Libre comme Liberté/Épilogue

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Épilogue — Écrasante solitude
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Écrire la biographie d'une personne vivante c'est un peu comme réaliser une pièce de théâtre. Le drame qui se déroule sur scène est souvent pâle au regard de celui qui a lieu dans les coulisses.

Dans l’Autobiographie de Malcom X, Alex Haley donne aux lecteurs un rare épisode de ce genre. Se débarrassant un instant du rôle de narrateur objectif, Haley écrit l'épilogue du livre à la première personne. Cet épilogue explique comment un journaliste indépendant, initialement considéré comme un « outil » et un « espion » par le porte-parole de la Nation de l'Islam, a réussi à composer avec les barrières personnelles et politiques afin de coucher la vie de Malcom X sur le papier.

Alors que j'hésite à comparer ce livre avec l’Autobiographie de Malcom X, je dois ma gratitude envers Haley pour cet épilogue franc. Durant ces 12 derniers mois, il a servi comme un manuel d'instructions pour gérer un sujet biographique qui a construit toute sa carrière sur le fait d'être désagréable. Depuis le début, j'avais imaginé conclure cette biographie par un épilogue similaire, autant en guise d'hommage à Haley que pour permettre aux lecteurs de comprendre comment ce livre a pu voir le jour.

La petite histoire a commencé dans un appartement d'Oakland, puis elle se poursuivit à travers les diverses localités mentionnées dans ce livre : Silicon Valley, Maui, Boston, et Cambridge. En fin de compte, c'est l'histoire de deux villes : New York, la capitale mondiale de l'édition littéraire, et Sebastopol en Californie, la capitale de l'édition littéraire du Comté de Sonoma.

Tout débute en avril 2000. A cette époque, j'écrivais des articles pour le malchanceux site Internet BeOpen.com. Une de mes premières missions fut un entretien téléphonique avec Richard M. Stallman. L'entretien fut un tel succès que Slashdot[1] le référença en première page dans sa liste journalière d'articles. Quelques heures après, les serveurs chauffaient chez BeOpen alors que les lecteurs cliquaient pour visiter le site.

En principe, l'histoire aurait dû se terminer là. Trois mois après ce premier entretien, alors que j'assistai à la conférence O'Reilly sur l'open source à Monterey en Californie, je reçus le courrier électronique suivant de la part de Tracy Pattison, manager des droits étrangers pour une grande maison d'édition new-yorkaise :

Pour: sam@BeOpen.com
Sujet: Entretien RMS
Date: Lundi 10 Juillet 2000 15:56:37 -0400
Cher M. Williams,
J'ai lu votre entretien avec Richard Stallman sur BeOpen avec un grand intérêt. Je m'intéresse à RMS et son travail depuis pas mal de temps maintenant, et j'ai été ravie de lire votre contribution dans laquelle je pense vraiment que vous avez fait du bon travail pour capturer un peu de l'esprit de ce que Stallman essaye de faire avec GNU-Linux et la Fondation pour le Logiciel Libre.
Ce que j'adorerais, cependant, c'est d'en lire davantage, et je ne pense pas être la seule dans ce cas. Pensez-vous qu'il y ait des informations et/ou des sources supplémentaires pour compléter et actualiser votre entretien et l'adapter comme une biographie ? Peut-être inclure des informations plus anecdotiques sur sa personnalité et son histoire qui pourraient vraiment intéresser et éclairer les lecteurs en dehors du cercle des programmeurs hardcore?

Tracy terminait le message en me demandant de lui téléphoner pour parler plus longuement de cette idée. C'est ce que je fis. Tracy me dit que son entreprise lançait une nouvelle série de livres électroniques, et qu'elle cherchait des récits qui puissent attirer des lecteurs adeptes de nouveautés. Le format du livre électronique était de 30.000 mots, soit environ 100 pages, et elle avait suggéré à ses supérieurs l'idée de profiler un acteur majeur de la communauté hacker. Ses chefs apprécièrent la proposition, et dans ses recherches de personnes intéressantes à profiler, elle avait trouvé l'entretien de Stallman sur BeOpen. D'où son courrier électronique.

C'est là que Tracy me demanda : serais-je d'accord pour étendre l'entretien en un profil complet ?

Ma réponse fut immédiate : oui. Avant d'accepter, Tracy suggéra que je mette au point une proposition de récit qu'elle pourrait présenter à ses supérieurs. Deux jours après, je lui envoyai une proposition mise en forme. Une semaine plus tard, Tracy me contacta à nouveau par courrier électronique : ses chefs avaient donné le feu vert.

Je dois admettre que penser obtenir de Stallman sa participation à un projet de livre électronique était un peu prématuré de ma part. En tant que journaliste couvrant le mouvement open source, je savais que Stallman n'était pas commode. J'avais déjà reçu à ce moment-là une demi-douzaine de courriers électroniques dénonçant mon emploi du terme « Linux » au lieu de « GNU/Linux ».

Ceci dit, je savais aussi que Stallman recherchait des moyens pour diffuser son message vers le grand public. Il se pouvait qu'en lui présentant le projet de cette manière, il fût plus réceptif. Sinon, je pouvais toujours m'en remettre à la grande quantité de documents, d'entretiens, et de conversations enregistrées en ligne que Stallman avait laissé traîner sur l'Internet et faire une biographie non-autorisée.

Durant mes recherches, j'ai trouvé un essai intitulé Liberté, ou Copyright ?, écrit par Stallman et publié en Juin 2000, dans la MIT Technology Review. L'essai critiquait les livres électroniques pour leur quantité de péchés en matière de logiciels. Non seulement les lecteurs devaient utiliser des logiciels propriétaires pour pouvoir les lire, se lamentait Stallman, mais les méthodes employées pour empêcher les copies non-autorisées étaient exagérément rudes. Au lieu de télécharger un fichier transférable au format HTML ou PDF, les lecteurs téléchargaient un fichier encrypté. Fondamentalement, acheter un livre électronique signifiait acheter une clef non-transférable permettant de traduire le contenu encrypté. Toute tentative d'ouvrir un livre électronique sans la clef autorisée signifiait enfreindre le Digital Millennium Copyright Act, la loi de 1998 destinée à soutenir l'application du copyright sur l'Internet. Des pénalités similaires étaient promises à ceux des lecteurs qui convertiraient le contenu du livre dans un format de fichiers ouvert, même si leur seule intention était de pouvoir lire le livre sur un autre ordinateur chez eux. Contrairement à un livre normal, les lecteurs ne détenaient plus le droit de prêter, copier, ou revendre un livre électronique. Ils n'avaient que le droit de le lire sur une machine autorisée, nous avertissait Stallman :

Nous avons toujours les mêmes anciennes libertés en utilisant des livres papier. Mais si les livres électroniques venaient à remplacer les versions papier, cette exception ne ferait pas long feu. Avec « l'encre électronique », qui rend possible de télécharger un nouveau texte sur une feuille de papier apparemment imprimée, même les journaux pourraient devenir éphémères. Imaginez : plus de marchands de livres d'occasion, plus de prêt de livres à des amis ; plus d'emprunt à la bibliothèque locale, plus de « fuites » qui pourraient donner à quelqu'un la possibilité de lire sans payer (et, au jugé des publicités pour Microsoft Reader, plus d'achat anonyme de livre non plus). C'est ça le monde que les éditeurs envisagent pour nous[2].

Il va sans dire que cet essai souleva certaines interrogations. Ni Tracy ni moi n'avions parlé du logiciel que son entreprise allait utiliser, ou même du type de copyright auquel l'utilisation du livre électronique serait soumise. J'évoquai l'article de la MIT Technology Review, et demandai à Tracy si elle pouvait me fournir des informations sur la politique de son entreprise concernant les livres électroniques. Tracy me promit de me contacter à nouveau.

Impatient de commencer, je décidai d'appeler Stallman malgré tout, et lui présenter l'idée du livre. Quand je le fis, il exprima immédiatement de l'intérêt et du souci. « Est-ce que tu as lu mon article sur les livres électroniques ? », me demanda-t-il.

Quand je lui dis : « oui, j'ai lu l'article et j'attends des nouvelles de l'éditeur », Stallman énonça deux conditions : d'une part, il ne voulait pas soutenir un mécanisme de licence de livre électronique envers lequel il s'opposait fondamentalement, et d'autre part, il ne voulait pas se taire s'il collaborait au livre. « Je ne veux pas participer à quoi que ce soit qui me ferait apparaître comme un hypocrite », dit-il.

Pour Stallman, le problème du logiciel passait après celui du copyright. Il affirma qu'il était prêt à passer outre le logiciel que l'éditeur ou ses distributeurs utilisaient, tant que l'entreprise précisait dans le copyright que les lecteurs étaient autorisés à faire et distribuer des copies intégrales du contenu du livre électronique. Stallman désigna The Plant de Stephen King comme modèle possible. En effet, en juin 2000, King annonça sur son site Internet officiel qu'il allait auto-publier The Plant sous forme d'épisodes. Selon cette déclaration, le coût total du livre serait de 13 dollars, répartis sur une série de chapitres à 1 dollar. Tant qu'au moins 75% des lecteurs payaient pour chaque chapitre, King promis de continuer à publier les nouveaux épisodes. En août, le plan semblait fonctionner, alors que King avait publié les deux premiers chapitres et que le troisième était en cours.

« Je serais prêt à accepter quelque chose comme ça », dit Stallman. « Tant qu'il est aussi autorisé de faire des copies exactes. »

Je fis suivre cette information à Tracy. J'étais convaincu qu'elle et moi pourrions trouver un arrangement équitable. J'appelai ensuite Stallman et convins d'un premier entretien pour le livre. Stallman accepta de me rencontrer sans demander à nouveau où en était la question du copyright. Peu après le premier entretien, je fonçai vers le second (à Kihei cette fois), m'arrangeant pour rencontrer Stallman avant son départ pour 14 jours de congés à Tahiti.

C'est au cours des vacances de Stallman que la mauvaise nouvelle arriva de la part de Tracy. Le département des affaires juridiques de son entreprise ne voulait pas infléchir sa politique de copyright sur les livres électroniques. Les lecteurs qui voudraient rendre leur livre transférable devraient soit craquer le code d'encryptage, soit convertir le livre dans un format ouvert tel que HTML. Dans les deux cas, ils enfreindraient la loi et s'exposeraient à des sanctions juridiques.

Avec deux entretiens frais dans ma besace, je ne voyais pas d'autre manière d'écrire un livre sans prendre en compte ces données nouvelles. J'arrangeai rapidement un voyage à New York pour rencontrer mon agent et Tracy afin de voir si un compromis était possible.

A mon arrivée à New York, je rencontrai mon agent, Henning Guttman. C'était notre premier entretien face à face, et Henning semblait pessimiste concernant nos chances de forcer un compromis du côté de l'éditeur. Les grandes maisons d'édition bien établies voyaient déjà le format livre électronique avec suffisamment de suspicion, et n'étaient pas dans l'état d'esprit idéal pour expérimenter les termes du copyright en rendant plus facile pour les lecteurs d'éviter de payer. Cependant, en tant qu'agent se spécialisant dans les livres sur la technologie, Henning était surpris par la nature nouvelle de mon problème. Je lui parlai des deux entretiens que j'avais déjà collectés et de la promesse faite à Stallman de ne pas publier le livre de manière qui le « ferait apparaître comme un hypocrite ». Convenant que j'étais lié du point de vue éthique, Henning suggéra d'en faire notre argument de négociation.

En opposant ce fait, dit Henning, nous pourrions toujours adopter la stratégie du bâton et de la carotte. La carotte serait la publicité qui viendrait avec la publication d'un livre électronique respectant l'éthique interne de la communauté hacker. Le bâton serait l'ensemble des risques associés à la publication d'un livre ne la respectant pas. Neuf mois avant que Dmitri Skylarov devienne la « cause célèbre » de l'Internet, nous savions que ce n'était qu'une question de temps avant qu'un programmeur entreprenant révèle comment craquer les livres électroniques. Nous savions aussi que voir une maison d'édition majeure publier un livre électronique protégé par encrytage et concernant Richard M. Stallman était l'équivalent logiciel d'écrire « Volez Ce Livre Electronique » sur la couverture.

Après ma rencontre avec Henning, j'appelai Stallman. Espérant rendre la carotte encore plus appétissante, je discutai avec lui de certains compromis potentiels. Et si l'éditeur publiait le livre sous une double licence, un peu comme Sun Microsystems l'avait fait avec Open Office, la suite bureautique libre ? L'éditeur pourrait ensuite publier des versions commerciales du livre électronique sous son format maison, tirant avantage des revenus qui venaient avec le logiciel dédié, tout en publiant une version librement distribuable sous le format moins esthétique HTML.

Stallman dit qu'il ne s'opposait pas à la double licence, mais qu'il n'aimait pas l'idée de rendre la version libre inférieure à la version restreinte. Par ailleurs, dit-il, cette idée était trop compliquée. Les licences doubles convenaient pour le cas Open Office uniquement parce qu'il n'avait eu aucun contrôle sur la prise de décision. Dans le cas présent, dit Stallman, il avait une possibilité de contrôler le résultat. Il pouvait refuser de coopérer.

Je fis quelques autres suggestions sans obtenir plus d'effet. A peu près la seule chose que je pus obtenir de Stallman fut une concession pour que le copyright du livre électronique restreigne toute forme d'échange de fichier à la « distribution non-commerciale ».

Avant de raccrocher, Stallman suggéra que je dise à l'éditeur que je lui avait promis que le résultat serait libre. Je lui répondis que je ne pouvais pas accepter cette déclaration, mais que je considérais le livre comme impossible à terminer sans sa coopération. Apparemment satisfait, Stallman raccrocha avec sa phrase traditionnelle: « Hacke bien. »

Henning et moi rencontrâmes Tracy le lendemain. Elle annonça que son entreprise était prête à publier des extraits non-encryptés mais qu'elle limiterait ces extraits à 500 mots. Henning lui signifia que cela ne serait pas suffisant pour m'affranchir de l'obligation éthique envers Stallman. Tracy évoqua les obligations contractuelles de son entreprise envers divers marchands en ligne tels que Amazon.com. Même si l'entreprise décidait d'ouvrir le contenu du livre électronique pour cette fois seulement, elle s'exposait au risque de voir ses partenaires dénoncer une rupture de contrat. Excluant tout changement d'opinion de la part des directeurs ou de Stallman, la décision m'échouait. Je pouvais utiliser mes entretiens et m'opposer à mes engagements avec Stallman, ou bien je pouvais plaider l'éthique journalistique et m'affranchir de l'accord oral pour écrire le livre.

À la suite de cette réunion, mon agent et moi nous installâmes dans un pub de la troisième avenue. J'utilisai son téléphone cellulaire pour appeler Stallman, laissant un message puisque personne ne décrochait. Henning s'en alla un instant, me laissant le temps de mettre mes idées au clair. Quand il revint, il tenait son téléphone à la main.

« C'est Stallman ! », dit Henning.

La conversation tourna mal dès le début. Je lui relayai le commentaire de Tracy concernant les obligations contractuelles de l'éditeur.

« Eh bien », dit Stallman abruptement. « Qu'est-ce qui pourrait faire que je m'intéresse à leurs obligations contractuelles ? »

Parce que demander à une maison d'édition majeure de s'exposer à une bataille juridique avec ses distributeurs au nom d'un livre électronique de 30.000 mots est une bien grande chose, suggérais-je.

« Est-ce que tu comprends ? », dit Stallman. « C'est exactement la raison pour laquelle je fais ça. Je veux une victoire qui soit un message. Je veux qu'ils aient à faire un choix entre les libertés et leurs pratiques commerciales habituelles. »

Alors que les mots « une victoire qui soit un message » faisaient écho dans ma tête, je sentis mon attention s'envoler momentanément vers le trafic piétonnier sur le trottoir. En rentrant dans le bar, j'avais constaté avec joie que le lieu était à moins d'un bloc du carrefour immortalisé par la chanson des Ramones en 1976, « 53rd and 3rd », une chanson que j'avais toujours aimé jouer durant mon époque de musicien. Tel le prostitué éternellement frustré décrit par cette chanson, je pouvais sentir les choses s'écrouler aussi vite qu'elles s'étaient construites. L'ironie était palpable. Après des semaines d'écoute attentive des lamentations des autres, je me retrouvais dans la position d'essayer d'obtenir le plus rare des festins: un compromis de Richard Stallman.

Alors que je continuais à parler, plaidant la position de l'éditeur et révélant ma sympathie grandissante pour cette dernière, Stallman, tel un animal, sentit le sang et attaqua.

« Alors c'est tout ? Tu vas simplement me baiser ? Tu vas simplement te soumettre à leur volonté ? »

Je soulevai à nouveau la question du double copyright.

« Tu veux dire licence », dit sèchement Stallman.

« Oui, licence. Copyright. Peu importe. », dis-je, me sentant subitement tel un thon blessé répandant une large traînée de plasma dans l'eau.

« Ah, mais putain pourquoi n'as-tu pas fait ce que je t'avais dit ! », cria-t-il.

J'avais du soutenir la position de l'éditeur jusqu'à l'extrême, car dans mes notes, j'ai réussi à consigner la châtaigne finale de Stallman : « Ça m'est égal. Ce qu'ils font est mal. Je ne peux pas supporter le mal. Au revoir. »

Dès que je reposai le téléphone, mon agent fit glisser une Guiness fraîchement servie vers moi. « Je me suis dit que tu en aurais sans doute besoin », dit-il en riant. « Je pouvais te voir trembler sur la fin. »

Je tremblais effectivement. Ce tremblement ne cesserait qu'après une bonne moitié de Guiness. Ça faisait bizarre de m'entendre être qualifié d'émissaire du « mal ». Plus étrange encore, sachant qu'il y avait trois mois, j'étais dans un appartement d'Oakland, cherchant l'idée de mon prochain récit. A présent, j'étais assis à un endroit du monde que je ne connaissais qu'au travers de chansons rock, rencontrant des directeurs d'édition et buvant une bière avec un agent que je n'avais rencontré qu'hier. Tout cela était trop surréaliste, comme si je voyais ma vie mise sous la forme d'un montage de cinéma.

À ce moment, mon compteur interne d'absurdité pris le relais. Le tremblement initial laissa la place à des rires convulsifs. Pour mon agent, je devais ressembler à un de ces auteurs fragiles subissant une rupture émotionnelle intime. A mes yeux, je commençais à peine à apprécier la beauté cynique de ma situation. Contrat ou pas contrat, j'avais déjà le commencement d'un sujet plutôt bon. Il ne s'agissait que de trouver un endroit où le raconter. Quand mes rires convulsifs se calmèrent enfin, je levai mon verre pour porter un toast.

« Bienvenue sur le front, mon ami », dis-je, trinquant avec mon agent. «Il se peut même que tu aimes ça. »

Si cette histoire avait été une pièce de théâtre, c'est à ce moment-là que je placerais un intermède romantique. Déprimée par la nature tendue de notre rencontre, Tracy nous invita avec Henning à aller boire quelques verres avec elle et certains de ses collègues de bureau. Nous quittâmes alors le bar sur la troisième avenue, pour nous diriger vers East Village, où nous rattrapâmes Tracy et ses amis.

Une fois rendu sur place, je parlai avec Tracy, évitant soigneusement d'évoquer le travail. Notre discussion fut plaisante et relaxée. Avant de nous quitter, nous décidâmes de nous revoir le soir suivant. A nouveau, la conversation fut agréable, à tel point que le livre électronique sur Stallman était devenu un lointain souvenir.

Une fois rentré à Oakland, je pus appeler divers journalistes amis ou connus. Je leur racontai mes misères. La plupart me tancèrent pour avoir trop cédé à Stallman dans la négociation préliminaire. Un ancien professeur en école de journalisme me suggéra d'ignorer le commentaire de Stallman sur les « hypocrites » et d'écrire mon histoire malgré tout. Ceux connaissant Stallman et son savoir des médias m'exprimèrent leur sympathie mais offrirent tous la même réponse : à toi de voir.

Je décidai de mettre le livre en attente. Malgré les entretiens, je n'avançais pas. Par ailleurs, cela me donna l'opportunité de parler à Tracy sans avoir d'abord à passer par Henning. Aux alentours de Noël, nous échangions les visites : tantôt elle venait sur la côte ouest, tantôt j'allais à New York. Le jour précédant la nouvelle année, je lui fis ma demande. Décidant où nous installer, je choisis de venir à New York. En Février, j'emballai mon ordinateur portable et toutes mes notes préliminaires liées à la biographie de Stallman, et nous nous envolâmes pour l'aéroport JFK. Tracy et moi étions mariés le 11 Mai. Merci aux contrats d'édition ratés.

Durant l'été, je commençai à arranger mes notes d'entretiens sous la forme d'un article pour un magazine. D'un point de vue éthique, je me sentais en droit de le faire, puisque les termes originaux encadrant ces entretiens ne stipulaient rien pour la presse papier traditionnelle. Pour être tout à fait honnête, j'étais aussi plus à l'aise pour écrire sur Stallman après huit mois de silence radio. Depuis notre conversation téléphonique en Septembre, je n'avais reçu que deux courriers électroniques de Stallman. Les deux me châtiaient pour avoir utilisé « Linux » au lieu de « GNU/Linux » dans une paire d'articles pour le magazine en ligne Upside Today. A part ça, ce fut le silence. En juin, environ une semaine après son discours à l'université de New York, je pris l'initiative d'écrire un article de magazine de 5000 mots sur Stallman. Cette fois, les mots affluèrent. La distance avait aidé à restaurer mon sens perdu de la perspective émotionnelle, je suppose.

En juillet, une année complète après le courrier originel de Tracy, je reçus un appel d'Henning. Il me dit que O'Reilly & Associates, une maison d'édition basée à Sebastopol, Californie, était intéressée pour publier l'histoire de Stallman sous la forme d'une biographie. La nouvelle me ravit. De toutes les maisons d'édition de par le monde, O'Reilly, la même entreprise qui avait publié La Cathédrale et le Bazar d'Eric Raymond, semblait la plus attentive aux problèmes qui avaient tué le livre électronique précédent. En tant que journaliste, je m'étais beaucoup servi du livre Open Sources de O'Reilly comme d'une référence historique. Je savais aussi que divers chapitres du livre, dont celui écrit par Stallman, avaient été publiés avec des notices de copyright autorisant la redistribution. De telles informations seraient utiles si le problème de la publication électronique faisait à nouveau surface.

Bien entendu, le problème revit le jour. J'appris par Henning que O'Reilly voulait publier la biographie à la fois sous forme papier traditionnelle, mais aussi dans sa nouvelle offre de service payante Safari Tech Books Online. La licence utilisateur de Safari impliquerait des restrictions spécifiques[3], m'avertit Henning, mais O'Reilly souhaitait permettre un copyright qui donnait aux utilisateurs le droit de copier le texte, quelque soit le médium employé. Fondamentalement, en tant qu'auteur, j'avais le choix entre deux licences: la Licence Open Publication ou la Licence Documentation Libre GNU.

Je consultai alors le contenu et l'histoire de chaque licence. La Licence Open Publication (OPL)[4] donne aux lecteurs le droit de reproduire et distribuer une réalisation, en partie ou entièrement, de manière « physique ou électronique », tant que la copie garde la Licence Open Publication. Elle permet aussi les modifications de la réalisation, sous réserve de certaines conditions. Enfin, la Licence Open Publication contient plusieurs options, qui, si elles sont choisies par l'auteur, peuvent limiter la création de versions « significativement modifiées » ou de dérivés sous la forme de livres sans l'accord préalable de l'auteur.

La Licence Documentation Libre GNU (GFDL)[5], quant à elle, permet la reproduction et la distribution d'un document sous n'importe quelle forme, tant que les versions résultantes portent la même licence. Elle permet aussi la modification du document sous certaines conditions. Contrairement à l'OPL, cependant, elle ne donne pas aux auteurs la possibilité de restreindre certaines modifications. Elle ne donne pas non plus aux auteurs le droit de rejeter certaines modifications qui pourraient résulter en un produit littéraire concurrent. Elle requiert cependant que certaines informations soient inscrites sur la couverture et le dos du livre si une personne différente du propriétaire du copyright souhaite publier plus de cent copies d'un travail protégé.

Durant mon processus de recherche sur les licences , je me suis aussi assuré de visiter la page du site Internet du Projet GNU intitulée « Diverses Licences et Commentaires à leur Propos »[6]. Sur cette page, j'ai trouvé une critique de Stallman concernant la Licence Open Publication. Elle concernait la création de versions modifiées et la capacité de l'auteur à choisir une des options de l'OPL restreignant les modifications. Si un auteur ne souhaitait choisir aucune de ces options, il avait intérêt à utiliser plutôt la GFDL, remarquait Stallman, puisque cela minimisait le risque de voir activées ces options non-souhaitées dans des versions modifiées du document.

L'importance accordée aux modifications dans ces deux licences reflétait leur but originel : donner aux propriétaires de manuels logiciels une chance d'améliorer leurs produits et de publier ces améliorations au bénéfice du reste de la communauté. Puisque mon livre n'était pas un manuel, j'accordai peu d'intérêt aux clauses de modifications dans les deux licences. Ma seule considération était d'offrir aux lecteurs le droit de copier ou d'échanger le contenu, la même liberté dont ils auraient bénéficié en achetant une version imprimée du livre. Considérant ces deux licences convenables pour mon objectif, je signai le contrat avec O'Reilly dès qu'il me fut envoyé.

Reste que la notion de modifications non restreintes m'intriguait. Dans les premières négociations avec Tracy, j'avais présenté les mérites d'une licence de type GPL dans le cadre du contenu d'un livre électronique. Au pire, avais-je dit, la licence garantirait beaucoup de publicité favorable pour le livre électronique. Au mieux, elle inciterait les lecteurs à participer au processus d'écriture. En tant qu'auteur, j'étais prêt à laisser les autres amender mon travail tant que mon nom restait en position principale. Par ailleurs, il pouvait même être intéressant d'observer l'évolution du livre. J'imaginais les versions futures comme des versions en ligne du Talmud, avec mon texte originel comme pilier central, entouré d'enluminures et de commentaires de contributeurs dans les marges.

Mon idée tirait son inspiration du Projet Xanadu (http://www.xanadu.com), le concept logiciel légendaire originellement conçu par Ted Nelson en 1960. Au cours de la conférence O'Reilly sur l'open source en 1999, j'avais vu la première démonstration de Udanax, le dérivé open source du projet, et j'avais été impressionné. Durant un passage de la démonstration, Udanax affichait côte à côte un document mère et une version modifiée, dans une mise en forme similaire sur deux colonnes en format texte. Avec un simple clic on pouvait introduire des lignes reliant chaque phrase du document mère à celle correspondante dans le second. Une version électronique de la biographie de Richard M. Stallman ne devait pas nécessairement être compatible avec Udanax, mais étant donné de telles possibilités technologiques, pourquoi ne pas donner aux utilisateurs une possibilité de s'amuser[7] ?

Quand Laurie Petrycki, mon rédacteur chez O'Reilly, me donna le choix entre l'OPL et la GFDL, je caressai à nouveau ce rêve. En Septembre 2001, le mois où je signai le contrat, les livres électroniques étaient quasiment passés de mode. De nombreuses maisons d'édition, dont celle de Tracy, mettaient un terme à leurs séries de livres électroniques pour cause de manque d'intérêt du public. Je devais me poser la question. Si ces entreprises avaient traité les livres électroniques non pas comme une façon de publier, mais comme une façon de créer une communauté, est-ce que ces collections auraient survécu ?

Après avoir signé le contrat, j'informai Stallman que le projet de livre était à nouveau sur les rails. J'évoquai le choix que O'Reilly me donnait entre la Licence Open Publication et la Licence Documentation Libre GNU. Je lui dis que je penchais vers l'OPL, car je ne voyais aucune raison de donner aux adversaires de O'Reilly la possibilité de publier le même livre sous une couverture différente. Stallman me répondit, argumentant en faveur de la GFDL, faisant remarquer que O'Reilly l'avait utilisée à plusieurs reprises dans le passé. Malgré les évènements de l'année passée, je proposai alors un arrangement. Je choisirais la GFDL si cela me permettait de faire plus d'entretiens et si Stallman aidait O'Reilly à faire la publicité du livre. Stallman accepta de participer à plus d'entretiens, mais dit que sa participation à des évènements promotionnels dépendrait du contenu du livre. Considérant cela comme juste, je convins alors d'un entretien le 17 décembre 2001 à Cambridge.

Je plaçai la rencontre de manière à coïncider avec un voyage d'affaire de mon épouse Tracy à Boston. Deux jours avant le départ, celle-ci me suggéra d'inviter Stallman à dîner.

« Après tout », dit-elle, « c'est lui qui nous a fait nous rencontrer. »

J'écrivis un courrier électronique à Stallman, qui répondit promptement, acceptant l'offre. Après avoir roulé vers Boston le lendemain, je pris Tracy à son hôtel, puis nous bifurquâmes en direction du MIT. En arrivant à Tech Square, nous surprîmes Stallman au milieu d'une conversation, alors que nous frappions à sa porte.

« Excusez-moi », dit-il, tenant la porte ouverte de suffisamment loin afin que Tracy et moi ne puissions que difficilement entendre son interlocuteur. C'était une jeune femme, aux alentours de 25 ans à mon avis, nommée Sarah.

« Je me suis permis d'inviter une autre personne à ce dîner », dit Stallman, nous mettant devant le fait accompli, me lançant ce même sourire félin qu'il m'avait fait dans ce restaurant de Palo Alto.

Pour être honnête, je n'étais pas vraiment surpris. La rumeur selon laquelle Stallman avait une nouvelle petite amie m'était parvenue quelques jours auparavant, par l'intermédiaire de la mère de Stallman. « En fait, ils sont allés au Japon ensemble le mois dernier quand Richard est allé recevoir le Prix Takeda », m'avait-elle alors annoncé[8].

Sur le chemin vers le restaurant, j'appris les circonstances de la première rencontre entre Richard et Sarah. Curieusement, les circonstances était très familières. Travaillant sur son propre livre de fiction, Sarah avait entendu parler de Stallman et de quel personnage intéressant il était. Elle décida rapidement de s'en inspirer pour l'un des personnages de son livre, et, dans ses recherches, elle arrangea un entretien avec lui. A partir de là, les choses s'enchaînèrent. Les deux étaient ensemble depuis le début 2001, dit-elle.

« J'admirais vraiment la façon avec laquelle Richard avait construit un mouvement politique tout entier afin de traiter un problème profondément personnel », dit Sarah, expliquant son attraction vers Stallman.

Ma femme lança immédiatement la question : « Quel est ce problème ? »

« Une solitude écrasante. »

Durant le dîner, je laissai les femmes faire la conversation et passer le plus clair du temps à essayer de repérer des indices pouvant révéler si les douze derniers mois avaient adouci Stallman de façon significative. Je ne vis rien qui puisse le suggérer. Bien que plus charmeur que dans mes souvenirs (un charme néanmoins gâché, en quelque sorte, par le nombre de fois où le regard de Stallman semblait fixé sur les seins de mon épouse), Stallman conservait ce même niveau d'acidité. A un moment, ma femme entama un emphatique « Dieu nous en garde » pour se voir instantanément rétorquer une réprimande typique de Stallman :

« Je suis désolé d'avoir à te l'apprendre, mais Dieu n'existe pas », dit-il.

Plus tard, quand le dîner fut terminé et Sarah partie, Stallman semblait avoir un peu baissé la garde. Alors que nous marchions vers un marchand de livres voisin, il admit que les douze derniers mois avaient énormément changé son regard sur la vie. « je pensais que j'allais être seul pour toujours », dit-il. « Je suis heureux de m'être trompé ».

Avant de nous quitter, Stallman me tendit sa « carte de plaisir », une carte de visite avec son adresse, son numéro de téléphone, et ses passe-temps favoris (« échanger des bons livres, la bonne cuisine, les danses et les musiques exotiques ») afin que je puisse le contacter pour un entretien final.

Le lendemain, après un nouveau repas d'origine douteuse, Stallman semblait encore plus amoureux que le soir précédent. Se souvenant de ses débats avec le dortoir de la Currier House sur les avantages et les inconvénients des sérums d'immortalité, Stallman exprima le souhait que les scientifiques puissent un jour trouver la clef de l'immortalité. « Maintenant que je commence enfin à être heureux dans ma vie, je souhaite que ça dure », dit-il.

Lorsque j'évoquai le commentaire de Sarah sur « l'écrasante solitude », Stallman ne trouvait pas de relation entre la solitude physique et spirituelle, et la solitude des hackers. « L'envie de partager le code a un rapport avec l'amitié, mais l'amitié à un niveau bien moindre », dit-il. Plus tard, cependant, quand le sujet refit surface, Stallman admit que la solitude, ou la crainte de la solitude éternelle, a joué un rôle majeur, comme carburant de sa motivation durant les premiers jours du Projet GNU.

« Ma fascination pour les ordinateurs n'est la conséquence de rien d'autre », dit-il. « Je n'aurais pas été moins fasciné par les ordinateurs même si j'avais été populaire et que les femmes s'attroupaient autour de moi. Cependant, il est vrai que le fait de ne pas avoir de maison, d'en trouver une et de la perdre, d'en trouver une autre pour la voir détruite, m'a affecté profondément. Celle que j'ai perdu, c'est le dortoir, celle qui a été détruite, c'est le AI Lab.. La précarité de n'avoir aucune maison ni communauté fut très forte. Cela m'a donné envie de me battre pour retrouver cela. »

Après l'entretien, je ne pus m'empêcher d'éprouver un sentiment curieux. En entendant Sarah décrire ce qui l'avait attirée vers Stallman, et en entendant Stallman décrire lui-même les sentiments qui l'entraînèrent à porter la cause du logiciel libre, j'étais ramené à mes propres motivations qui présidaient à l'écriture de ce livre. Depuis juillet 2000, j'avais appris à apprécier tant les aspects attractifs que repoussants de la personne de Richard Stallman. Comme Eben Moglen avant moi, je sentis qu'abaisser cette personne au rang d'épiphénomène ou d'élément perturbateur à l'intérieur du mouvement global du logiciel libre serait une grave erreur. En de nombreux points de vue, les deux se définissent mutuellement à tel point qu'ils en deviennent indistinguables.

Cependant, je ne suis pas sûr que tous les lecteurs ressentent ce même niveau d'affinité avec Stallman : en effet, après avoir lu ce livre, certains pourront même ne ressentir aucune affinité. Cependant je suis sûr que la plupart seront d'accord. Peu d'individus offrent un portait aussi singulier que Richard M. Stallman. C'est mon souhait le plus sincère que, avec ce portrait initial complété et avec l'aide de la GFDL, d'autres ressentiront une urgence similaire d'y ajouter leur propre perspective.


Notes

  1. http://www.slashdot.org), le site populaire des « nouvelles pour nerds » propriété de VA Software, Inc.. Anciennement VA Linux Systems et, avant cela, VA Research
  2. Freedom—Or Copyright? (mai 2000)
    http://www.technologyreview.com/articles/stallman0500.asp.
  3. Voir « Safari Tech Books Online; Subscriber Agreement: Terms of Service ». http://safari.oreilly.com/mainhlp.asp?help=service
  4. Voir « Safari Tech Books Online; Subscriber Agreement: Terms of Service ». http://safari.oreilly.com/mainhlp.asp?help=service
  5. Voir « The GNU Free Documentation License: Version 1.1 » (mars 2000). http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html
  6. Voir http://www.gnu.org/philosophy/license-list.html
  7. Quiconque souhaitant « porter » ce livre vers Udanax, la version libre de Xanadu, recevra un soutien enthousiaste de ma part. Pour en savoir plus sur cette intéressante technologie, visitez http://www.udanax.com.
  8. Hélas, ce n'est qu'après que Stallman soit allé au Japon que j'entendis parler de la décision de la Fondation Takeda de récompenser Stallman, Linus Torvalds et Ken Sakamura, avec son tout premier prix pour « Réalisation Techno-Entreprenariale pour le Bien-Être Socio-Économique ». Pour plus d'information à propos de cette récompense et du prix de 1 millions de dollars l'accompagnant, visitez le site de Takeda (http://www.takeda-foundation.jp).