Noémie



— Georges, l’avez-vous vue, cette petite femme avec ses grands yeux bleus et sa toilette plus bleue encore ? Je crois qu’elle était la belle hier au bal.

— Je le crois bien, Louis, il n’était pas difficile d’être la belle hier. Peste ! Je ne me suis jamais rencontré au milieu d’un groupe de femmes aussi laides. J’en ai mal dormi ; encore deux soirées comme celle-là, et je suis dégoûté à tout jamais du monde fashionable. Mon cher, si c’est ainsi que vous croyez me guérir de mes ennuis, vous faites fausse route, il aurait mieux valu me laisser enseveli dans mon vieux manoir de Bretagne.

— Georges, vous n’avez pas de logique, s’enterrer à vingt-sept ans, renoncer à tous les plaisirs, et pourquoi ? Je voudrais bien le savoir, uniquement parce qu’il vous passe des chimères par la tête, devenir pessimiste quand on est jeune, riche, beau garçon, c’est révoltant, vraiment, mon ami, vous insultez la Providence en voulant vous trouvez malheureux avec tout cela.

Un sourire triste effleura les lèvres de Georges de Ferrares.

— Vous pensez, Louis, dit-il, cependant vous vous trompez j’ai de réels sujets de n’être pas heureux.

— J’en doute, un homme que toutes les femmes adorent. Vous ne me ferez jamais croire à vos malheurs.

— Vous pensez que toutes les femmes m’adorent, que diriez-vous si je vous avouais que je n’ai plus le droit d’en aimer aucune et je ne suis pas digne d’être aimé.

Louis de Rouville regarda son interlocuteur avec surprise.

Georges de Ferrares était beau, grand bien fait, il avait une physionomie intelligente, de grands yeux gris, un nez droit, une bouche expressive, ornée d’une superbe moustache noire, des dents irréprochables, le teint basané lui donnant le type espagnol ; des manières séduisantes, une distinction parfaite, des goûts recherchés, une grande délicatesse de sentiments, des idées élevées, tel était le jeune homme qui, en ce moment, disait ne plus avoir le droit d’être aimé.

— Georges, je ne vous comprends plus. Vous, ne pas avoir le droit d’être aimé ! Que dirait Noémie de Soulanges si elle vous entendait ?

À ce nom Georges pâlit.

— Noémie ne m’aime pas, dit-il.

Louis lui prit la main.

— Vous vous trompez, Georges. Noémie vous aime, j’en ai la certitude.

Une vive anxiété se peignit sur les traits du marquis de Ferrares.

— Pauvre enfant, murmura-t-il, il faudra que cet amour meurt dans son cœur. Louis, écoutez, je vais vous confier mon malheur, je suis marié.

— Marié ! depuis quand ?

— Depuis sept ans.

Et le jeune homme en prononçant ces mots laissa tomber sa tête dans ses mains avec découragement. Son ami le regardait sans pouvoir croire à ce qu’il venait d’entendre.

— Oui, marié, reprit le marquis, à une femme que je n’ai vue qu’une fois, à une femme que je ne connais pas. Écoutez. Un soir, il y a sept ans, mon père se mourait, il me fit venir à son chevet : « Mon fils, me dit-il, je vais mourir, je suis ruiné. Voulez-vous sauver l’honneur de notre maison ? Un seul moyen nous reste encore, voulez-vous adoucir mes derniers moments en consentant à épouser la fille du banquier Bellecourt à qui je dois d’immenses sommes ! Par ce mariage il me tiendra quitte de mes dettes et mon nom ne sera pas déshonoré. Le banquier veut avoir dans sa maison des titres de noblesse. Sa jeune fille n’est encore qu’une enfant, âgée de quatorze ans, de suite après son mariage on la renverra au couvent pour terminer son éducation, ainsi pendant plusieurs années vous serez entièrement libre de votre temps, de vos actions. » — J’hésitai, j’avais vingt ans, je ne connaissais pas la personne que l’on me destinait, tout en moi se révoltait à la pensée de contracter un mariage dans de telles conditions. J’exprimai à mon père la répugnance que j’éprouvais à me lier irrévocablement à une personne dont j’ignorais les sentiments et le caractère, élevée dans un autre milieu que le nôtre, ayant sans doute, des idées, des goûts tout à fait opposés aux miens ; mais mon père réfuta un à un mes arguments et mit une telle insistance à me supplier de lui accorder cette suprême consolation, je n’eus pas le courage de résister plus longtemps, voyant, avec douleur, à l’altération de ses traits, que la mort allait bientôt venir que de ma réponse dépendait la tranquillité de ses dernières heures, j’acquiesçai à ses désirs et consentis à m’encanailler, comme on dit.

Lorsque les formalités d’usage furent remplies, on amena la fille du banquier et nous fûmes mariés sans plus de préambules. J’avais à peine eu le temps de jeter un regard sur ma femme, de constater qu’elle n’était pas jolie, qu’on la reconduisait de suite au couvent, comme il avait été convenu, sans que je lui eusse même adressé une parole. Quelques heures plus tard mon père expirait en me bénissant.

Tout ceci se passa avec une telle promptitude, la douleur que j’éprouvai de la mort de mon père fut si grande que j’oubliai complètement les événements. Ma femme n’était entrée dans ma vie qu’à l’égal d’un mythe, je résolus de continuer à la considérer comme tel, ne me sentant aucune inclination pour elle, dans un moment d’irréflexion impardonnable, je lui écrivis ces quelques mots :


Madame,

Nous avons été mariés par la volonté de nos parents. Vous ne m’aimez pas ni moi non plus. Je ne veux en aucune manière vous importuner de ma présence. Je pars pour faire le tour du monde et vous laisse libre.

Durant mes voyages au long cours, je reçus la nouvelle de la mort de mon parrain, il me léguait tous ses biens et son titre de marquis de Ferrares. Cette bonne nouvelle me rendait désormais indépendant. Je m’empressai de remettre au père de ma femme les sommes qu’il avait déboursées pour le mien, ne les ayant toujours considérées que comme prêt.

Alors la vie s’offrit à mes yeux sous le jour le plus riant. Je dépensai avec prodigalité, me livrant comme un jeune fou à tous les plaisirs du siècle. Jamais la pensée de la jeune femme que j’avais laissée derrière moi ne vint troubler mon esprit, jusqu’au jour où je rencontrai Noémie de Soulanges. Une réaction subite s’opéra chez moi. Que se passait-il ? Hélas ! Je m’en aperçus trop tard. J’aimais, j’aimais éperdument pour la première fois et il me fallait arracher cet amour de mon cœur. J’étais lié, pour toujours.

J’eus des moments de sourde colère. Qui me retenait ? Ce mariage était-il valide ? N’avais-je pas le droit de le briser ? Alors, pour la première fois, je songeai au malheur que j’avais pu causer à la femme qui portait mon nom. Je l’avais laissée seule exposée aux dangers du monde, son père était mort quelque temps après notre union. Pauvre enfant qu’était-elle devenue ? elle aussi pouvait aimer ailleurs, comme moi elle n’était plus libre. Ma conscience me reprocha amèrement ma conduite passée, je serais retourné vers la jeune femme que j’avais si cruellement abandonnée si mon amour ne m’eut retenu près de Noémie.

Alors ma position devint des plus pénible, chaque fois que je voyais Mlle de Soulange je sentais qu’elle me devenait plus chère, ma souffrance augmentait en constatant que de jour en jour la gaieté de la jeune fille s’évanouissait pour faire place à une tristesse amère.

Je l’aimais, Louis, mais jamais un mot de ma part n’est venu lui apprendre ce que j’éprouvais pour elle. Ce furent ces tristes circonstances qui m’obligèrent à m’éloigner de nouveau. Je courus m’ensevelir dans mon vieux manoir de Bretagne, pour y cacher mon malheur et essayer d’oublier, lorsque vous vîntes m’y chercher. Dites maintenant n’avais-je pas raison de vous déclarer que je ne suis pas digne d’être aimé.

M. de Rouville tendit la main à son ami.

— Georges, lui dit-il, vous avez certainement de grands torts, mais vous avez beaucoup souffert. À tout péché miséricorde. Écoutez-moi, pourquoi ne retourneriez-vous pas vers celle qui porte votre nom ? Cette enfant que vous avez laissée sans grâces est peut-être aujourd’hui une femme charmante, qui malgré votre conduite indifférente vous attend encore.

Le marquis secoua la tête.

— Elle doit me détester, fit-il, n’ai-je pas empoisonné les premières années de sa jeunesse ? Oserai-je jamais me présenter devant elle après lui avoir écrit comme je l’ai fait ?

— Qui sait, Georges, le cœur de la femme est immense et n’êtes-vous pas doué des qualités qu’elles recherchent. Vous possédez un physique attrayant, des manières parfaites, n’est-ce pas assez pour tenter la fortune ? Tenez, si j’étais à votre place je m’assiérais là, j’écrirais à ma femme que je désapprouve ma conduite passée, que si elle veut bien le permettre je lui rendrai visite.

Georges hésita.

— Et Noëmie, dit-il.

— Noëmie vous oubliera, vous aussi.

Un profond soupir souleva la poitrine du marquis.

— Ma foi, dit-il, vous avez peut-être raison. Ne vaut-il pas mieux en finir de suite et connaître mon malheur tout entier. Je suis las de la vie que je mène, je sens bien qu’au fond de mon cœur doit vivre un éternel regret ; mais je n’ai pas le droit de faire partager mes chagrins à Noëmie. Qu’elle apprenne donc de suite que je ne m’appartiens pas, ainsi que vous le dites, elle m’oubliera.

Ce dernier mot s’éteignit comme un soupir, puis avec une agitation fébrile le marquis saisit une plume et se mit à écrire rapidement. Louis se promenait à grands pas dans la chambre, regardant de temps en temps le marquis avec compassion.

— Pauvre ami, disait-il, il est vraiment à plaindre, à vingt-sept ans voir son avenir brisé. Mais ne vaut-il pas mieux qu’il retourne dès à présent vers sa femme, que le diable aurait dû emporter bien avant aujourd’hui.

Sur cette réflexion charitable, il vint se rasseoir près de Georges pour l’encourager de nouveau.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au dehors, la bise gémissait ; au dedans une femme pleurait. Et cependant dans ce petit boudoir tout invitait à sourire ; tout, jusqu’aux petits rideaux roses, jusqu’aux mille bibelots qui ornaient la chambre, semblait, au lieu de larmes, solliciter le sourire.

Les beaux cheveux blonds de la jeune femme tombaient dans un négligé charmant sur ses épaules, ses petites mains, blanches et potelées, comme celles d’un enfant, demeuraient croisées au-dessus de sa tête. De temps en temps un profond soupir soulevait son sein, venant rompre le silence qui régnait dans cette pièce, où tous les objets de luxe, de confort étaient réunis : cependant dans ce lieu charmant régnait le désespoir.

Soudain un pas léger se fit entendre, la porte s’ouvrit doucement, une jeune fille de dix-huit ans environ se glissa dans la chambre, alla droit au canapé et se penchant vers l’inconnue l’appela tendrement.

— Noëmie, pardonne-moi de t’éveiller, dit-elle, mais je tenais tant à te voir aujourd’hui.

Noëmie releva la tête, alors ses beaux yeux bleus saphir apparurent à son amie tout baignés de larmes.

— Quoi, des pleurs ! s’écria Léa de Nancray en l’attirant à elle, qui peut donc causer ton chagrin, toi que tout le monde adore, toi, à qui il me semble, rien ne manque ici bas. Que dirait Georges de Ferrares s’il te voyait ainsi gâter ton joli visage avec ces vilaines larmes ? Laisse-moi te consoler, je suis certaine que tu n’as aucun sujet de te chagriner ainsi.

— Oh ! répondit Noémie en cachant sa tête dans le sein de son amie, Léa, je voudrais mourir.

— Mourir, quand on a vingt ans, quand on est belle, quand on est aimée ! Ah ! Noémie, tu n’es pas raisonnable.

— Écoute plutôt, Léa, car je ne puis plus longtemps te cacher mon malheur. Ce que je vais te dire tu ne pourras le croire, et cependant, hélas ! il n’est que trop vrai, Léa, je suis mariée.

— Mariée ! cela est impossible.

— Oui, je suis mariée et ce qui est bien pis, j’aime un autre homme que celui à qui je suis liée. Demain, je recevrai ce mari indifférent qui depuis sept ans ne m’avait donné signe de vie et aujourd’hui sollicite une entrevue. Mais je le recevrai uniquement pour lui exprimer toute la haine qu’il m’inspire, pour lui reprocher d’avoir brisé ma vie, pour lui avouer enfin que j’aime ailleurs, que sa présence m’est odieuse, que lui-même a fait naître mon aversion et qu’il ne doit pas s’attendre à ce que jamais je vive sous le même toit que lui. Hélas ! lorsque pour obéir à mon père, j’acceptai son nom, combien j’étais ignorante des malheurs qui m’attendaient. Disposée à aimer celui qu’on me donnait pour époux, ne l’ayant vu cependant qu’un instant, avec ma naïveté d’enfant de quatorze ans, il me semblait que je serais heureuse près de lui et j’aurais voulu dès lors ne pas le quitter. Mais on me fit comprendre que telles n’étaient pas les conditions, je devais retourner au couvent pour terminer mon éducation, mon mari ne pouvait s’embarrasser d’une petite fille telle que moi, plus tard seulement je pourrais le revoir. Avec mon imagination romanesque je me fis un idéal de ce mari, qui ne m’avait épousé que pour ma fortune, je mis à souhaiter l’instant devant nous réunir. Combien j’étudiai avec ardeur afin de devenir savante pour lui plaire. J’avais du goût naturel pour les arts, en peu de temps je remportai en peinture, en musique les premiers prix du couvent. Je m’appliquai sur toutes les branches afin qu’à son retour il put être fier de moi. Naïve enfant ! j’étais tellement occupée de lui que j’avais fini par croire que moi aussi je devais avoir une part dans son esprit ; lorsqu’un jour tout l’édifice de bonheur élevé dans mes rêves s’écroula devant une lettre de cet homme sans cœur qui m’avouait ne pas m’aimer et désirait que nous demeurassions étrangers l’un pour l’autre. Oh ! Léa, tu ne peux savoir quelle fut ma douleur. Ce nom que je m’étais habituée à aimer, je me mis à le détester et résolus de ne jamais le porter.

Mon père était mort, je ne craignais pas de l’offenser en renonçant à ce titre de baronne pour lequel son orgueil m’avait sacrifiée. En proie au désespoir, seule au monde à dix-huit ans, je vins chercher consolation auprès de ma cousine, Madame de Treslin, l’unique parente qui me restât. Elle se moqua de moi, de mon chagrin, me disant que j’étais une petite folle, que mon mari avait beaucoup de charité de me délivrer de sa présence, tous les hommes étant des embarras l’on devait bénir le ciel lorsqu’ils s’éloignaient. Puis, en m’embrassant, elle ajouta :

— « Ma chère petite, le baron est un niais de ne savoir apprécier une charmante enfant telle que vous, il faut donc se réjouir de son absence. Vous êtes beaucoup trop jeune et trop jolie pour gâter votre visage avec ces vilaines larmes. Venez demeurer avec moi et jouissez de la vie, à la jeunesse il faut le plaisir. Je n’ai pas d’enfant, c’est moi qui me charge de votre entrée dans le monde. Le titre de baronne vous déplaît changez-le pour celui de votre terre de Soulanges. Vous êtes libre, votre mari vous le dit, donc vous êtes encore jeune fille. Amusez-nous et moquez-vous des hommes, c’est la plus grande consolation qu’une femme puisse trouver lorsqu’elle a été outragée.

Je finis par penser que ma cousine avait raison, dès lors, je résolus de ne plus me chagriner au sujet de celui qui m’abandonnait si lâchement. Le monde, je ne le connaissais pas, mais je m’y lançai avec toute la frénésie d’une femme, qui veut oublier. Je voulais ne pas avoir le temps de penser, de souffrir. J’y étais parvenue jusqu’à un certain point, cette vie d’insouciance et de plaisir avait engourdi mes souvenirs, lorsqu’un jour je rencontrai Georges de Ferrares. Alors une terrible réaction s’opéra en moi. Je sentis que jusqu’à ce moment il m’avait manqué une part de moi-même, je sondai le vide dans lequel j’avais vécu m’apercevant avec désespoir que j’aimais. Ce cœur que j’avais cru mort à tout sentiment d’amour se réveillait aux accents d’une voix adorée. Combien de moments doux, j’ai passés près de lui, payés l’instant d’après de larmes bien cruelles. Pourquoi nos deux âmes créées l’une pour l’autre, se rencontraient-elles, hélas, trop tard ? Tout nous unissait, sympathie irrésistible, harmonie de sentiments, communion de pensées. Je retrouvais en lui mes goûts, mes idées. Que de fois me trouvant accablée de tristesse, il chercha par une lecture intéressante à ramener chez moi la gaité : Eh bien ! les passages qu’il choisissait étaient ceux-là même que j’avais dévorés tout le jour en leur demandant l’oubli de mes ennuis.

Ah ! Léa, Léa, pourquoi l’ai-je rencontré pour mon malheur et le sien. Vingt fois dans ses regards, remplis d’amour et d’angoisse, j’ai surpris un aveu qui montait de son cœur et mourait sur ses lèvres, car on dirait qu’il comprend qu’un invincible obstacle nous sépare. Oh ! je voudrais mourir.

Les pleurs de la jeune femme recommencèrent à couler. Léa embrassa son amie.

— Pauvre Noémie, fit-elle, que puis-je te dire pour consoler ta douleur ? je voudrais tant te voir heureuse de nouveau. Moi qui venais te demander si tu assisterais au bal ce soir, combien peu je m’attendais à te trouver en larmes.

— Cela t’étonne, cependant bien souvent j’ai versé des pleurs amers avant d’entrer dans une réunion, et là, je paraissais gaie, heureuse ; ainsi ce soir j’irai à ce bal, tout le monde croira à mon bonheur lorsque j’ai le désespoir dans l’âme.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le soir était venu. Debout devant sa glace, seule dans sa chambre, Noémie complétait sa toilette en y ajoutant une rose blanche. Elle était parfaite dans cette riche robe de velours noir, contrastant si bien avec la blancheur marmoréenne de son cou, de ses épaules, de ses bras, n’ayant pour tout ornement qu’une fleur naturelle reposant avec coquetterie sur son sein. Il y avait tant de grâce, de charme, de poésie dans cette petite personne qu’il était difficile de la voir sans se sentir attirer vers elle.

La jeune femme jeta un long et triste regard dans son miroir ; toute trace de larmes avait disparu de ses beaux yeux, l’on ne lisait plus sur cette figure enfantine qu’un peu de mélancolie ajoutant un nouvel attrait à sa beauté.

— Allons, dit-elle, encore un soir à jouer la comédie et demain tout pour moi sera fini.

Elle poussa un profond soupir, puis d’un mouvement nerveux saisit sa sortie de bal, la jeta sur ses épaules, d’une légère gaze rose couvrit ses blonds cheveux et se dirigea au dehors sa voiture l’attendait pour la conduire chez le duc de Saint-Maur.

Le bal était dans toute son animation quand Mlle de Soulanges y fit son entrée ; en l’apercevant plusieurs jeunes gens se détachèrent des groupes qu’ils formaient et l’entourèrent. Elle était gaie, souriante, ayant pour chacun un mot aimable, plus d’une femme la voyant ainsi recherchée, admirée, murmura tout bas :

— Comme elle est heureuse.

Et elle, que lui faisaient ces admirateurs indifférents ? n’y avait-il pas au fond de son cœur un amour qui lui donnait la mort sa gaieté même lui faisait mal, plus que jamais le monde lui semblait un rieur moqueur des angoisses de l’âme. Soudain elle pâlit, on venait d’annoncer le marquis de Ferrares, un homme d’une distinction parfaite, aux regards rêveurs, à la démarche noble et fière s’avança dans le salon. En entrant il chercha du regard une personne connue et tressaillit en apercevant Noémie ; de suite il vint prendre place près d’elle.

— Je ne croyais pas vous rencontrer ce soir, dit-il.

Mademoiselle de Soulanges leva sur lui ses grands yeux sans répondre. Il lui sembla que Georges était plus triste qu’à l’ordinaire en prononçant ces paroles. Une résolution soudaine se peignit sur les traits de la jeune femme, une pensée désespérante venait de s’emparer de son esprit.

— Il souffre, se dit-elle, eh bien ! je vais tout lui avouer, lui dire combien je l’aime, qu’importe si nous devons être séparés, il ne faut pas qu’il croit que j’ai joué avec ses sentiments. Qu’il sache donc combien j’ai souffert pour lui.

Poussé par ce désir, elle répondit :

— Je ne serais pas ici, si je n’avais espéré vous y voir. Je savais que votre présence me ferait du bien. J’ai été si triste tout le jour ; il y a des instants dans la vie où l’existence est bien pénible.

Georges la regarda, c’était la première fois qu’elle lui parlait ainsi, il soupira et prenant subitement la main de la jeune fille il murmura :

— Noémie, vous souffrez, moi aussi, oh ! venez loin de ce tumulte, j’ai tant de choses à vous dire : cette gaité folle qui nous entoure me fait mal.

— Prenant le bras de Mlle de Soulanges il l’entraîna rapidement hors de la salle du bal, ils traversèrent plusieurs pièces et se trouvèrent enfin sur la vérandah.

La nuit était belle, mille étoiles brillaient dans l’immense nappe des cieux demeurée encore azurée ; la terre ne semblait sommeiller qu’à demi, inondée des rayons assoupis de la lune. À cette heure du soir, un charme mystérieux régnait dans cet endroit et tous deux se sentaient émus, ravis de se retrouver enfin seuls sous le regard de Dieu. Pour quelques instants ils oublièrent le monde entier, les angoisses de leur âme, la cruelle entrevue du lendemain, les anxiétés du triste jour qui venait de finir ; tout ; ils avaient tout oublié, si ce n’est qu’ils s’aimaient : les mains entrelacées ils demeuraient ainsi plongés dans une muette ivresse, n’osant prononcer une parole de crainte de voir s’envoler leur bonheur. Cependant cet instant de jouissance il fallait le rompre par un aveu cruel de si cruelle vérité.

— Noémie, dit enfin le marquis, j’ai à implorer votre pardon, vous allez me trouver bien lâche bien misérable ; l’aveu que je vais vous faire, je l’ai retardé jusqu’à aujourd’hui, ne me sentant ni la force, ni le courage de vous avouer un secret qui doit m’éloigner de vous à jamais. Vous le savez, Noémie, je vous aime.

— Georges, n’achevez pas, j’ai tous les torts, c’est moi qui dois solliciter votre indulgence. Malheureuse que je suis ! comment me jugerez-vous lorsque vous saurez tout ? Oh ! Georges, il faudra cependant me plaindre, me pardonner, car désormais ma vie sera si triste, si désolée. Depuis trois mois, sous le charme de votre présence, insensée ! j’avais oublié le terrible passé, et ce cœur, auquel j’avais ordonné de ne plus sentir, de ne plus souffrir, de ne plus aimer, s’est réveillé. Je vous aimais avant de le savoir, chez vous je retrouvais les qualités qu’un jour j’avais osé rêver chez celui à qui j’avais voulu confier mes destinées. Hélas ! pourquoi fallait-il vous rencontrez trop tard.

Brisée par l’émotion, la jeune femme fondit en larmes.

Le marquis très ému la regardait. Elle aussi avait donc une page cruelle dans son existence dont jusqu’alors elle lui avait fait mystère ? Qu’allait-elle lui révéler ? Anxiété cruelle ! que n’aurait-il donné à cette heure pour pouvoir lui dire :

— Aimez-moi, aimez-moi. Je veux vous consacrer ma vie ; je veux par ma tendresse, je veux par mon amour vous faire oublier ce passé qui vous oppresse.

Qu’aurait-il donné à cet instant pour pouvoir la presser sur son cœur et lui demander d’être sa femme, sa femme chérie, la compagne de ses joies, la consolation de ses chagrins, la mère de ses enfants. Mais un obstacle les séparait, les larmes qu’il voyait couler, il n’avait pas le droit de les sécher. Combien était grande l’amertume de son âme. Voir souffrir celle qui est pour vous plus que tout au monde, et être impuissant à la soulager ; sentir que tout vous unit ici bas, lorsque la fatalité vous ordonne de vous quitter, aimer qui vous aime, trouver l’idéal de vos rêves pour n’éprouver que les angoisses de la séparation ; enfin voir le ciel entr’ouvert devant vous pour être précipité dans un lieu de douleur éternelle. Voilà tous les tourments qu’éprouvait Georges en contemplant près de lui la femme de son choix. En regardant ce visage charmant, ces traits délicats empreints de tant de souffrances, il éprouvait des regrets si cuisants qu’il n’avait plus le pouvoir de prononcer une parole pour lui faire connaître la vérité, portant la main de Mlle de Soulanges à ses lèvres, il lui murmura de cette voix douce et pénétrante qui lui avait acquis l’amour de tant de femmes.

— Noémie, votre douleur m’enlève tout énergie. Chère enfant, donnez-moi l’exemple du courage. Racontez-moi vos chagrins puisque j’ai la consolation d’être près de vous. Mais lorsque vous connaîtrez mon passé, lorsque vous m’aurez ordonné de vous quitter, rappelez-vous que mon cœur vous appartenait tout entier ; que jamais aucune femme ne pourra vous y remplacer, que pour vous savoir à moi j’aurais affronté tous les dangers, souffert toutes les misères et me serais senti heureux de pouvoir à ce prix conserver votre amour. Si un jour vous m’avez pardonné et vous souvenez du malheureux qui vous aimait tant, rappelez-vous que jamais il n’a pu vous oublier.

— Georges, fit la jeune femme en étouffant ses sanglots, ah ! je ne suis pas digne d’un tel amour. Tandis que ma conscience m’ordonnait de vous fuir, de vous éviter les tourments de mon âme, je ne vous ai rien dit. Georges, me pardonnerez-vous jamais de vous avoir trompé ? depuis sept ans je suis mariée au baron de Maldigny, le nom que je porte n’est pas le mien.

Un cri échappa des lèvres du marquis. Était-il possible, n’était-ce point un songe, devait-il s’éveiller pour éprouver toutes les tortures de la réalité ? Noémie, la femme du baron de Maldigny ! mais le baron de Maldigny c’était lui ! Noémie était sa femme ; fou de joie il saisit la jeune fille dans ses bras et la pressant avec délire sur son cœur il s’écria :

— Ah ! répétez-moi ce que vous venez de dire. Est-il bien vrai, ai-je toute ma raison, ne suis-je pas le jouet d’un rêve.

— Laissez-moi, laissez-moi, dit-elle cherchant à se dégager de son étreinte. Vous ne m’avez donc pas comprise. Je suis la femme du baron de Maldigny.

— Noémie, je suis cet époux perfide qui vous abandonnait lâchement il y a sept ans. Le nom que je porte n’a pas toujours été mien. Hélas ! insensé, je n’avais pas compris alors quel trésor l’on m’avait confié, et je m’éloignai sans songer qu’un jour pour être aimé de vous je sacrifierais volontiers tout au monde.

Et s’agenouillant devant elle.

— Noémie, murmura-t-il, pourrez-vous jamais me pardonner.

Tout ceci était si inattendu que la jeune femme sentit ses forces l’abandonner sous le poids du bonheur, car le délire de la joie est aussi grand que celui du désespoir, elle se serait affaisée sur le sol si le marquis ne l’eut soutenue.

— Ah ! Georges, murmura-t-elle en laissant tomber sa tête sur le sein de son époux, pourquoi m’aviez-vous abandonnée ? Je serais morte de chagrin s’il m’avait fallu me séparer de vous, si vous n’aviez pas été le baron de Maldigny.

— Chère enfant, répondit-il, je n’ai rien pour justifier ma faute, mais les angoisses que j’ai éprouvées depuis que je vous connais m’ont fait expier mes torts envers vous. Maintenant vous connaissez mes erreurs, pourrez-vous encore m’aimer ?

Pour toute réponse le jeune homme sentit deux bras caressants entourer son cou, les lèvres de la jeune femme cherchèrent les siennes. Dans un long baiser d’amour tous deux oublièrent le passé.

Le lendemain on lisait dans les journaux de Paris : « Le marquis et la marquise de Ferrares viennent de quitter la capitale pour un voyage à Naples. »

Grand émoi dans le cercle du faubourg St-Germain.

— Quelle est cette marquise de Ferrares, se demandaient toutes les femmes avec jalousie. Le marquis s’est donc marié à la sourdine ? Cela paraît mal, très mal, un coup de tête sans doute ?

Et les mères, qui avaient mis en Georges toutes leurs espérances, répétaient d’un ton larmoyant :

— Quel dommage ! Un jeune homme qui aurait pu faire un si bon mariage. Il le regrettera.

— De qui parlez-vous ? demanda à ce moment Mme de Treslin faisant son entrée dans le salon où se tenaient ces commérages.

— Du marquis de Ferrares. Ne savez-vous pas la nouvelle ?

— Oui, sans doute, puisque c’est de chez moi qu’est partie la mariée.

— Mais qui est-elle donc ? s’écrièrent vingt voix à la fois.

— Noémie de Soulanges, répondit Mme de Treslin.

À ce nom Louis de Rouville s’était levé.

— Madame, dit-il, vous ai-je bien comprise ?

— Oui, sans doute, répondit-elle, je sais ce qui vous inquiète ; mais rassurez-vous, monsieur l’honneur de votre ami est sauf, l’on ne pourra le poursuivre pour bigamie, car son mariage que l’on annonce aujourd’hui était accompli depuis sept ans. Noémie est la fille du banquier Belcourt. Vous voyez qu’en la retrouvant le marquis a aussi retrouvé le bonheur.


Square Victoria à Montréal


Église Notre-Dame à Montréal.