’état pour ses doctrines plus encore que pour tout le reste. Elle avait des assemblées, une sorte de parlement appelé convocation, composé de deux chambres dans l’une desquelles siégeaient les évêques et dans l’autre les délégués du clergé; mais la convocation, qui se réunissait de droit en même temps que le parlement, était depuis deux siècles prorogée par le gouvernement le jour même de sa réunion sans qu’il lui fût permis de délibérer. Non-seulement les questions de discipline, mais les questions de doctrine elles-mêmes étaient donc tranchées ou par des décisions du conseil privé ou par des bills du parlement. Pouvait-on attendre que des esprits ardens et sincères, à la poursuite de la vérité religieuse et possédés du besoin de croire, acceptassent leur credo des mains du parlement et soumissent leur conscience à ce qui serait voté à la majorité des voix par une assemblée absolument incompétente pour trancher des questions théologiques et au sein de laquelle des dissidens de toutes les sectes, des catholiques et des libres penseurs, siégeaient à côté des anglicans? Tous ceux qui éprouvaient le besoin d’une autorité devaient donc être entraînés par une pente irrésistible là seulement où cette autorité religieuse existe, vers le catholicisme.

A l’époque où la Jeune Angleterre commença d’attirer l’attention publique, le puseyisme n’avait pas encore dévié vers le catholicisme : il était dans toute sa force et n’avait pas conscience des conséquences qu’il portait dans son sein : il était encore à l’état d’aspiration vers la vérité religieuse, vers le réchauffement de la foi dans les âmes, vers l’affranchissement de l’église. Les conséquences politiques et sociales de ce mouvement religieux devaient seules préoccuper un esprit comme celui de M. Disraeli. Pourquoi l’église anglicane avait-elle cessé d’être populaire? Pourquoi la direction des esprits lui avait-elle complètement échappé? Cet anéantissement de son influence n’était-il pas un mal et un danger?

L’église était autrefois la grande nourricière du peuple. Par l’instruction, elle lui donnait le pain de l’intelligence. Par ses libéralités, par les aumônes qu’elle distribuait, elle lui donnait souvent le pain de la vie matérielle. Par la beauté des édifices religieux, par les splendeurs du culte, par l’éclat des cérémonies, elle satisfaisait aux besoins de son imagination : elle était pour ceux qui souffraient une consolation de tous les instans. Elle était aussi une école permanente d’égalité, car son enseignement, ses prédications, ses prières appartenaient aux pauvres comme aux grands de ce monde : tous étaient égaux aux pieds des autels. Le pauvre était donc instruit, il était secouru, il était consolé et, dans toutes les épreuves de la vie, une influence bienfaisante était toujours prête à s’exercer pour apaiser son esprit aigri, pour lui enseigner la résignation, pour ranimer son espérance.

L’état avait mis violemment la main sur l’église : le prêtre avait disparu; il avait fait place à un fonctionnaire préoccupé de ses intérêts matériels, anxieux de plaire aux grands, désireux de gagner son salaire le plus facilement et avec le moins d’effort possible. L’église avait abandonné le pauvre, et le pauvre s’était éloigné d’elle. Ses temples demeuraient vides : on n’y voyait plus, le dimanche, que les grands propriétaires du pays, les fournisseurs jaloux de leur complaire en tout, et quelques bourgeois qui trouvaient de meilleur ton d’aller au temple qu’aux assemblées des non-conformistes. De là les attaques dirigées contre l’église; son utilité contestée, sa constitution et son existence même mises en péril.

L’état n’a-t-il pas perdu autant que l’église à cet abandon des traditions du passé? Le pauvre est laissé à lui-même; il est livré à toutes les influences mauvaises. Comme il n’a plus de soutien moral et que rien ne détache plus son esprit de la terre, il se dégrade de plus en plus sous l’action de la misère ; il s’habitue à vivre de la vie animale ; il passe à l’état de force brutale qu’on peut déchaîner contre la société.

Quel est le devoir de l’église ? Elle doit reprendre son ancien rôle. Elle doit réveiller et réchauffer dans son sein le zèle apostolique. Elle doit disputer le pauvre à toutes les influences pernicieuses qui peuvent s’exercer sur lui. Elle doit être la première à distribuer l’instruction, à répandre les aumônes, à porter la consolation où est l’infortune : elle doit reconquérir la direction des âmes. Qu’a-t-elle droit d’attendre de l’état ? Celui-ci doit grossir les rangs du clergé inférieur pour qu’il puisse être partout présent ; il doit améliorer sensiblement sa situation pour relever sa considération et son autorité et le mettre en état de faire le bien. Il-doit surtout respecter la liberté de l’église, parce qu’en l’asservissant il frappe de paralysie l’auxiliaire le plus fidèle et le plus utile qu’il puisse avoir dans l’accomplissement de sa tâche qui est la concorde de toutes les classes et le bien général.

A côté de l’église, une autre des forces sociales avait aussi déserté sa tâche traditionnelle : c’était l’aristocratie.

Quelques familles puissantes qui devaient leurs honneurs, leur crédit et leurs richesses à la part qu’elles avaient prise à l’expulsion des Stuarts s’étaient habituées à trafiquer du pays sous l’administration corruptrice de Walpole. Après avoir perdu le pouvoir pour avoir fait litière des libertés publiques, vainement défendues par les tories, elles avaient voulu, pour recouvrer leur prépondérance, mettre à profit le mouvement libéral et réformateur issu de la révolution française. Elles avaient tenté de détruire en Angleterre l’influence légitime et séculaire des propriétaires du sol et de faire passer la suprématie politique aux mains de la bourgeoisie et de l’industrie manufacturière, afin de gouverner sous le nom de celles-ci. Tel avait été l’objet du bill de réforme, mesure partiale, dépourvue d’équité et de prévoyance, qui, au lieu de faire une juste part à tous les élémens de la société, avait visé uniquement à déplacer l’axe de la politique anglaise.

Qu’en était-il résulté ? C’est que les nouveaux détenteurs du pouvoir politique n’avaient songé immédiatement qu’à consolider leur influence et à la faire tourner au profit exclusif de leurs intérêts. Après avoir fanatisé les classes ouvrières et les avoir employées comme une machine de guerre contre le gouvernement, après avoir fait luire à leurs yeux des horizons d’une prospérité sans mélange, ils les avaient exclues de toute participation aux affaires municipales qui touchent à leurs intérêts de tous les jours. Puis ils avaient révisé la législation sur le paupérisme afin de s’affranchir, eux et leurs cliens, d’une partie des taxes locales. Quand la royauté avait confisqué les biens ecclésiastiques qui étaient le patrimoine des pauvres, elle avait compris qu’il fallait imposer à ceux au profit desquels l’église était dépouillée la tâche que celle-ci ne pouvait plus remplir ; l’assistance publique avait été mise à la charge de la propriété foncière. Des abus considérables se commettaient sans aucun doute dans l’application de la loi des pauvres : le mécanisme était coûteux et fonctionnait mal, mais il atteignait son but. Les représentans des comtés, les détenteurs du sol, appliquaient la loi libéralement et sans esprit de lésinerie, et si les économistes et les calculateurs rigides pouvaient trouver qu’il y avait déperdition et mauvais emploi du produit des taxes, du moins la misère était efficacement secourue : il n’y avait ni souffrances criantes, ni irritation contre la société.

Au nom de l’économie politique, mais surtout pour satisfaire des intérêts égoïstes, la nouvelle législation, premier fruit du bill de réforme, avait supprimé l’assistance à domicile. Sous prétexte de faire la guerre à la paresse et de détruire la mendicité, on avait imaginé le work-house, c’est-à-dire le travail forcé, compliqué d’emprisonnement, avec séparation des sexes et rupture de tous les liens de famille : on avait ainsi assimilé les pauvres aux criminels ; à leur tour, les pauvres en face des souffrances morales qui les attendaient préféraient tout au work-house, même la mort par la faim. Des manufacturiers avides, des propriétaires sans entrailles avaient profité de cette législation pour réduire les salaires et se dispenser de tout devoir de charité, renvoyant à l’administration des work-houses le soulagement de toutes les misères et de toutes les infortunes. Le premier qui avait prévu et signalé les effets inévitables de cette loi était M. Disraeli, qui, en sa qualité d’un des juges de paix du comté de Buckingham, avait protesté contre elle : c’était lui encore qui avait rédigé et signé la première pétition présentée au parlement contre cette législation inhumaine : elle avait produit tous les résultats qu’il redoutait.

Déçues dans les espérances dont on les avait bercées, atteintes dans la régularité du travail par le ralentissement des affaires, frappées dans leurs moyens d’existence par la réduction des salaires et acculées au désespoir, au work-house ou à l’émigration, les classes laborieuses étaient en proie à une fermentation permanente : en pouvait-on être surpris ? Le chartisme n’avait pas d’autre origine. Pratiquant les leçons qu’ils avaient reçues, les ouvriers cherchaient dans des changemens politiques le remède à leurs maux. Sans doute ils étaient mal conseillés, leurs manifestations étaient imprudentes et malavisées, ils pouvaient se tromper sur le but à poursuivre et sur les moyens à employer ; mais le chartisme n’avait au fond rien de menaçant pour la société, rien de révolutionnaire : il ne s’attaquait ni à la royauté, ni à la propriété. Fait digne de remarque, ce n’était pas à titre d’innovations que les chartistes demandaient les parlemens annuels, le suffrage universel et le scrutin secret : ils prétendaient ne réclamer que le rétablissement de l’ancien état des choses, que la restitution de leurs droits historiques. Le chartisme était donc dirigé uniquement contre le gouvernement exclusif et égoïste des classes moyennes.

Que fallait-il faire ? Disperser à coups de fusil les meetings chartistes, remplir les prisons? Non, il fallait apaiser les souffrances qui donnaient un fondement légitime à cette agitation. Au lieu d’abandonner les ouvriers à eux-mêmes et de les livrer en proie aux agitateurs et aux démagogues, il fallait s’occuper d’eux, les soulager, faire appel à leur conscience, mériter leur confiance et se faire leurs guides.

Ce rôle de protecteurs, de conseillers et de guides du pauvre, à qui appartenait-il, sinon aux propriétaires du sol, à cette aristocratie terrienne qui l’avait rempli de temps immémorial? N’était-ce pas en vue de ce rôle qu’elle avait reçu les privilèges et les droits politiques dont elle était investie et qui lui avait été conférés, non pour elle-même, mais pour le bien de la nation ? Pourquoi avait-elle abandonné cette tâche, qui était la plus noble part de son héritage? Ses inquiétudes et ses dangers n’avaient d’autre origine que cet oubli des devoirs qui s’imposent à toute aristocratie.

Il fallait donc que l’aristocratie, rajeunie et retrempée par le sentiment du devoir, revînt à sa mission traditionnelle. Il fallait qu’elle se mît à la tête de toutes les œuvres utiles, qu’on s’accoutumât de nouveau à la voir toujours en avant dans la voie du bien à faire, qu’on pût compter sur son concours et qu’on reprît l’habitude de le solliciter. Pourquoi ne pas réviser et ne pas adoucir la législation sur le paupérisme de façon à tenir compte des droits de la famille et à ne plus briser des liens sacrés? Pourquoi la législation serait-elle faite uniquement au profit et en vue des intérêts d’une seule classe ? Pourquoi ne pas protéger l’enfance contre un labeur au-dessus de ses forces? Pourquoi ne pas interposer la loi entre les travailleurs et ceux qui seraient tentés de les exploiter ? Pourquoi la durée de la journée ne serait-elle pas limitée, de façon à ménager les forces physiques de ceux dont le travail est la seule ressource? Pourquoi ne pas assurer aux ouvriers les moyens de débattre librement leurs salaires et de régler les questions qui les intéressent sur le pied d’égalité avec la féodalité industrielle ? Si les ouvriers voyaient qu’on s’occupe d’eux, qu’on leur assure leur part de liberté, qu’on mut leurs droits hors d’atteinte, que la législation tend sans cesse à améliorer leur position, à accroître leur bien-être, l’agitation s’apaiserait d’elle-même, le chartisme prendrait fin avec les causes qui l’ont enfanté. Il n’y aurait plus ni fermentation politique, ni nécessité de répression.

On n’éteint les mécontentemens qu’en soulageant les souffrances réelles et imméritées : la politique la plus miséricordieuse est aussi la plus habile et la plus prévoyante. Charles Ier avait traité l’Irlande avec humanité et avec équité, elle demeura fidèle aux Stuarts; Cromwell y fit couler des flots de sang, sans y étouffer l’esprit de rébellion. C’était une politique libérale et clémente qui, en Angleterre, ferait disparaître le chartisme et, en Irlande, détruirait l’influence d’O’Connell.

Mais cette politique de justice, de miséricorde et de liberté ne saurait être pratiquée qu’autant que le gouvernement ne serait pas exclusivement aux mains d’une classe qui, dès qu’elle aurait le pouvoir, aurait aussi le désir de faire tourner sa prépondérance au profit de ses intérêts : il fallait donc que le gouvernement du pays demeurât un gouvernement pondéré, où tous les intérêts eussent leur part d’influence : il fallait que ce fût le gouvernement de la nation et non celui d’une seule chambre, et il était essentiel que la chambre des communes ne fût pas la délégation d’une seule catégorie de citoyens. Il fallait donc maintenir intacte l’autorité de la chambre des lords; il fallait aussi conserver à la royauté, puissance pondératrice, sa part de pouvoir et d’initiative. Si la royauté et l’aristocratie remplissaient leurs devoirs envers le peuple, les sympathies populaires seraient la sauvegarde de leurs prérogatives.

Qui pouvait le mieux servir et faire triompher cette grande cause que la jeunesse d’Angleterre, si elle s’élevait à la hauteur de ses devoirs, si elle appliquait son ardeur, son savoir et ses loisirs au noble métier de la politique ? Le sort de l’Angleterre était entre les mains de la jeunesse.

Telles étaient, dans leur ensemble, les idées que M. Disraeli s’attachait à exposer et à défendre au sein du parlement et dans le monde, et dont sa parole entraînante imprégnait un certain nombre de jeunes esprits, bien doués et pleins d’une ardeur communicative. Qu’il y eût dans ces doctrines de la jeune Angleterre des vues et des appréciations historiques contestables, et que ce programme politique ne fût pas exempt de chimères, on doit l’admettre, mais on doit, en même temps, reconnaître que la part des idées nobles, élevées, généreuses, était de beaucoup la plus grande. Le temps a fait ici son œuvre ordinaire : il a emporté ce qui était chimérique : ce qui était contestable n’est point sorti des livres : les vues justes et humaines ont pris place, l’une après l’autre, dans la législation. Parmi les mesures équitables et philanthropiques qui ont honoré le parlement dans les trente dernières années, il en est peu dont le germe ne se retrouve dans les œuvres ou les discours de ce petit groupe d’intelligences élevées. La jeune Angleterre a promptement disparu, et elle n’est plus aujourd’hui qu’un souvenir; mais l’œuvre qu’elle rêvait s’est accomplie et elle demeure.

Il est facile de comprendre qu’un pareil programme devait être médiocrement goûté des esprits positifs, absorbés par les complications de la stratégie parlementaire; et les hommes du monde dont la chasse et les chevaux étaient la grande préoccupation n’y trouvaient que matière à railleries. Les uns et les autres n’y voulaient voir que des rêves humanitaires et des fantaisies d’érudits : ils n’étaient frappés que de ce qu’il y avait, à leurs yeux, de chimérique et d’extravagant dans ces protestations en faveur des humbles et des déshérités : les dures vérités qui s’adressaient à l’aristocratie n’étaient point faites pour leur plaire ; et ils n’étaient que trop disposés à mal interpréter les relations amicales de M. Disraeli avec des radicaux tels que Thomas Duncombe, et les sympathies qu’il avait exprimées pour les chartistes. L’indépendance dont il faisait preuve au sein du parlement était aussi un grief sérieux dans un pays où les partis se piquent d’observer une discipline rigoureuse. Cette conduite leur semblait entachée d’intrigue, et ils regardaient volontiers M. Disraeli comme un bel esprit chimérique et un assez méchant caractère. En septembre 1844, on devait inaugurer à Manchester une institution nouvelle, l’Athenœum, destinée à procurer aux jeunes employés des maisons de commerce et des fabriques les moyens de s’Instruire, et des distractions paisibles et honnêtes. M. Disraeli avait été invité à présider à cette inauguration : lord John Manners et M. George Smythe devaient y assister avec lui et prendre aussi la parole. Le duc de Rutland, qui ne permit à son fils de se rendre à Manchester que sur l’assurance qu’il ne serait point question de politique, écrivait à ce sujet à lord Strangford : « Je déplore autant que vous l’influence que M. Disraeli a acquise sur plusieurs de nos jeunes législateurs, particulièrement sur votre fils et sur le mien. Je ne connais pas personnellement M. Disraeli, et je n’ai que du respect pour ses talens, dont j’estime qu’il fait un mauvais emploi. Il est regrettable que deux jeunes gens tels que John et M. Smythe se laissent conduire par un homme sur la droiture duquel j’ai la même opinion que vous, bien que je n’en puisse juger que par sa carrière publique. L’excellent naturel de nos fils ne les rend que plus accessibles aux séductions d’un esprit artificieux. » Cette lettre curieuse montre de quelles préventions M. Disraeli était l’objet au sein de l’aristocratie anglaise, et quelles difficultés il a eu à surmonter.

III.

De tels obstacles n’étaient pas faits pour arrêter un homme résolu et plein de foi dans l’avenir de ses idées. Ce n’est pas seulement par la parole et par la conversation qu’il chercha à les répandre : il se souvint qu’il avait une plume. Lord John Manners et M. Monkton Miles publiaient des poésies; M. George Smythe, qui était aussi un poète à ses heures, écrivait dans les journaux et dans les revues. M. Disraeli recourut à une forme qui lui était familière, le roman, et en fit un instrument de propagande. Il pouvait difficilement mieux choisir. Le roman est le livre populaire, il va dans toutes les mains, il s’accepte sans défiance, il se lit sans fatigue et sans effort d’attention, et il se prête à la controverse. Dans trois romans, publiés coup sur coup de 1844 à 1846, Coningsby, Sybille et Tancrède, M. Disraeli exposa ses idées politiques sous leurs diverses faces.

Coningsby est le premier en date. Il est de lié à Henry Hope, dans la demeure duquel il a été écrit. Dans la préface générale de ses œuvres complètes, lord Beaconsfield dit au sujet de ce livre : « Les origines et le caractère des partis politiques, la condition du peuple qui en a été la conséquence, les devoirs de l’église comme instrument important de salut à notre époque, telles étaient les trois questions principales que je m’étais proposé de traiter; mais j’ai dû reconnaître qu’elles étaient trop vastes pour l’espace que je m’étais accordé. Toutes trois ont été soulevées dans Coningsby; mais la première partie de ma tâche, à savoir l’origine et la situation des partis politiques, est la seule qui ait été complètement traitée dans cet ouvrage. »

Coningsby est le petit-fils d’un grand seigneur; il vient de terminer ses études et rapporte de l’université les idées politiques et philanthropiques qui constituaient le programme de la Jeune Angleterre. L’existence fastueuse et vide de l’aristocratie, où les futilités de la mode tiennent la plus grande place, où les occupations sérieuses sont une appréhension et d’où les bonnes œuvres sont absentes, n’a point de charmes pour ce jeune esprit, qui s’est formé un idéal tout différent, qui rêve une carrière utile et la conquête du pouvoir par l’accomplissement du bien. Les reproches qu’il adresse à la société actuelle, les idées de réforme qu’il émet, choquent et irritent sa famille : il est déshérité et un accident seul, en lui rendant une fortune, lui permet d’épouser celle qu’il aime. Les critiques du temps jugèrent que l’intrigue de Coningsby était faiblement nouée, que les incidens et les péripéties n’y abondaient pas. Le reproche est juste, mais le roman pour M. Disraeli, comme la tragédie pour Voltaire, n’était qu’un cadre commode pour exposer et répandre des idées philosophiques ou politiques. Toutefois on fut unanime à reconnaître que le tableau du monde politique était pris sur le vif : la malignité se complut même à voir dans les personnages aristocratiques qui se succèdent au château de Beaumanoir une galerie de portraits contemporains. Sept ou huit éditions imprimées coup sur coup, suffirent à peine à satisfaire l’empressement du public, et cinq clés différentes parurent pour suppléer à la pénétration des lecteurs. Il en est de ces clés comme de celles qui avaient été publiées pour Vivian Grey : elles trouvent leur réfutation dans leur diversité. La médisance et la malignité ne suffiraient point à expliquer le succès extraordinaire du livre. Les nombreuses réimpressions qui en ont été faites, les traductions qui ont paru dans toutes les langues, prouvent qu’il avait un mérite plus durable; qu’il offrait un intérêt général et appréciable par les lecteurs étrangers à qui la ressemblance des prétendus portraits est indifférente. Les mœurs politiques de l’Angleterre y sont peintes au vrai, et plusieurs des personnages du roman, dessinés de main de maître, sont demeurés comme des types impérissables de la classe qu’ils représentent. L’expérience a démontré la justesse de certaines vues qui, aux yeux des contemporains, devaient paraître de pures rêveries, et les prédictions de l’auteur sur le développement rapide et la puissance toujours croissante de la presse se sont réalisées.

M. Disraeli n’avait pu épuiser dans ce premier ouvrage le sujet complexe qu’il s’était proposé. Il se remit donc à l’œuvre et moins d’un an après, il publia Sybille, ou les Deux Nations. On devine quelles sont les deux nations que l’auteur met en présence : c’est, d’une part, la nation officielle, les grands propriétaires et les grands industriels, exclusivement investis des droits politiques et usant de leur pouvoir dans un intérêt égoïste; de l’autre, ce sont les déshérités de ce monde, les travailleurs et les pauvres qui demandent leur place au soleil. Sybille est la mise en action des revendications du chartisme vis-à-vis des auteurs du bill de réforme. M. Disraeli n’a déguisé, d’ailleurs, ni l’objet de son livre ni les sources auxquelles il a puisé. Il a eu entre les mains les mémoires et la correspondance d’un des chefs du chartisme, c’est là qu’il a pris l’exposé des griefs des classes laborieuses.

Un jeune membre du parlement, le fils cadet de lord Marnay, Egremont, a reçu du ciel l’âme la plus généreuse et l’esprit le plus élevé. Son père, au contraire, est le type de ces propriétaires intraitables qui ne veulent jamais donner à bail ni une masure ni un morceau de terre, afin de pouvoir disposer souverainement du sort de ceux qui dépendent d’eux, — qui rasent les chaumières sur leurs domaines pour contraindre les ouvriers des champs à s’aller établir dans les faubourgs de la ville voisine, parce que la charge de les assister incombe alors à la paroisse. Lord Marnay est d’avis qu’un faible salaire, s’il est régulier, et la facilité de recourir au work-house en cas de chômage, constituent pour l’ouvrier des champs une existence suffisante, et il s’applaudit d’être exempt, à si bon compte, de tout devoir de charité. Comme pendant à cet oppresseur de l’ouvrier des champs, est le grand industriel, tyran de l’ouvrier des villes, dont il épuise les forces et auquel il mesure parcimonieusement le salaire. Ému des plaintes qu’il entend, inquiet de l’agitation redoutable qu’il voit croître autour de lui, Egremont veut se rendre compte de la condition des ouvriers. Il les visite, il les interroge, il vit quelque temps au milieu d’eux. C’est ainsi qu’il rencontre Sybille, la fille de Gérard, l’un des chefs du chartisme, qui a été recueillie et instruite dans un couvent catholique, et il se prend à l’aimer. Sybille commence par repousser l’amour du jeune noble, d’un membre de cette classe qu’elle considère comme l’ennemie de la sienne : elle se laisse toucher par les efforts généreux d’Egremont en faveur de la cause populaire, et elle finit par l’aimer à son tour. Il se découvre que Gérard est le dernier rejeton d’une grande famille : il recueille une fortune considérable, et Egremont épouse Sybille.

On a reproché à M. Disraeli d’avoir reculé devant le dénoûment logique de son livre et d’avoir recouru à une fiction invraisemblable au lieu de faire épouser à son héros la fille d’un simple ouvrier. Bien que l’application rigoureuse du droit de primogéniture ait souvent pour conséquence de faire descendre rapidement aux branches cadettes plusieurs degrés dans l’échelle sociale, et qu’elle amène par contre, à la suite de l’extinction des branches aînées, l’élévation soudaine de gens obscurs, nous ne nous autoriserons pas d’un ouvrage connu, les Romans de la pairie, pour contester l’invraisemblance du moyen par lequel M. Disraeli rapproche Sybille de la condition de son amant. Mais eût-il été plus vraisemblable qu’Egremont jetât à sa famille et au monde au sein duquel il vit le défi d’une mésalliance? Quelle autorité s’attacherait aux critiques et aux conseils d’un enthousiaste capable de céder à l’entraînement d’une passion aveugle? Il ne suffit pas qu’Egremont, représentant des idées de la jeune Angleterre en face d’une aristocratie entichée de sa noblesse et de ses privilèges, ait une âme généreuse et un caractère chevaleresque, il faut qu’il soit aussi le plus sensé et le plus clairvoyant au sein de cette société dont il désapprouve l’égoïsme inintelligent et qu’il veut faire entrer dans une autre voie. M. Disraeli a préféré sauvegarder l’autorité morale de son héros et sacrifier un élément d’intérêt romanesque. Son livre, du reste, pouvait s’en passer : les malheurs de Sybille et son chaste et pur amour, courageusement combattu, avaient conquis tous les cœurs féminins.

Les critiques contemporains, préoccupés d’apprécier Sybille au point de vue de la composition littéraire et comme une œuvre d’imagination ou de discuter les jugemens politiques de l’auteur au point de vue de la polémique quotidienne des partis, ne semblent point avoir vu qu’entraîné par la thèse qu’il soutient, M. Disraeli arrive à faire le procès de cette aristocratie dont il est le défenseur. Quelle condamnation plus forte des privilèges de cette aristocratie que la frivolité, la paresse et l’égoïsme de ces grands seigneurs, esquissés dans Coningsby et dans Sybille, et que l’auteur crible de ses sarcasmes ou flagelle avec sévérité ! Sans doute il ne veut que réformer cette classe privilégiée, dont il fait ressortir les fautes et les vices; il trace à ses jeunes représentans un idéal et une conduite propres à leur faire pardonner leurs privilèges; mais si l’aristocratie ne se réforme pas, si elle ne se met pas à la tête de la nation, si elle persiste dans les anciennes voies, ne tirera-t-on pas des peintures si fortes et si fidèles de l’auteur une conclusion toute contraire au but qu’il poursuit? Ne peut-on pas relever dans Sybille une attaque directe contre le droit de primogéniture, cette base essentielle, ce fondement de toute aristocratie territoriale? Egremont, qui est un fils cadet, veut travailler, et Gérard le chartiste, à qui il annonce son dessein, lui répond : « Sagement pensé! Vous faites partie des classes laborieuses, et vous vous enrôlerez avec elles, je l’espère, dans la grande lutte contre la fainéantise. Les fils cadets sont les alliés naturels du peuple, quoique généralement ils prennent parti contre nous. Quelle folie de consacrer leurs forces au maintien d’un système qui est fondé sur l’égoïsme, qui aboutit à la fraude, et dont ils sont les premières victimes ! » Quel acte d’accusation plus terrible un radical pourrait-il dresser que le contraste savamment ménagé par l’auteur entre l’opulence du château de Marnay et les effroyables misères qu’abrite le bourg voisin ! Il y a là un tableau tracé avec une vigueur de touche et une puissance d’expression incomparables : on est entraîné par l’auteur, on se sent en présence de la réalité, et on ne peut s’empêcher de frissonner.

Coningsby avait charmé et diverti toute l’Angleterre par la verve spirituelle qui éclatait à chaque page ; Sybille avait remué toutes les âmes compatissantes; aussi Tancrède fut-il une déception. C’était encore un roman, mais un roman théologique, rempli de dissertations religieuses et de métaphysique. Se pouvait-il que ce romancier, qui avait tracé de si charmantes scènes d’amour, ce railleur inexorable, cet aspirant politique qui devait appréhender par-dessus tout le ridicule, eût l’imprudence de toucher aux choses religieuses? Il en était ainsi, et lorsqu’après vingt années exclusivement consacrées à la politique, M. Disraeli reprendra la plume du romancier, qu’il a déposée après Tancrède, ce sera un nouveau roman religieux, Lothair, qu’il écrira. C’est que M. Disraeli, comme presque tous les esprits élevés et clairvoyans, sait quelle place les idées et les sentimens religieux tiennent dans la vie des peuples : il s’est rendu compte de l’influence que les causes morales exercent en ce monde. A mesure que notre siècle vieillit, la part qu’on est contraint de faire aux questions religieuses dans les préoccupations de chaque jour est plus considérable, et leur action sur la politique devient plus manifeste. La génération présente ne partagerait donc pas l’étonnement qui fut ressenti alors en Angleterre. Non-seulement l’esprit de M. Disraeli était ouvert à ces grandes questions, ainsi que le prouvent la complaisance avec laquelle il s’y étend et le feu qu’il y met; mais l’auteur venait d’assister à la naissance et aux développemens du puseyisme, qui ne s’était pas encore affaibli, et le tableau qu’il voulait tracer de la société anglaise et de ses besoins n’eût pas été complet s’il en avait négligé le côté religieux. Tancrède traduit donc ce besoin de croire et d’arriver à la possession de la vérité qui agitait un si grand nombre d’esprits, qui ébranlait l’église anglicane et amenait tous les jours tant d’hommes éminens à sacrifier leur position et leur avenir à leurs convictions. Cette question s’est tellement emparée de l’auteur qu’elle lui a, dans une certaine mesure, fait perdre de vue son sujet. Dans le plan que nous connaissons, l’objet de cette dernière partie de la trilogie devait être le rôle de l’église dans la société anglaise : ce point y est à peine effleuré, et tout l’effort de l’auteur s’est porté sur la peinture du besoin de croire qui tourmente l’héritier d’une illustre famille.

Lord Tancrède Montaigu, fils aîné du duc de Bellamont, est convaincu que les institutions sociales doivent avoir la religion pour base, parce que les seuls devoirs qui s’imposent obligatoirement à la conscience humaine sont ceux qui lui sont dictés par la foi religieuse. Or il n’aperçoit autour de lui qu’incertitudes, contradictions et mobilité. Toutes les institutions de l’Angleterre ont dévié de leur but; toutes les classes ont abandonné leur rôle traditionnel. La royauté est annulée; l’aristocratie n’a plus que l’apparence du pouvoir, et le peuple se plaint de sa détresse. L’organisation des pouvoirs publics est sans cesse remaniée sans que ces changemens perpétuels, faute d’un principe directeur, mettent fin aux plaintes et aux critiques. C’est l’église qui devrait servir de guide à la nation, puisque son rôle est d’être dépositaire de la vérité; mais l’église anglicane est-elle en possession de la vérité? Si cela était, serait-il possible de laisser subsister à côté d’elle les sectes dissidentes dont l’existence autorise le doute?

Cette incertitude trouble profondément un esprit sincère, préoccupé du rôle que sa naissance l’appelle à jouer, qui est résolu à faire son devoir et tout son devoir, et qui n’aperçoit point devant lui de voie sûrement tracée. Il veut marcher à la lumière de la vérité ; il a besoin de s’appuyer sur des principes certains et arrêtés, et, ne trouvant point autour de lui la réponse à ses doutes, il rêve d’aller chercher cette réponse là même où la vérité a été annoncée à l’homme." « Voyant, dit-il lui-même, les choses comme elles sont ; ne dans un temps et dans un pays partagés entre l’incrédulité d’une part et l’anarchie des croyances de l’autre ; ne trouvant aucun guide compétent pour me conduire et sentant néanmoins qu’il faut que je croie, car je tiens que le devoir ne peut exister sans la foi, est-il donc aussi étrange qu’on paraît le penser, est-il déraisonnable que je souhaite faire ce qu’a fait, il y a six cents ans, l’ancêtre dont je porte le nom ? que je passe les mers pour visiter le saint-sépulcre ? »

Tancrède s’ouvre de son dessein à son père et lui en donne les raisons :

« Quand je songe que le Créateur, depuis que la lumière est sortie des ténèbres, n’a daigné se révéler à sa créature que dans une seule contrée ; que c’est là qu’il a pris la forme de notre humanité et subi une mort humaine, je ne puis m’empêcher de croire que la contrée sanctifiée par ces rapports avec Dieu et par de tels événemens doit être investie de privilèges merveilleux et spéciaux que l’homme peut n’être pas toujours capable de comprendre, mais qui n’en exercent pas moins une irrésistible influence sur sa destinée. C’est cette contrée qui, à plusieurs reprises, pendant le moyen âge, a attiré l’Europe en Asie… Le temps est venu de rétablir et de renouveler nos communications avec le Très-Haut. Moi aussi, je veux m’agenouiller auprès du saint tombeau ! Moi aussi, je veux, à l’ombre des collines augustes et des arbres sacrés de Jérusalem, soulager mon cœur du poids qui l’oppresse ; je veux élever ma voix vers le ciel et lui demander : « Où est le Devoir ? où est la Foi ? Que dois-je faire et que faut-il que je croie ? »

On a malicieusement remarqué, et c’est la critique la plus spirituelle qu’on ait adressée à Tancrède, que le jeune enthousiaste, en quête d’un guide spirituel, ne s’adresse ni à un évêque anglican, ni à un ministre d’aucun culte, mais qu’il s’en va tout droit dans la cité trouver un banquier, et un banquier Israélite. On voit reparaître ici un des personnages épisodiques de Coningsby, le banquier Sidonia, qui se prétend d’une noblesse égale à celle des plus anciennes et plus illustres maisons et qui croit à la supériorité de la race juive sur toutes les autres, le causeur merveilleusement doué qui a parcouru toute l’Europe et conversé avec tous les chefs de gouvernement, l’esprit sagace qui possède tous les secrets de la politique, le penseur qui a sondé tous les arcanes de la philosophie. Sidonia approuve le projet de Tancrède; il encourage le jeune lord à essayer de pénétrer « le grand mystère asiatique, » c’est-à-dire à chercher sur les lieux mêmes le secret de l’irrésistible attraction que l’Asie exerce sur l’Europe. Pour Sidonia comme pour Tancrède, la région qui s’étend du Sinaï et de l’Horeb au Golgotha est une terre privilégiée que la Divinité a choisie pour être le théâtre unique de ses manifestations sensibles. La race qui est issue de cette région et qui a eu le privilège de ces communications directes avec Dieu est marquée d’un sceau spécial, et elle doit à sa supériorité native d’avoir traversé le temps et l’espace sans s’altérer et sans pouvoir être détruite par les races inférieures qui l’ont persécutée. La thèse qui était en germe dans Alroy et qui n’était qu’esquissée dans Coningsby, est ici formulée avec précision et reçoit un développement étendu. Faut-il croire que M. Disraeli parlait lui-même sous le masque de ses personnages, et que ce mélange incohérent d’idées religieuses et de considérations géographiques et ethnographiques faisait partie de ses convictions personnelles? N’est-il pas plus probable que, par cette glorification de la race juive, l’auteur a voulu, au moment où l’émancipation civile et politique des israélites se discutait au sein du parlement, venir en aide à une cause qui lui était chère, et répondre aux argumens injurieux par lesquels les intolérans et les fanatiques repoussaient une mesure aussi équitable? Il ne faut pas perdre de vue que c’est en 1844 seulement qu’un bill, présenté par lord Lyndhurst, l’ami le plus cher de M. Disraeli, ouvrit aux juifs l’accès des fonctions municipales, et lorsqu’une mesure de ce genre rencontrait parmi ses adversaires un homme tel que M. Gladstone, on s’explique l’insistance que M. Disraeli mettait à plaider la cause de la race à laquelle il appartenait. C’est postérieurement à l’apparition de Coningsby et de Tancrède, c’est seulement en 1846 qu’un nouveau bill fit disparaître toutes les incapacités civiles qui pesaient encore sur les israélites, ainsi que les obligations surannées et depuis longtemps tombées en désuétude qui leur avaient été imposées par l’intolérance des âges précédens, comme de porter un costume particulier, de se ceindre d’une ceinture de soie jaune et d’assister, à certains jours, aux offices de l’église anglicane. Ce n’est aussi qu’à partir de 1846 que les israélites ont eu, en Angleterre, le droit d’acquérir des propriétés foncières, de fonder des écoles, des hôpitaux et autres établissemens de bienfaisance et d’attacher à ces établissemens des dotations en immeubles et des rentes perpétuelles. C’est un acte de 1847 qui a donné force légale à leurs mariages et les a autorisés à revendiquer devant les tribunaux les effets civils des unions contractées entre eux. Il a fallu attendre jusqu’en 1855 pour que les synagogues fussent assimilées aux églises des catholiques et aux chapelles des dissidens et pour que le caractère d’édifices publics leur fut reconnu. On voit donc que les plaidoyers de M. Disraeli, si fréquens qu’ils puissent paraître, n’étaient pas superflus.

Le sentimentalisme religieux de Tancrède, ce mélange d’illuminisme et de politique, cette conception d’un grand seigneur, épouvanté de la responsabilité qui pèse sur lui, allant chercher en Palestine la révélation de ses devoirs de législateur et revenant calmé par une vision dans laquelle il a cru entendre la voix d’un ange, tout cela trouva une médiocre faveur auprès du public et de la critique : on cria à l’invraisemblance, à la bizarrerie, même à l’extravagance. En même temps, on fut unanime à rendre justice au récit du voyage et des aventures de Tancrède en Orient. Les juges les plus sévères reconnurent que la beauté des descriptions, la magie du style, la vivacité et la chaleur entraînante de la narration en faisaient une lecture des plus attachantes, et que certaines pages atteignaient à la plus haute éloquence. Jamais M. Disraeli n’a montré de plus grandes qualités d’écrivain que dans cette œuvre bizarre et incohérente ; oserons-nous dire que l’explication de ce fait doit être cherchée dans les sentimens intimes de l’auteur? Chimériques ou sensées, vraies ou fausses, la plupart des idées exposées dans Tancrède étaient chères à M. Disraeli ; elles avaient leurs racines dans sa conscience : en les traduisant pour le public, il a mis dans les pages qui sortaient de sa plume quelque chose de son âme et de son cœur, et il a été éloquent parce qu’il était sincère.

Après Tancrède, M. Disraeli sembla dire un adieu définitif à la littérature. Dans les vingt années qui suivirent, il ne reprit la plume qu’une seule fois pour écrire la Vie de lord George Bentinck, qui est moins un livre d’histoire qu’une brochure politique et une œuvre de polémique. La part de plus en plus grande qu’il prenait aux luttes parlementaires ne lui laissait plus le loisir d’écrire. Voyons donc comment il servit par sa parole, au sein de la chambre des communes, les idées qu’il professait en commun avec la jeune Angleterre, qu’il avait exposées dans Coningsby, Sybille et Tancrède, et que nous avons essayé de résumer.


IV.

Sir Robert Peel avait pris le pouvoir dans les circonstances les plus défavorables, et les difficultés de sa tâche devaient s’accroître d’année en année. L’industrie anglaise subissait une crise que chaque jour aggravait. De tous côtés, les ateliers se fermaient. Plus de cent mille ouvriers ne tardèrent pas à se trouver sans ouvrage. Birmingham, Leeds, Paisley, Manchester, Sheffield, toutes les grandes villes manufacturières souffraient également. Le contre-coup de cette stagnation de l’industrie atteignait cruellement les districts où la population vivait de l’extraction de la houille. Le pays de Galles ne tarda pas à être en proie aux désordres les plus graves ; la police y était tenue en échec par des bandes armées, conduites par des hommes qui mettaient des jupes de femmes par-dessus leurs habits et qui s’intitulaient eux-mêmes dans des placards menaçans : les filles de Rebecca. L’Irlande continuait à s’agiter; la maladie des pommes de terre venait d’y faire sa première apparition, et devait bientôt y amener toutes les horreurs de la famine. Enfin, les finances étaient dans le plus triste état. Ce fut le premier mal auquel sir Robert Peel s’efforça de porter remède. Il y parvint par un moyen héroïque : l’établissement de l’impôt sur le revenu, que lui seul était capable de faire accepter par le parlement. Il commença ensuite cette série de dégrèvemens qui devaient transformer le régime économique de l’Angleterre. Il supprima entièrement les droits sur sept cent cinquante des articles qui figuraient au tarif général des douanes, en commençant par un certain nombre de denrées alimentaires, telles que le lard et les salaisons ; et il réduisit sensiblement les droits sur le bétail, sur les viandes fraîches, sur le sucre, le café et le cacao. Quant aux céréales, il semblait avoir les mains liées par les engagemens explicites que tous ses collègues et lui-même avaient pris vis-à-vis des électeurs. Sir James Graham avait tracé des bienfaits de l’agriculture et des douceurs de la vie des champs un tableau qui était devenu pour les orateurs de la ligue contre les Corn Laws un thème inépuisable de railleries. M. Gladstone, en se représentant devant les électeurs de Newark, leur avait déclaré qu’ils pouvaient compter avec certitude sur deux choses : la première qu’une protection suffisante serait assurée à l’agriculture; la seconde que cette protection résulterait des effets d’une échelle mobile. Ce fut, en effet et, à cette solution que sir Robert Peel s’arrêta, en établissant des droits variables, dont l’importance devait décroître à mesure que le prix du blé s’élèverait sur le marché. Néanmoins, on calcula que, par le jeu de cette échelle, le droit d’importation pourrait descendre jusqu’à n’être plus que la moitié de celui qui existait antérieurement; et un assez vif mécontentement se manifesta dans les rangs du parti tory. Deux grands propriétaires terriens, les ducs de Buckingham et de Richmond, accusèrent sir Robert Peel de manquer à ses engagemens et de devenir infidèle à la cause de l’agriculture.

Pendant cette première période de l’administration de sir Robert Peel, M. Disraeli appuya le ministère de ses votes et de sa parole soit au sein du parlement, soit devant ses électeurs. Le 10 mai 1843, dans un discours que Macaulay déclara fort ingénieux, il soutint contre les adversaires du cabinet et contre ceux des tories qui s’alarmaient des tendances de sir Robert Peel, que la politique des dégrèvemens d’impôts et des droits de douane modérés, loin d’être un emprunt aux doctrines des whigs, était la tradition même du parti tory. Pitt avait inauguré cette politique en concluant avec la France le traité de commerce que la révolution avait déchiré. Elle avait été continuée par M. Robinson, par lord Liverpool et par M. Huskisson sous des administrations conservatrices. Interrompue par le bill de réforme qui avait banni les tories du pouvoir, il était naturel qu’elle fût reprise par eux, lorsqu’ils revenaient aux affaires. Il concluait en exprimant la conviction que « le principe d’une équitable protection pour l’industrie nationale se conciliait parfaitement avec une politique commerciale large et libérale. » Quant à la législation sur les céréales, tant que l’expérience n’aurait pas prononcé, il ne se déclarait d’une manière absolue ni pour une échelle mobile ni pour un droit fixe. Il ne s’attachait qu’au principe de cette législation, qui avait pour objet «de maintenir la prépondérance des intérêts territoriaux, prépondérance indispensable au bien du pays, qui lui devait la stabilité de ses institutions. »

Ce fut à propos de la législation sur les céréales que M. Disraeli fut amené à exprimer pour la première fois une opinion sur la politique étrangère. Le 1er juillet 1842, M. Wallace prit occasion de la discussion du budget pour faire le tableau de la détresse qui régnait dans les districts manufacturiers et conclut à l’abrogation des Corn Laws. Sir James Graham lui répondit que le gouvernement n’était pas d’avis d’accroître la détresse générale en retirant à l’agriculture la protection dont celle-ci avait besoin. Dans le cours de la discussion, M. Disraeli soutint que le moyen le plus efficace de venir en aide à l’industrie anglaise était de lui ouvrir de nouveaux marchés par la conclusion de traités de commerce; il reprocha à lord Palmerston d’avoir compromis par sa politique brouillonne les bonnes relations de l’Angleterre avec la France, et d’avoir ainsi rendu plus difficiles les négociations que le gouvernement essayait de nouer avec le cabinet de Paris. L’année suivante, le 13 février 1843, à l’occasion d’une motion de lord Howick, qui avait le même objet que celle de M. Wallace, M. Disraeli revint sur ce thème de la nécessité de conclure des traités de commerce, et se prononça très explicitement en faveur de l’alliance française. « Il y a dix ans, dit-il, un cabinet anglais annonçait au monde son entente avec la France, comme la plus ferme base de son autorité et comme le glorieux triomphe de sa politique. Pourquoi cette confiance mutuelle ne serait-elle pas rétablie? Aucune discussion au sein du parlement n’est encore venue donner au pays l’explication du changement de politique qui a altéré les relations de deux nations placées à la tête de la civilisation, et que toutes sortes de sympathies politiques et sociales lient l’une à l’autre. Le temps est venu de dégager cette question des ambages de la diplomatie et des fausses appréciations de la presse. C’est par la voix de leurs parlemens qu’une franche explication doit avoir lieu entre la France et l’Angleterre. Un traité de commerce avec la France ferait plus pour Sheffield que les deux Amériques. » Dans la même session, M. Disraeli, prenant la parole sur une motion de M. Roebuck, relative aux affaires étrangères, critiqua de nouveau la politique tracassière de lord Palmerston, auquel il reprocha d’éprouver une jalousie maladive de l’influence russe, et défendit la politique conciliante que pratiquait lord Aberdeen. Quelques jours plus tard, il défendit énergiquement l’attitude prise par le cabinet tory vis-à-vis de l’Amérique dans les négociations qui aboutirent au traité de Washington.

M. Disraeli avait donc le droit d’être compté parmi les amis du ministère, mais c’était un ami indépendant, qui réservait la liberté de son jugement et de son action, comme il l’avait prouvé en présentant, sans avoir consulté les ministres, une motion pour la réforme du service consulaire. Les députés qui s’étaient groupés autour de lui, presque tous jeunes et nouveaux venus dans le parlement, entendaient donner au gouvernement un appui réfléchi et ne point recevoir de mot d’ordre. Cette disposition à l’indocilité devait les conduire fatalement à une rupture avec sir Robert Peel. Le grand ministre était investi, à ce moment, d’une véritable dictature. Non-seulement, il avait été porté au pouvoir par une majorité considérable, mais l’appui que les députés libre-échangistes et même une partie des députés libéraux donnaient à la plupart de ses mesures le dispensait.de compter avec ses partisans. Portant presque seul le poids des affaires, se réservant la haute direction et le dernier mot dans toutes les questions, obligé d’entrer dans mille détails à cause de la complexité des réformes qu’il accomplissait, aux prises avec les difficultés d’une situation que la stagnation du travail, le déficit des récoltes et une agitation redoutable aggravaient tous les jours, sir Robert Peel, malgré sa constitution robuste et ses habitudes laborieuses, succombait à la fatigue : il ne pouvait rien sacrifier à ces obligations de courtoisie et de bienveillante déférence qui s’imposent à un chef de parti. On le voyait arriver à la chambre des communes, l’air soucieux et préoccupé, vêtu d’un habit trop grand et d’un pardessus plus ample encore, qui ajoutaient à l’effet de sa haute taille et de sa large encolure. Tout le monde s’écartait instinctivement devant lui : il passait sans reconnaître et sans saluer personne, et d’un pas lent et silencieux, semblant glisser comme une ombre plutôt que marcher, il allait droit à sa place, et s’asseyait sans échanger un seul mot, ni même un salut avec ses collègues placés à ses côtés. Le chapeau enfoncé jusque sur les yeux, les jambes croisées, le corps penché en avant, il suivait les débats avec une attention extrême et dans une immobilité absolue : on aurait pu le prendre pour une statue, si de temps en temps un mouvement nerveux, aussitôt réprimé, n’avait trahi une impression fugitive, ou si l’on n’avait vu ses doigts jouer machinalement avec les clés de son portefeuille. En dehors du parlement, il était aussi peu communicatif, ne s’ouvrant à personne de ses desseins, gardant jusqu’au dernier moment, même vis-à-vis de ses collègues, le secret de ses combinaisons, accueillant les observations, même les plus déférentes, d’un air distrait et avec une hauteur dédaigneuse, laissant trop voir, enfin, que l’approbation de l’opinion publique le rendait indifférent aux jugemens de ses amis et qu’il attendait de ceux-ci une confiance absolue et une obéissance passive.

On doit comprendre quelle fut l’impression de sir Robert Peel et de ses collègues lorsque, le 9 août 1843, M. Disraeli, prenant la parole sur la troisième lecture d’un bill qui avait pour objet d’appliquer à l’Irlande des mesures de rigueur et d’interdire aux Irlandais le port d’aucune arme, déclara qu’il ne voterait pas contre le bill pour ne pas refuser au gouvernement des pouvoirs que celui-ci jugeait nécessaires, mais qu’il lui était impossible de donner un vote approbatif à une mesure inefficace et impolitique. A son avis, ce n’était pas par des mesures isolées, et surtout par des mesures de rigueur, qu’on pouvait rétablir la paix publique en Irlande ; il fallait traiter les Irlandais avec humanité et justice, comme avaient fait les Stuarts ; il fallait porter remède à leurs maux. Il témoigna ses regrets de voir les ministres adopter vis-à-vis de l’Irlande la politique de rigueur et les mesures d’exception qu’ils avaient condamnées lorsque les whigs étaient au pouvoir, et il exprima l’espoir « qu’un jour viendrait où un parti s’appuyant sur des principes plus vrais ferait acte de justice envers l’Irlande, non en donnant satisfaction aux agitateurs, non en se laissant acculer au premier expédient qui serait suggéré, mais en étudiant sérieusement ce qu’il y avait au fond de cette situation déplorable, afin de mettre les relations de l’Angleterre et de l’Irlande sur un pied plus conforme au bien des deux pays, et de faire cesser un état de choses qui était le fléau de l’Angleterre et la honte de l’Europe. » Sir Robert Peel prit aussitôt la parole et répondit à M. Disraeli avec une acrimonie et une amertume qui témoignaient de son irritation.

Quelques jours plus tard, le 15 août 1843, lord Palmerston demanda la communication de certains documens pour avoir occasion de discuter la conduite du gouvernement dans le démêlé qui s’était élevé entre la Serbie et la Porte. Lorsque sir Robert Peel eut répondu à lord Palmerston, M. Disraeli, qui dans le cours de la session avait deux fois interrogé le gouvernement sur cette même question sans obtenir jamais d’explications nettes et précises, se leva et commença par rappeler à la chambre ces deux circonstances dans lesquelles « le premier ministre lui avait répondu avec cette lucidité dont il avait le secret et avec cette courtoisie qu’il réservait pour ses partisans. » Après ce sarcasme, l’orateur fit ressortir les tergiversations et les contradictions de la politique ministérielle, et démontra sans peine que le premier ministre avait induit la chambre des communes en erreur en prétendant que l’intervention de la Russie en faveur des Serbes était justifiée par les traités d’Ackerman et d’Andrinople, qui ne donnaient à cette puissance aucun droit à cet égard. Il invita le gouvernement à montrer plus de fermeté, s’il voulait prévenir la crise que tout le monde prévoyait dans l’avenir. Après les événemens qui viennent de s’accomplir en Orient, il est intéressant de relire la conclusion de ce discours, prononcé il y a trente-cinq ans : « L’action diplomatique de l’Angleterre doit avoir pour objet de maintenir la Turquie dans une situation qui lui permettra de défendre l’indépendance des Dardanelles. Il n’en serait point ainsi si la politique que le gouvernement a adoptée dans la question de Serbie venait à être poursuivie. Les ministres essaieraient en vain de se faire illusion sur la situation de la Turquie. La Turquie est à terre, moins par l’effet d’une décadence naturelle que pour avoir été frappée par derrière. C’est la diplomatie européenne qui, par la conduite qu’elle a tenue dans les vingt dernières années, a réduit la Turquie à sa faiblesse présente : ce n’est pas le déclin de ses ressources, qui sont encore incomparables. »

Ce discours donna lieu à un incident caractéristique. Aux termes du règlement, sir Robert Peel, qui avait parlé après lord Palmerston, ne pouvait prendre une seconde fois la parole ; ce fut un de ses collègues, lord Sandon, qui répondit à M. Disraeli. Lord Sandon, partageant et exagérant peut-être le mécontentement de son chef, mit dans sa réponse une violence et une maladresse extrêmes. Il déclara que « des attaques contre le gouvernement, quand elles partaient des bancs ministériels, étaient inconvenantes. Était-il admissible que de jeunes membres de la chambre se levassent derrière les ministres qu’ils prétendaient soutenir, non pas seulement pour exprimer une divergence d’opinion, mais pour prodiguer les insultes et les outrages aux hommes qu’ils affectaient d’appuyer ? Ce n’était pas seulement son opinion ; c’était, il le savait, celle d’un grand nombre de membres de la chambre, qui s’accordaient à considérer le langage que le député de Shrewsbury venait d’employer, et celui dont d’autres députés s’étaient servis en plusieurs occasions, comme tout à fait inconvenant dans la bouche de membres qui prétendaient appuyer le ministère. » Mis en demeure de faire connaître quelles expressions il considérait comme outrageantes, lord Sandon ne sut que balbutier et répéter à diverses reprises qu’il y avait, de la part de députés ministériels, manque de convenance à attaquer le ministère. M. George Smythe releva avec vivacité le reproche adressé par lord Sandon « à certains jeunes députés siégeant sur les bancs ministériels » et revendiqua pour eux la liberté d’exprimer leur opinion. M. Hume, lord Palmerston et plusieurs autres orateurs s’accordèrent à déclarer qu’il n’y avait eu dans le langage de M. Disraeli rien qui fût contraire aux convenances parlementaires et qui excédât les droits de tout membre de la chambre; un député libéral, M. Curteis, tira la morale de cet incident en disant que si les députés ministériels n’avaient pas le droit de s’expliquer et devaient demeurer enchaînés au banc des ministres, il ne pouvait que le regretter pour eux. Une rupture entre la jeune Angleterre et le cabinet devenait inévitable ; M. Disraeli devait la consommer en affrontant à plusieurs reprises le courroux du premier ministre.

La chambre des communes ayant introduit un amendement dans un bill présenté par sir James Graham sur la législation des sucres, Peel déclara qu’il se retirerait, si ce vote n’était pas rapporté. C’était la seconde fois, dans cette session, qu’il manifestait une semblable exigence. La chambre obéit, mais M. Disraeli protesta. « Je me souviens, dit-il, d’avoir entendu en 1841 le très honorable gentleman dire qu’il n’avait jamais uni sa voix aux clameurs contre l’esclavage et qu’il ne se joindrait pas davantage aux clameurs en faveur du sucre à bon marché. Deux ans se sont écoulés; le très honorable gentleman a fait cause commune avec les adversaires de l’esclavage : il a adopté le cri en faveur du sucre à bon marché ; mais il semble que son horreur de l’esclavage s’étende à tout l’univers, hormis aux bancs où siègent ses amis. Là le troupeau d’esclaves est encore à la chaîne ; là le sifflement du fouet se fait entendre tous les jours. » D’une semblable protestation à une déclaration de guerre, il n’y avait qu’un pas. M. Disraeli le franchit dès le début de la session de 1845, à l’occasion de la motion dirigée par M. Duncombe contre sir James Graham, secrétaire d’état à l’intérieur, qui avait fait ouvrir à la poste la correspondance de Mazzini, et avait averti le gouvernement autrichien de la conspiration ourdie par les frères Bandiera. M. Disraeli prit parti contre le ministère, et un incident de la discussion amena entre le premier ministre et lui un échange d’amères récriminations. Une motion d’un député tory, M. Miles, demandant que les excédans de recettes fussent appliqués au soulagement de l’agriculture, fournit à M. Disraeli l’occasion de passer en revue l’administration de sir Robert Peel. Rappelant qu’en 1836, le marquis de Chandos avait présenté, avec l’appui et sous la direction du premier ministre, une motion exactement semblable à celle que le gouvernement combattait, il cita malignement les discours que la plupart des membres du cabinet avaient prononcés en cette occasion, comme autant de garanties du vote qu’ils ne pouvaient manquer d’émettre. Arrivant alors à sir Robert Peel, et énumérant les promesses par lesquelles il avait endormi ses amis et les déceptions qu’il leur avait fait éprouver, il lui reprocha de ne laisser à ses partisans que les plaisirs de la mémoire, les douceurs des souvenirs, et il termina en l’accusant de méditer l’abandon complet des Corn Laws. « La protection, dit-il, me semble être aujourd’hui à peu près dans la position du protestantisme en 1828. » Nombre de tories trouvèrent que M. Disraeli se laissait emporter trop loin, et lord George Bentinck lui dit, après la séance, qu’il calomniait le premier ministre. M. Disraeli, comme lord George le proclama quelques mois plus tard, était prophète. Sa clairvoyance avait pénétré les secrètes pensées de sir Robert Peel. Les hésitations et les tergiversations du premier ministre, ses réticences dans les débats, le soin avec lequel il évitait de renouveler aucun des engagemens du passé : tout révélait le travail qui s’opérait dans son esprit.

M. Disraeli prit encore parti contre le gouvernement, avec un grand nombre de tories, dans la discussion mémorable à laquelle donna lieu l’augmentation de crédit proposée par sir Robert Peel en faveur du séminaire catholique de Maynooth. Il n’employa aucun des argumens que l’intolérance religieuse suggérait aux protestans fanatiques de la chambre des communes ; il combattit la mesure ministérielle comme un premier pas dans une voie mauvaise, comme une tentative pour subordonner à la politique les influences religieuses. Étendrait-on ce système à toutes les églises ? leur donnerait-on à toutes une dotation dans l’espoir de les asservir ? L’orateur se prononçait pour l’indépendance des églises. « Vous voyez, dit-il, crouler sous vos pieds votre système d’érastianisme. Allez-vous adopter un principe panthéiste ? J’ai, pour ma part, une confiance inébranlable dans la stabilité de notre église, mais je tiens que la seule source de danger pour elle est dans ses relations avec l’état, relations qui la soumettent au contrôle d’une chambre des communes qui n’est plus nécessairement de la même communion qu’elle. Laissez l’église à elle-même et elle ne reculera devant aucune lutte, quelque redoutable qu’elle puisse être. Même en Irlande, si la question se posait ainsi : Voulez-vous séparer l’église de l’état ou voulez-vous doter l’église catholique? les protestans d’Irlande vous répondraient, j’en suis sûr : Séparez l’église de l’état et ne dotez pas l’église catholique... Je nie que l’église d’Angleterre soit la création de l’état. L’alliance entre eux a été formée et maintenue sur le pied de l’égalité, et si l’on tentait, comme on paraît en avoir l’intention, de mettre toutes les affaires ecclésiastiques sous la direction de Downing-Street et de les assujettir à la même espèce de discipline qu’on impose en Prusse à l’église nationale, j’avertis le très honorable gentleman que le peuple de ce pays ne tolérera jamais un pareil système. » Le bill, combattu par un grand nombre de partisans du ministère, triompha par l’appui que les whigs et les radicaux donnèrent au gouvernement. C’était le prélude de l’alliance inattendue qui allait mettre fin à la législation sur les céréales.

L’Irlande était en proie à la famine : la détresse n’était guère moins grande dans les districts manufacturiers d’Angleterre. La ligue contre la législation des céréales faisait tous les jours de nouveaux progrès, et ses orateurs attaquaient avec une violence extrême l’aristocratie terrienne, qu’ils accusaient d’être sans entrailles et de sacrifier le peuple à son avidité égoïste; les paroles les plus menaçantes se faisaient entendre et étaient applaudies dans les réunions publiques qui se tenaient journellement d’un bout à l’autre du pays : l’heure de la crise était arrivée. La conviction de sir Robert Peel était faite, comme le prouve une lettre qu’il écrivait, le 13 octobre, à sir James Graham ; mais il s’agissait de faire partager cette conviction aux autres membres du gouvernement. La question fut agitée dans quatre conseils de cabinet consécutifs, du 1er au 6 novembre, et sir Robert Peel ne rallia à son opinion que lord Aberdeen, sir James Graham et M. Sydney Herbert. Lord Stanley soutint que si l’abrogation des lois sur les céréales était nécessaire, il fallait laisser aux whigs la tâche de présenter cette mesure, et il déclara que, pour sa part, il ne ferait point partie d’un cabinet qui prendrait cette initiative. Le 22 novembre, lord John Russell, informé sans doute des intentions de sir Robert Peel et des divisions du ministère, et voulant sauvegarder la popularité de son parti, lança d’Edimbourg, sans prendre le temps de consulter ses amis, une lettre aux électeurs de la cité de Londres dans laquelle il se prononçait pour la suppression immédiate et définitive de tout droit d’entrée sur les céréales. La publication de la lettre de lord John Russell démontra à sir Robert Peel la nécessité d’agir immédiatement : il mit ses collègues en demeure de se prononcer et, ne pouvant vaincre la résistance de lord Stanley, il déposa le 6 décembre, entre les mains de la reine, la démission du cabinet. Mandé aussitôt d’Edimbourg, lord John Russell ne put triompher de l’antipathie de lord Grey pour lord Palmerston, et dut renoncer, le 20 décembre, à former un ministère. Rappelé par la reine, sir Robert Peel ne fit aucune difficulté de reprendre le pouvoir, mais la retraite de lord Stanley indiqua clairement quel serait le programme du cabinet reconstitué.

M. Disraeli était à ce moment à Paris, où il avait l’honneur de voir quelquefois le roi Louis-Philippe, pour lequel il professait une grande admiration. Ce fut de la bouche du roi qu’il apprit le retour de sir Robert Peel au pouvoir, et interrogé par son auguste interlocuteur sur l’issue probable de la crise, il répondit sans hésiter que sir Robert Peel ferait certainement voter l’abrogation des Corn Laws ; mais que ce succès mettrait fin à sa carrière politique. La prédiction s’est vérifiée de point en point, et elle est d’autant plus remarquable que personne, à ce moment, ne partageait la manière de voir de M. Disraeli. On était convaincu que la plupart des tories subiraient en silence l’abrogation des Corn Laws comme ils avaient subi la dotation de Maynooth et tant d’autres mesures qui leur avaient été imposées par sir Robert Peel; au besoin, l’appoint que les libéraux apporteraient au gouvernement compenserait largement la défection des protectionnistes obstinés. Les libre-échangistes, qui touchaient au but de leurs efforts, témoignaient une satisfaction sans bornes, et leurs journaux ne tarissaient pas en railleries sur la résignation dont les défenseurs les plus ardens de l’agriculture ne manqueraient pas de faire preuve, quand la voix de leur ancien chef leur enjoindrait le sacrifice de leurs intérêts et de leurs convictions. Il semblait en effet et que les choses dussent se passer ainsi. Des meetings d’indignation avaient bien lieu dans les comtés ; on y exhalait des plaintes amères contre la conduite du gouvernement; mais on s’en tenait à de vaines protestations; aucune ligne de conduite n’était suggérée, aucune résistance n’était organisée. Le jour fixé pour l’ouverture du parlement arriva sans que les députés tories eussent tenu une seule réunion, sans qu’aucun concert se fût établi entre eux, et sir Robert Peel put croire que son autorité ne recevrait aucune atteinte. L’adresse en réponse au discours de la reine fut proposée par lord Francis Egerton, et appuyée par M. Becket Denison, deux conservateurs convertis aux projets du premier ministre. La mise en scène était donc complète. Après ces deux discours, Peel fit connaître les incidens de la crise qui avait déterminé, un mois auparavant, la retraite du ministère, puis son retour au pouvoir, et il annonça le changement qui s’était opéré dans ses idées relativement aux Corn Laws. Peel était un admirable homme d’affaires; il apportait dans l’exposition des questions de finances une lucidité incomparable; mais sa parole manquait souvent d’éclat et d’élévation : il lui est arrivé rarement d’atteindre à la véritable éloquence. Ce jour-là, il prit un ton hautain et cassant à l’égard de ses amis, dont il prévoyait les plaintes, les avertissant qu’ils lutteraient en vain contre une inexorable nécessité. Il présenta la solution à laquelle il s’était arrêté comme le résultat de ses propres réflexions sur les moyens de mettre fin à une crise redoutable, et donna clairement à entendre qu’il se considérait comme le ministre indispensable, comme le seul homme en état de faire face aux difficultés de la situation. Lord John Russell, prenant la parole à son tour, rendit compte de ses tentatives inutiles pour composer un cabinet. L’agitation de l’assemblée s’était calmée pendant les explications diffuses et embarrassées du chef des whigs, et lorsqu’il eut cessé de parler, il se fit un grand silence. Observés curieusement par leurs adversaires, les tories semblaient partagés entre l’abattement et un sombre mécontentement : si la séance se fût terminée ainsi, toute pensée de résistance se serait évanouie, et il est probable que le parti tory eût subi encore une fois la volonté de son impérieux dictateur. M. Disraeli se leva, et dans un discours où la chaleur s’alliait à la plus mordante ironie, il demanda compte au premier ministre des engagemens pris par lui vis-à-vis des électeurs et vis-à-vis de ses amis, s’indignant que la confiance et la docilité d’un grand parti fussent payées par une trahison. Des applaudissemens frénétiques accueillirent les premiers accens de cette parole vengeresse, qui traduisait éloquemment les sentimens secrets de tous ces cœurs ulcérés : chaque phrase de l’orateur soulevait de nouveaux transports. Le parti tory échappait à l’ascendant de sir Robert Peel.

Cependant, quelques tories voulaient espérer encore. On disait que l’abolition des Corn Laws ne devait pas être immédiate, et le premier ministre avait donné tant de preuves de fécondité d’esprit qu’il pouvait tenir en réserve une combinaison qui ménagerait les intérêts de l’agriculture ; mais lorsque, cinq jours plus tard, sir Robert Peel exposa un plan qui consistait à réduire considérablement les droits d’année en année, et à les faire disparaître complètement au bout de trois ans, toute illusion dut s’évanouir. Que fallait-il faire ? Était-il possible de résister ? Qui organiserait et dirigerait la résistance ? Tous les hommes qui avaient eu, depuis vingt ans, la confiance des tories faisaient partie du ministère, et tous, à l’exception de lord Stanley, avaient suivi leur chef dans son évolution. Lord Stanley joignait à l’expérience de la tactique parlementaire un remarquable talent de parole ; mais il siégeait à la chambre des lords, et c’était dans la chambre des communes que la bataille devait se livrer. M. Disraeli était devenu un des orateurs les plus écoutés de la chambre ; mais il était trop nouveau dans le parlement et sa situation n’y était pas encore assez forte pour qu’il pût prétendre à un rôle aussi considérable. Un homme de haute naissance et de grande fortune, en possession de relations étendues, pouvait seul faire accepter son autorité par un parti qui comprenait presque tous les grands propriétaires terriens de l’Angleterre. Ce chef, dont on avait besoin et qui s’ignorait encore lui-même, surgit tout à coup du sein même de la chambre.

Le duc de Richmond avait accepté la présidence d’une association qui s’était formée pour la défense des intérêts agricoles. Aussitôt que sir Robert Peel eut fait connaître son projet, le duc crut devoir convoquer, au siège de la société qu’il présidait, tous les membres du parti tory dans les deux chambres. Lord George Bentinck assistait à cette réunion. Il y prit la parole un des premiers. Il déclara que, bien qu’il ne fut arrivé à Londres que le matin même de l’ouverture de la session, sa résolution avait été prise dès le jour où il avait connu les intentions du premier ministre ; il ne comprenait pas qu’on pût hésiter sur la conduite à tenir : il fallait résister, disputer le terrain pied à pied, épuiser les ressources de la stratégie parlementaire pour faire échouer les projets de sir Robert Peel.

L’homme qui tenait ce langage était de la plus haute naissance; il était le second fils du duc de Portland, le neveu et l’héritier de lord William Bentinck, ancien gouverneur général de l’Inde, auquel il avait succédé comme député de Lynn ; il était aussi le neveu, par alliance, de Canning, dont il avait été le secrétaire particulier. Il avait voté pour l’émancipation des catholiques et pour le bill de réforme; il avait soutenu le ministère de lord Grey, dans lequel plusieurs des anciens collègues de Canning avaient accepté des places. Lorsque lord Stanley avait brisé avec les whigs à l’occasion du bill relatif à l’église d’Irlande, lord George Bentinck l’avait suivi et était venu se ranger avec lui dans le parti tory. Il avait témoigné à sir Robert Peel une admiration et une confiance absolue dont le souvenir redoublait son ressentiment.

Débutant dans la vie publique sous les auspices et aux côtés de Canning, intelligent et instruit, joignant l’esprit de décision à la netteté du jugement, lord George Bentinck semblait appelé à une carrière politique; mais, possesseur d’une grande fortune, il n’avait pu s’astreindre à l’assujettissement d’un poste secondaire; il s’était abandonné à sa passion pour la chasse et les chevaux. Il avait la plus belle meute et l’écurie la plus renommée de l’Angleterre; ses avis faisaient loi dans le monde des courses, et nul ne pouvait rivaliser avec lui pour l’audace et l’importance de ses paris. Grand, de haute mine, d’une physionomie ouverte sur laquelle se peignaient la droiture et l’énergie de son caractère, apportant la même ardeur dans ses amitiés et dans ses haines, il réunissait tous les dons qui pouvaient séduire les gentilshommes campagnards.

L’avis de lord George Bentinck, énergiquement appuyé par M. Disraeli, rallia tous les suffrages. Les tories avaient un chef et ils avaient aussi un orateur. Alors commença cette lutte mémorable qui, pendant plusieurs mois, tint l’Angleterre et l’Europe attentives. M. Disraeli l’a racontée dans la Vie de lord George Bentinck, où il s’efface modestement derrière son chef, bien que son rôle personnel ait été aussi actif qu’important. Sir Robert Peel réussit, avec l’appui des whigs, à faire voter l’abrogation des Corn Laws; mais, à leur tour, les amis de lord George Bentinck se joignant aux whigs et aux députés irlandais firent rejeter un bill qui investissait le gouvernement de pouvoirs extraordinaires en Irlande. Le ministère donna sa démission, et lord John Russell prit le pouvoir. Ainsi que M. Disraeli l’avait annoncé au roi Louis-Philippe, la carrière politique de sir Robert Peel était terminée.

L’un des premiers actes du nouveau ministère fut la présentation d’un bill qui modifiait la formule du serment à prêter par les membres du parlement : l’élection du baron Lionel de Rothschild, qui venait d’être nommé, à une grande majorité, député de la cité de Londres, était l’occasion de ce bill qui, en ouvrant au baron les portes de la chambre des communes, devait consacrer l’émancipation politique des Israélites. Inspiré par son sujet, M. Disraeli prononça en faveur de la mesure ministérielle un discours d’une haute éloquence, et il entraîna avec lui la majorité du parti tory. Par une contradiction singulière autant qu’inattendue, lord George Bentinck, qui avait voté l’émancipation politique des catholiques, ne put se résoudre à voter celle des israélites. Il ne témoigna aucune amertume de se voir abandonné sur cette question par un grand nombre de ses amis; mais, comme sa santé commençait à se ressentir du travail excessif qu’il avait dû s’imposer, il invoqua le déclin de ses forces pour abdiquer la direction du parti tory en annonçant l’intention de se consacrer tout entier à la défense des intérêts coloniaux. Après les services que M. Disraeli avait rendus et le rôle qu’il avait joué dans toutes les discussions importantes, nul ne pouvait songer à lui disputer le premier rang. Un assentiment unanime lui déféra la direction que lord George Bentinck abandonnait : la mort inopinée de celui-ci, frappé d’apoplexie l’année suivante, acheva de consolider son autorité. Dix ans après son entrée à la chambre, M. Disraeli, par son mérite et son énergie, plus encore que par un heureux concours de circonstances, devenait le chef reconnu d’un grand parti. Quel usage allait-il faire de cette autorité conquise par l’ascendant légitime du talent ?


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 1er octobre.