Logemens pour la cour de Louis XIII


Logemens pour la cour de Louis XIII.

1636



Logemens pour la cour de Louis XIII1.

Monsieur mon bon amy,

Je ne puis bonnement vous representer la peine que j’ay eüe pour faire marquer les logemens pour Sa Majesté et toute la cour ; car, comme c’est l’ordinaire de nos François de ne faire rien qu’avec precipitation, sans jugement et sans ordre, chacun vouloit estre logé en mesme temps et prendre des logis à ses plaisirs sans respect ou consideration de qualité ni de merite. Je vous en diray les particularitez.

Nous avons marqué le logis du roy à l’Aigle impériale2 ; mais, avant que d’y venir loger, il faudra venir aux mains avec des Alemans qui s’en sont emparez et qui ne veulent point quiter prise. Nous verrons qui sera le maître. Pour la reyne, nous eussions fort desiré la loger au Dauphin3, je m’asseure que ce logement eust esté fort agréable à Sa Majesté, mais il y a je ne sçay quoi qui l’en empêche ; en attendant que cet obstacle soit levé, nous la logerons à l’Espérance, c’est un beau et grand logis. Nous avons marqué le Grand Serf4 pour Monsieur, et avons bien de la peine à loger Son Éminence, car vous savez qu’il a grande suite et force bagage, et que sa court est aussy grosse que celle du roy. C’est pourquoy il luy faut beaucoup de lieus. Nous avons marqué l’Ancre, la Couronne ducale et l’Ecu de Bretagne5, mais on nous a dit que cela nous suffiroit pas seulement pour la moitié de sa suite, et qu’il en faudra bien marquer d’autres pour sa personne. Il veut avoir la Couronne royale, mais cela ne se peut, parce qu’il y revient un esprit qui tourmente le monde. J’estois d’advis de lui marquer la maison des Clefs6, croyant qu’elle luy seroit plus propre ; mais l’on m’a dit que l’on n’y loge que des Italiens par un privilége special. Nous avons fait marquer l’Homme d’argent pour M. le Prince à tout hasard ; car nous ne croyons pas qu’il vienne icy, parce qu’il n’est guères souvent en court7. Pour M. le Comte, on luy vouloit donner la Cage8 ; mais ses gens l’ont refusé à cause que le logement est trop melancolique. Ils ont mieux aimé la Banière de France. M. de la Vallette s’est fait marquer l’Epée royale9. Nous l’avons fait par complaisance, car nous n’estimons pas que ce logement luy demeure. Il y a longtemps que Monsieur son père a desiré l’y loger, mais il trouve toujours la place occupée ; possible que la faveur l’y pourra etablir. M. le chancelier est marqué au Cerf-volant10 ; Monsieur son gendre et M. le general des galères, au Chameau11. Il y a deux personnes de la faveur (sans les nommer, c’est le père Joseph et M. Des Noyers) qui veulent loger au Chapeau rouge12 ; plusieurs desirent ce logement, parce qu’il est beau ; mais, comme ces messieurs sont recommandez de bonne part, je croy qu’ils y demeureront. Il s’est formé un grand conflit pour le logis de la Harpe13 entre messieurs des finances et monsieur le grand-maître de l’artillerie14. Messieurs des finances soutiennent que ce logis leur est affecté de tout temps ; Monsieur le grand maître allègue deux ou trois raisons par les quelles il pretend qu’il le doit avoir ; outre que c’est une impertinence à ces messieurs de vouloir resister aux puissances superieures. Enfin, ils ont trouvé bon de s’accommoder et M. de Bulion15 a fait dire qu’il ne luy importe pourveu qu’il ait le couvert, et qu’il s’accomodera au Mortier. M. Bouthillier16 au Bras d’or, M. Du Houssay17 au Cheval bardé, M. Cornüel18 à la Galère, M. d’Emery à l’Ecu de Savoye19, et messieurs les secretaires à la Main d’argent. Mais ce qui nous a travaillé le plus, c’est une dame de haut parage20 (je ne sçay si elle est dame ou damoiselle, car tantôt on l’appelle madame, tantôt mademoiselle21). Elle vouloit avoir l’Ecu de Bourbon22 ; mais la vieille hostesse23 s’y est opposée24, alleguant qu’elle n’est de la qualité requise25 ; bien plus, on avoit juré qu’elle auroit l’Ecu d’Orléans ; mais la place est prise26, de sorte que, n’estimant pas les autres logis propres pour elle, je croy qu’elle sera contrainte de prendre l’Abbaye27. Nous avons bien eu du bruit pour cela ; je ne m’etonne pas si les hostelliers refusent de loger les femmes, car elles sont trop mal aisées à contenter, et donnent souvent de la peine à leurs hostes. L’on a marqué l’Ecu de Milan à M. de Créquy28, à la charge qu’il fera deloger les Espagnols qui l’occupent ; il aura de la peine à en venir à bout. J’oubliois un grand prelat des plus eminents que l’on doit faire loger au Moulin à vent. Il nous reste deux secrétaires d’Estat à loger ; nous avons fait marquer pour eux la Plume d’or.



1. Cette pièce, que je crois inédite et dont la date doit être l’année 1636, se trouve dans les manuscrits de Conrard, que possède l’Arsenal, partie in-4, t. V, p. 1235–1238. Elle est d’un genre de plaisanterie qui fut très à la mode au XVIIe siècle, et dont l’esprit consiste dans le rapprochement satirique du nom, du rang, du caractère d’une personne avec le nom ou la figure de l’enseigne que porte l’hôtellerie où l’on suppose que cette personne est logée. Au moyen âge, c’étoit un jeu d’esprit déjà connu, et dont notamment maître Pierre Tasserye s’amusa dans son monologne du Pèlerin passant qui prend gîte tantôt à l’Escu de France, tantôt à l’Escu d’Alençon ou d’Orléans, tantôt à l’Escu de Calabre, etc. ; c’est-à-dire qui se cherche des patrons chez le roi, chez les ducs d’Alençon et d’Orléans, ou chez les princes de Calabre. Nous avons analysé dans notre histoire des Hôtelleries et cabarets, t. I, p. 262–264, ce curieux monologue publié par Techener dans la collection de farces, moralités, sermons joyeulx, etc. — L’un des livres les plus curieux de la fin du règne d’Henri IV, le Paysan françois, fit sous la même forme son envoi à la reine Marie de Médicis. Lors, dit-il :

Lors qu’a Fontainebleau, distant de mon village
Six lieux, j’alloy, Madame, vous y pensant trouver,
Pour ce discours rustic, mais bon, vous presenter,
Tel, que j’avois ouy ailleurs qu’au labourage,
Je logeai au Dauphin à petit hostellage,
Ne pouvant à l’Escu, pour y peu despencer ;
Ni à la Fleur de lys, car il y fait trop cher :
Hostelleries des grands, non des gens de village ;
Je fus bien toutes fois. Puissé-je, dis-je alors,
Trouver à me loger au Dauphin tousjours, lors
Ou qu’à la Fleur de lys ou à l’Escu de France
Je ne pourray loger. Or encore, dit-on
Que l’on est bien traitté et qu’en somme il fait bon
À l’Escu Medicis ou celuy de Florence.

Sous Louis XIII, comme notre pièce le prouve, le même système de satire à l’enseigne fut adopté, et quand arriva le temps des mazarinades, il n’étoit pas encore usé. En 1649 parut un pamphlet de six pages très-impertinent, Les Logements de la cour à St-Germain-en-Laye, in-4 ; et en 1652, Le Fourrier d’Estat marquant le logis de chacun suivant sa fortune ; puis, comme contre-partie de celui-ci : Le Nouveau Fourrier de la cour. À la fin du règne de Louis XIV, on revint encore à ces facéties, qu’on fit débiter, en hors-d’œuvre, dans les farces de société. Palaprat, qui ne faisoit que les remettre au jour, se vanta de les avoir inventées : « Pour soulager la mémoire des acteurs, dit-il dans son Discours sur le Grondeur, j’imaginois pour leurs rôles tout ce qui pouvoit être lu avec grâce et en action, comme lettres, titres de livres, ENSEIGNES DE BOUTIQUE, étiquettes de boîtes, et fioles d’opérateurs et de charlatans, etc. ; et, par là, j’ose me vanter d’avoir donné l’idée de ce qu’on a depuis appelé dans le monde : Logements et Bibliothèques, qu’on a tant promenées et sur le théâtre et ailleurs. » Le Sage, dans Crispin rival, et Dancourt dans Les Agioteurs, ont glissé quelques-unes de ces plaisanteries sur les logements que Palaprat se vante si gratuitement d’avoir inventées.

2. On étoit alors en pleine guerre de Trente ans, et ce logement à l’Aigle impériale n’est pas mal trouvé pour le roi, au nom duquel Richelieu tâchoit d’abattre la maison d’Autriche.

3. Ceci prouve que cette pièce est antérieure à la naissance de Louis XIV, et même à toute espérance de voir Anne d’Autriche nous donner un Dauphin.

4. Pourquoi, pour Gaston, cette enseigne du Grand Cerf ? Peut-être à cause de sa couardise.

5. Ces enseignes : l’Ancre, la Couronne ducale, l’Ecu de Bretagne, conviennent bien pour Richelieu, qui étoit grand amiral, et qui, en même temps que le titre de duc et pair, avoit reçu le gouvernement de Bretagne.

6. C’est-à-dire les Clefs de Saint-Pierre, enseigne du Vatican, demeure du pape. Richelieu n’eut jamais l’ambition du trône pontifical ; il visa un instant, selon Vitterio Siri, à se faire déclarer patriarche de France ; ce fut tout.

7. Henri II de Bourbon, père du grand Condé, qui, en effet, depuis ses malheureuses campagnes de Dole et de Fontarabie, ne venoit plus beaucoup en guerre. Il se contentoit d’être riche, car il étoit avare, et par là pouvoit bien s’accommoder de loger à l’Homme d’argent.

8. Le titre de M. le Comte appartenoit aux comtes de Soissons, comme celui de M. le Prince aux aînés des Condé. Le comte de Soissons, en ce temps-là, n’étoit pas, comme on sait, des amis du cardinal ; et ses manœuvres de rebelle avoient déjà failli le faire arrêter, et loger en effet à l’enseigne de la Cage. Rentré un peu en grâce, il avoit obtenu le commandement de l’armée de Picardie, désigné ici par la Bannière de France. Un peu plus tard, il fit cause commune avec Gaston et lança un manifeste contre Richelieu, qui riposta par un arrêt qui le déclaroit criminel de lèze-majesté. L’armée du comte et celle du roi se rencontrèrent près de la Marfée, et le rebelle fut tué. Avec lui s’éteignit le titre de M. le comte, que Louis XIV essaya vainement de rétablir en faveur du comte de Toulouse. (Saint-Simon, Mémoires, édit. Hachette, in-12, t. IV, p. 356–357.)

9. Le duc de la Valette, fils du duc d’Épernon, qui commandoit alors en Biscaye. C’étoit avoir l’épée royale. Il ne la garda pas longtemps. On sait le terrible procès que lui fit Richelieu, et dont une condamnation à mort par contumace fut le résultat.

10. Pierre Séguier, qui venoit d’être nommé chancelier en remplacement de M. d’Aligre. On le loge au Cerf-volant, sans doute parce que c’étoit l’homme le plus disposé à suivre tous les vents de la faveur. V., sur lui, t. IX, p. 22–26.

11. Le général des galères étoit Pont-Courlay, neveu du cardinal-ministre. V. t. IX, p. 31. — Loger sous l’enseigne du Chameau, quadrupède voyageur des espaces sans eau, le général des galères, seroit un trait de satire assez amusant, mais c’est une autre malice moins fine qu’il faut chercher ici. Si Pont-Courlay loge au Chameau, c’est parce qu’il étoit bossu, « un fort vilain gobin », dit Tallemant. (Édit. in-12, t. III, p. 53.)

12. Richelieu faisoit des démarches près du saint siége pour obtenir que le P. Joseph fût fait cardinal, et teindre ainsi en rouge l’Éminence grise. Elles n’aboutirent qu’en 1638, et quand le chapeau arriva le P. Joseph étoit mort. V. t. IX, p. 24.

13. Harpe est ici dans un sens argotique, qui fait épigramme contre messieurs des finances, gens toujours prompts à harper, prendre. V. sur ce mot Fr. Michel, Recherch. sur l’argot, p. 221. — Molière a nommé Harpin le receveur des tailles dans La Comtesse d’Escarbagnas.

14. Le grand maître de l’artillerie étoit M. de La Mielleraye.

15. Il étoit surintendant des finances depuis 1632. V. t. IX, p. 32.

16. Cl. Bouthillier, qui fut aussi surintendant des finances. V. t. IX, p. 22.

17. Trésorier des parties casuelles, qui fut grand ami d’Émery et mêlé comme lui à toutes les affaires. V. Catalogue des partisans dans le Choix des mazarinades, t. I, p. 234.

18. Président à la chambre des comptes. V. t. IX, p. 33–34.

19. Émery étoit alors notre ambassadeur près la cour de Savoie.

20. C’est la nièce du cardinal, Marie de Vignerot, veuve du marquis de Combalet.

21. On disoit que son mariage avec Combalet n’avoit pas été consommé, et Dulot avoit fait à ce sujet, avec les noms Marie de Vignerot, cette curieuse anagramme : Veuve de ton mari. (Tallemant, édit. in-12, t. III, p. 13–14.)

22. Il avoit en effet été question, en 1631 et en 1632, alors que le comte de Soissons, — qui étoit, comme on sait, de la maison de Bourbon, — faisoit cause commune avec le cardinal, de marier madame de Combalet avec ce jeune prince.

23. Mademoiselle de Lucé, mariée le 7 décembre 1601 au comte de Soissons, et mère du prince dont on vouloit faire le mari de madame de Combalet.

24. Aubery, dans la Vie du cardinal (liv. IV, ch. 23), dit au contraire, mais à tort, que c’est madame de Soissons qui avoit proposé le mariage.

25. Tallemant est du même avis. « Il l’eût épousée, dit-il, parlant de madame de Combalet et du comte, si elle eût été veuve d’un homme plus qualifié. » (T. III, édit. in-12, p. 13.)

26. Gaston d’Orléans, qu’on avoit, à ce qu’il paroît, voulu marier aussi à madame de Combalet, avoit épousé secrètement, en 1632, Marguerite de Lorraine.

27. Elle n’eût fait qu’y retourner, car une partie de son veuvage s’étoit passée chez les carmélites ; elle n’y retourna pas. Son oncle, désespérant de lui donner un mari, voulut lui donner un beau titre. Il lui acheta, en 1638, le duché d’Aiguillon, dont elle porta le nom jusqu’à sa mort en 1675.

28. Le maréchal de Créqui étoit alors aux prises dans le Milanais avec le marquis de Leganez. Il n’obtint pas ce qu’on lui souhaite ici, il ne délogea pas les Espagnols et ne se logea pas dans Milan.