Lettres républicaines/Lettre 14

XIV.

ÉLECTION DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE.


À M. de Lamartine.
5 octobre.

La nomination du président de la République occupe en ce moment tous les esprits. Question de principe et de personne, elle intéresse au plus haut degré non seulement la prospérité et la tranquillité publiques, mais encore l’honneur national. Cette première épreuve solennelle de la souveraineté du peuple, si elle n’apportait à l’Europe curieuse et défiante un témoignage éclatant de notre maturité, resterait sur nous dans l’histoire comme un signe ineffaçable de confusion.

Je sais que votre fier génie, ne voulant point souffrir de supposition contraire à la vertu du principe démocratique, demeure à cet égard dans une sécurité parfaite, et n’admet pas que le bon sens français puisse, en des circonstances si importantes, ni dévier, ni tomber en proie aux artifices des factions.

Je souhaiterais pouvoir partager votre confiance ; mais, bien que le suffrage universel soit à mes yeux comme aux vôtres la base nécessaire de la société démocratique, bien qu’il contienne en germe, selon moi, tous les progrès de l’avenir, je le vois encore, quant à présent, soumis dans son exercice à des hasards incalculables ; et ces hasards imprévus, ajoutés aux difficultés de notre situation révolutionnaire, importunent ma raison qui les voudrait écarter.

Il ne faut pas se dissimuler un fait très grave, c’est le défaut d’équilibre entre nos institutions et nos mœurs ; entre les droits dont notre orgueil s’est fait un besoin et la capacité de les exercer, rendue à peu près nulle par l’insuffisance de notre éducation politique. Appelée brusquement, sans préparation aucune, à prendre une part directe aux affaires du pays, la classe pauvre en a conçu une sorte d’étonnement, presque d’effroi, une défiance d’elle-même surtout qui la livre aux influences les plus fâcheuses et donne prise aux plus téméraires ambitions.

Je sais que c’était là un mal évitable ; car, tout en reconnaissant qu’un vaste système d’instruction publique aurait dû frayer les voies à la souveraineté du peuple, on ne peut nier que sans le suffrage universel aucun gouvernement n’aurait jamais senti la nécessité de cette éducation générale. Il a donc fallu sortir violemment d’un état auquel il n’était point de remède régulier. Mais pour avoir été inévitable et pour être transitoire, l’inconvénient, j’allais dire le danger, ne m’en paraît pas moins sérieux.

Écoutez M. de Genoude, il vous dira que le suffrage universel porte dans ses flancs la restauration d’Henri V. Les orléanistes y voient avec une même certitude le retour du comte de Paris. Quant aux partisans de Louis Bonaparte, ils se tiennent pour assurés de l’élection populaire au point de menacer l’Assemblée d’une invasion napoléonienne, dans le cas où elle prétendrait retenir le droit de nommer le président de la République.

Qu’y a-t-il de réel au fond dans ces appréciations si contradictoires ? Hélas ! je vous le disais tout à l’heure, une ignorance politique dans les masses, et par suite une crédulité, dont toutes les ambitions remuantes se flattent de tirer parti.

L’Assemblée nationale qui a bien conscience de ce que présente de critique et d’anormal un tel état de choses, l’Assemblée qui a juré au Peuple de fonder la République, va délibérer sur le meilleur moyen de concilier l’intérêt du pays avec le droit acquis du suffrage universel. Elle va examiner la question de savoir si le président devra être élu par la masse entière des électeurs ou seulement par cette élite choisie au lendemain de Février dans un premier élan de patriotisme, et qui représente avec une fidélité si parfaite, dans leur expression la plus élevée, toutes les espérances légitimes de la nation.

Les esprits les plus judicieux semblent hésiter sur ce point. Quant à moi, vous l’avouerai-je, au risque de me trouver avec vous en dissidence complète, la question ne me paraît presque pas douteuse.

Dans les circonstances tout à fait extraordinaires où nous sommes placés, en butte à des factions irritées qui s’efforcent d’égarer l’esprit public encore inaffermi, la raison d’état doit primer les considérations philosophiques et commande une prudence restrictive à certains égards des principes de liberté et d’égalité consacrés dans le droit commun.

Votre éloquent génie a tout récemment entouré cette vérité d’une évidence éclatante, lorsqu’à propos d’une Chambre unique vous avez fait vos réserves pour l’avenir, ne jugeant que l’opportunité, l’utilité relative, la nécessité politique enfin. Eh bien ! ces mêmes considérations militent, à mon avis, et plus fortement encore, en faveur de l’élection par l’Assemblée.

À quoi servirait, en effet, que la Constituante eût proclamé la République, si elle n’assurait la durée de nos institutions en remettant elle-même, dans la plénitude de sagacité dont elle a donné tant de marques, la première magistrature chargée de les défendre, aux mains d’un citoyen éprouvé ?

On objecte que le Président, élu ainsi par les délégués du peuple, n’aura pas à beaucoup près la même autorité morale que s’il tenait le pouvoir du suffrage direct et universel.

Prise d’une manière absolue, je ne fais aucun doute que cette considération ne doive déterminer à l’avenir le mode d’élection du chef de l’État. Mais relativement à l’heure présente, sa force est très atténuée par ce seul fait que l’Assemblée constituante est d’une nature tout exceptionnelle : qu’elle tient de son origine et de sa mission des pouvoirs infiniment plus étendus, un caractère plus auguste que toutes les Assemblées qui lui succèderont ; tandis qu’au contraire la masse des électeurs, tiraillée en tous sens par les inquiétudes d’une crise révolutionnaire, divisée à l’infini, parce qu’aucun lien politique n’a eu le temps de se former entre les citoyens, cette masse flottante, un peu déconcertée, n’est pas aujourd’hui dans des conditions favorables à la parfaite maturité de jugement que suppose le choix du président de la République. Il est de la nature des institutions démocratiques d’améliorer promptement ces conditions de la vie politique d’un peuple. Il n’y a donc pas lieu de s’en alarmer beaucoup. Mais, sans rien exagérer, il ne faut pas nier l’évidence, et je craindrais fort que, dans les circonstances actuelles, l’élection du président par le vote universel n’eût pour unique effet de mettre à nu nos misères morales, et particulièrement la division des esprits et l’éparpillement des volontés.

Nommé à une majorité très peu considérable selon toute apparence, le président, entouré de rivaux qui, l’ayant serré de près dans la lutte, resteraient désignés comme chefs aux mécontens, le premier président de la République arriverait au pouvoir avec une autorité précaire, amoindrie, presque douteuse comme la majorité qui l’y aurait porté. Cette prétendue sanction du vote universel ne serait que la triste constatation de nos querelles intestines.

C’est un mal assurément d’ajourner l’application d’un principe hautement reconnu ; mais s’il s’agissait, par exemple, d’épargner au pays la confusion d’un choix ridicule, votre grand instinct politique n’inclinerait-il pas vers cet ajournement, et la raison d’état ne remporterait-elle pas au dedans de vous sur la raison philosophique ?

N’avez-vous pas vu, hier encore, comment une faction active, s’emparant de l’imagination populaire, a escamoté, pour ainsi dire, au profit d’un homme, le culte sacré rendu à la mémoire du grand empereur ?

Ignorez-vous que, spéculant sur le sublime instinct du peuple, qui, dans la puissante simplicité de son cœur, nie la mort du génie et retient sur la terre ces ombres glorieuses que les poètes osent à peine évoquer dans d’inaccessibles Élysées, un parti plein d’audace présente à l’acclamation de la France un candidat dont la seule valeur est un nom ? Le peuple qui n’analyse ni n’examine, le peuple qui n’a jamais cru sérieusement à la mort de Bonaparte, et qui a toujours préféré les calamités glorieuses de ce règne magique aux humiliantes prospérités des règnes bourbonniens, entendant tout à coup retentir ce grand nom enveloppé de silence pendant quelques années, frémit, s’agite, se passionne ; sa magnanimité oublie tout ce qu’il a souffert ! Il ne se souvient que d’une chose : Waterloo et Sainte-Hélène ne sont pas vengés. Il faut que Bonaparte nous conduise à l’ennemi ; il faut que l’empereur soit président de la République !

Et n’allez pas croire qu’il y ait dans mes paroles la moindre trace d’ironie. Non ; je parle et je pense sérieusement, tristement. Cette infime condition de l’humanité qui se voit si souvent condamnée à exprimer un sentiment sublime par une folie, m’étonne et me consterne. Un rapprochement étrange se fait dans mon esprit.

Il y a bientôt huit années, j’assistais à un spectacle digne d’Athènes et de Rome. C’était l’hiver. La terre était glacée, les travaux suspendus, la campagne silencieuse dans sa morne beauté. Sur les eaux argentées de la Seine, un deuil triomphal s’avançait avec une solennelle lenteur. Un vaisseau lugubre, conduit par un fils de roi, glissait sur le fleuve. Les rameaux noirs des arbres enveloppés de givre étincelaient aux froids rayons du soleil comme des candélabres funéraires. Couvertes d’une population innombrable, les deux rives frémissantes se renvoyaient l’une à l’autre un vaste soupir. La nature était grave, la France recueillie, Paris rouvrait son sein aux mânes d’un grand homme.

Puissance du génie, que tu m’apparus là mystérieuse, invincible, divine ! Quelle étreinte, à travers l’Océan, de la vie et de la mort, de l’idéal et de la réalité ! Quelles énergies dans cette poussière d’où l’étincelle jaillissait encore après tant d’années et rallumait la passion au cœur de tout un peuple !

Pourquoi faut-il que je sois témoin aujourd’hui de l’égarement de cette passion sublime ? Mais silence ! Vous comprendrez ce que je ne veux point dire. Les déplorables possibilités que j’entrevois me serrent le cœur. Puissiez-vous dissiper mes appréhensions ; puissent-elles vous paraître chimériques ! Puisse la radieuse lumière de votre génie faire évanouir les fantômes qui hantent les obscurités de mon esprit !