Lettres républicaines/Lettre 06

VI.

LES TROIS SOCIALISMES.


À l’Assemblée nationale.
8 juillet 1848.

La formidable insurrection qui vient d’être réprimée laisse dans tous les cœurs une tristesse mêlée d’anxiété. Est-ce la fin, est-ce le commencement de nos calamités civiles ? Est-ce le dernier acte d’une révolution politique ? Est-ce le prologue tragique d’une lutte sociale ? Hélas ! il n’est que trop facile de répondre. Derrière les barricades croulantes, sur des monceaux de morts et de mourans, les pieds baignés dans le sang humain, n’avons-nous pas vu se dresser le sphinx redoutable que l’on ne peut tuer ? L’énigme n’est point devinée ; la menace reste suspendue sur nos têtes. Tout, pour notre génération pressée par les colères divines, demeure incertitude, appréhension, effroi.

Représentans du peuple, quelle erreur serait la vôtre, si l’ordre matériel rétabli vous faisait croire un seul instant l’harmonie morale fondée ! Sans doute, la discipline admirable de notre brave armée, la vigilance de la garde nationale, le prodigieux courage des enfans de la garde mobile, l’empressement fraternel des populations armées de ma province à voler au secours de Paris, vous assurent désormais un concours efficace si vous deviez avoir encore à réprimer l’émeute. Mais réprimer n’est pas gouverner ; vous le pensiez du moins, sous la dynastie. Gouverner, ce n’est pas non plus éluder les difficultés du moment par des expédiens dilatoires, composer, à force d’intrigues, des ministères de compromis, flatter tour à tour les partis, les tenir en échec les uns par les autres ; tout cela n’est qu’habileté subalterne, négative, indigne de vous, indigne de la nation qui vous a élus. Le gouvernement d’un peuple suppose, chez ceux qui se chargent de le conduire, la connaissance parfaite du génie qui lui est propre. Il implique, en outre, la conscience très nette de l’œuvre civilisatrice imposée, par la Providence, à la génération présente ; autrement dit, le discernement des forces vives existantes dans la nation et la claire vue du but vers lequel il importe de les faire converger.

Ne laisser ni s’user ni s’alanguir aucune de ces forces ; écarter d’une main ferme les obstacles qui les entravent ; rassembler, relier entre elles celles qui s’agitent éparses et inutiles ; susciter celles qui s’ignorent, ramener celles qui dévient ou s’égarent ; obtenir enfin que dans l’État, comme dans la nature, tout conspire à une fin commune, tout concoure à une grande et belle harmonie, c’est le devoir d’un bon gouvernement. C’est aussi, je n’en fais nul doute, votre vœu le plus cher ; mais jamais, peut-être, l’accomplissement de ce devoir et l’exaucement de ce vœu n’ont paru plus difficiles et plus éloignés.

Nous sommes arrivés à une de ces époques critiques, révolutionnaires, où les forces de dissolution sont plus actives et plus apparentes que les forces de recomposition. Justement affligés, alarmés des maux sans nombre que cause le renversement de l’ordre ancien, la plupart des hommes politiques de nos jours pensent que ces forces exaspérées, dont nous voyons les effets désastreux, sont incapables d’organisation, et qu’il y aurait démence à tenter de les faire coopérer à un ordre quelconque. Selon ces hommes, des mieux intentionnés, je le veux croire, mais des plus aveugles, il faut à tout prix, pour sauver la société en péril, refouler, réprimer, anéantir s’il se peut, l’activité désorganisatrice d’une énergie funeste.

On a comparé quelquefois l’état actuel de la société à ce moment de l’histoire où l’empire romain, aux prises avec les barbares, luttait, se débattait, se transformait enfin, mais avec des souffrances inouïes, sous l’influence de l’idée chrétienne. Toute analogie est superficielle cependant, aujourd’hui aussi, trois élémens, trois principes hostiles se disputent le monde. La société constituée, fière encore de ses mœurs élégantes et délicates, souriant dédaigneusement et se parant comme une belle femme, épuisée par le plaisir, qui voudrait tromper la mort, nous représente assez bien cette Rome altière dont la vie chancelante s’exhalait en vains mépris, en impuissantes invectives, contre les barbares à ses portes contre les chrétiens dans ses catacombes.

L’élément chrétien et l’élément barbare, c’est à dire l’aspiration idéale, pacifique, et l’énergie brutale, effrénée, existent simultanément aujourd’hui dans ces masses populaires, tour à tour calomniées ou exaltées suivant que l’on considère exclusivement l’une ou l’autre des forces qui les tourmentent. Si l’élément chrétien triomphe, la France est sauvée. Si l’élément barbare l’emporte, l’Europe entière entrera dans une période de calamités dont nul ne peut prévoir ni l’étendue, ni la durée.

Représentans du Peuple, fondateurs de la République, législateurs de la première entre les nations, c’est à vous que la France a commis le soin de résoudre ce terrible problème. Investis de la plus haute mission qui fut jamais donnée à des hommes, l’avenir de la patrie et du monde peut-être est en vos mains. La plus belle des civilisations ou la barbarie la plus épouvantable sortiront des institutions que vous allez fonder. « Ulysse, sage Ulysse, prends garde à toi ; les outres que tu fermais avec tant de soin sont ouvertes ; les vents sont déjà déchaînés. »

Les conditions dans lesquelles le Peuple a vécu jusqu’ici, il ne les veut plus accepter. C’est un crime irrémissible suivant les uns ; c’est un malheur suivant les autres ; c’est un droit et un devoir aux yeux de plusieurs. Parlons en esprits pratiques, en fatalistes, si vous voulez, et disons : C’est un fait dont il est facile de s’entr’accuser, mais que personne n’a plus la puissance de changer aujourd’hui. Depuis quelque temps, il est reçu de rejeter sur le socialisme le blâme et même l’odieux des luttes déplorables dont le mécontentement des classes laborieuses a été la cause, l’occasion et le prétexte. C’est à peine si, dans ces jours néfastes où l’irritation est portée au comble, on ose prononcer un mot qui semble synonyme d’anarchie et de guerre civile. Cependant, Représentans du Peuple, je viens risquer d’encourir votre disgrâce, non seulement en prononçant devant vous ce mot si mal famé, mais encore en vous demandant, avec beaucoup d’instance, de tâcher de vous bien rendre compte de sa signification exacte.

Est-ce vous faire injure de supposer que beaucoup d’entre vous l’ignorent, et confondent dans une même condamnation des doctrines bien diverses, des hommes bien dissemblables ? La singulière méprise que vient de commettre votre dernier et infiniment honorable président, en donnant à une formule scientifique une acception vulgaire, n’autorise-t-elle pas à croire que la lecture des livres socialistes vous est, en général peu familière ? Vous semblez poser en fait que le socialisme a créé un état de choses qu’il a simplement constaté. La différence est notable, surtout si nous ajoutons que le socialisme a cherché avant vous, et peut-être avec plus d’ardeur encore que vous, le remède.

Je viens de dire que l’on confondait sous la dénomination de socialisme des idées très différentes. Je crois qu’on les peut diviser en trois catégories principales. Il y a, suivant moi, trois sortes de socialismes : le socialisme des utopistes ; le socialisme des sectaires ; le socialisme des hommes d’État. Tous trois, il est vrai, ont un même point de départ et reposent sur la même base. Je définirais cette base : le droit de tous à la vie matérielle et morale, reconnu par la société et consacré dans les lois. Mais, à partir de ce principe identique, trois tendances divergentes s’accusent et conduisent à trois termes infiniment éloignés. J’oserai vous prier de vouloir bien jeter avec moi un coup d’œil rapide sur ces tendances. Je n’abuserai point d’un temps précieux et ne dirai que l’indispensable.

Le socialisme utopiste n’a point fait, comme on pourrait l’induire de l’étonnement de certains esprits, sa première apparition au dix-neuvième siècle. De tout temps, l’idéal d’une société fondée sur la parfaite union des hommes et procurant le bonheur universel a visité l’imagination de ces êtres excellemment sensibles, qui gémissent des maux de l’humanité et ne sauraient concilier, avec la notion d’un Dieu souverainement bon, la condition misérable de sa créature. Aimant mieux s’en prendre à l’impéritie des législateurs qu’à la nature même de l’homme, ces rêveurs moralistes ont toujours accusé l’iniquité des institutions contemporaines, et lui ont opposé le tableau d’une société à venir où la vertu et le bonheur, tour à tour cause et effet, feraient de la terre un paradis délicieux. Platon dans sa République, Campanella dans sa Cité du soleil, Thomas Morus dans son Utopie, Harrington, Towers, Morelly, Jean Bodin, Fénelon même ont, jusqu’à un certain point, systématisé ces rêves dans des œuvres que l’opinion n’a jamais flétries, loin de là. Elle y a vu la généreuse illusion d’âmes étrangères au mal, qui n’en pouvaient comprendre la fatale perpétuité. Dans notre temps éminemment pratique, les utopistes ne se sont plus contentés d’écrire, ils ont voulu réaliser leur idéal. Owen à New-Harmony, les saints-simoniens à Ménilmontant, M. Pierre Leroux à Boussac, ont tenté, avec plus ou moins de persévérance et de succès, de rendre sensibles des félicités théoriques que raillait le scepticisme du siècle. Au moment où j’écris, une fraction de la famille icarienne traverse l’Atlantique et va fonder, dans les solitudes du Texas, cette naïve Icarie à laquelle M. Cabet dicte des lois si aimables et prêche des mœurs si douces. Je ne saurais comprendre, je l’avoue, que la société s’effarouche de ces utopies inoffensives. Non seulement la République, mais aucun gouvernement, quel qu’il soit n’a lieu de redouter des missionnaires de paix aux yeux desquels la forme politique est d’une importance très secondaire, qui ont horreur de l’effusion du sang et qu’on n’a jamais aperçu, que je sache, ni d’un côté ni de l’autre des barricades.

Quant au socialisme sectaire, il s’en faut qu’il s’inspire d’un tel esprit d’amour. Dans leurs assemblées, dans leurs clubs qu’ils appellent leurs églises, des hommes fanatiques, empruntant au mysticisme chrétien ses formules et ses symboles, prêchent, au nom de la sainte trinité sociale, au Peuple-Christ, couronné d’épines et flagellé par les pharisiens, le renversement de l’ordre établi. Ils excitent à la haine, à la vengeance ; ils versent un fiel amer dans le cœur aimant du pauvre ; ils flattent les appétits désordonnés, éveillent les mauvais instincts qui dorment, hélas ! d’un sommeil bien léger, au fond des âmes les meilleures. Ils lancent à la propriété la menace et l’anathème, l’accusant seule de tous les maux qui pèsent sur l’humanité. Ce sont des esprits ardens et aveugles, des croyans farouches, attardés dans une ère d’examen et de tolérance, qui, en d’autres temps, eussent conseillé la Saint-Barthélemy, allumé les flammes de l’inquisition. Rien de plus opposé aux utopistes pacifiques ; et l’on commet une injustice sans égale en assimilant ceux-ci à des hommes qui leur sont antipathiques, en confondant l’abus de la théorie avec l’excès de l’ignorance, le rêve perdu dans les nuages avec la convoitise brutale des biens matériels. En dehors de l’utopie et de la secte, quelques hommes isolés cherchent dans la solution des problèmes économiques une meilleure organisation de la société.

Parmi ceux-là, M. Louis Blanc a trouvé un instant crédit dans l’esprit des travailleurs éblouis par un certain éclat de rhétorique et par une verve peu commune. Le système de M. Louis Blanc est fort simple au premier abord. Il s’agit, sans plus, de supprimer la liberté individuelle avec l’industrie privée et de remettre aux mains de l’État l’industrie collective, organisée en ateliers nationaux administrés par une assemblée délibérante selon le principe de l’égalité des salaires. La transformation de la propriété individuelle en propreté collective est une conséquence nécessaire de ce système.

En vain une expérience tentée dans les circonstances les plus favorables est-elle venue donner un démenti flagrant aux promesses et aux assertions de M. Louis Blanc. En vain de savantes critiques ont-elles défait pièce à pièce son échafaudage de paradoxes. M. Louis Blanc répond à ses adversaires que l’individualisme ne saurait comprendre la fraternité et que le dévoûment opère des miracles ; comme si le dévoûment, cette magnificence de l’âme, pouvait jamais devenir l’état permanent d’un peuple et se commander de par la loi ! Mais l’auteur de l’Organisation du travail ne s’embarrasse point pour si peu. Il ne s’inquiète guère ni de ses contradicteurs, ni de ses contradictions. Cet éclectique du communisme professe, avec les éclectiques de la doctrine, une confiance inébranlable en ses lumières propres, fortifiée d’un dédain superbe pour celles d’autrui. « Placé sur les confins du socialisme et de la démocratie, a dit de lui un écrivain qui combat pour la même cause, un degré plus bas que la République, deux degrés au-dessous de M. Barrot, trois au dessous de M. Thiers, M. Louis Blanc est encore lui-même, quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, un descendant à la quatrième génération de M. Guizot, un doctrinaire[1]. »

Impitoyable dans sa critique des systèmes communistes, M. Proudhon croit avoir trouvé la solution des difficultés qui nous occupent dans l’organisation du crédit et de l’échange. Il faudrait, pour exposer son système, plus d’espace que je n’en ai ici, plus de temps que vous ne voudriez m’en accorder. Disons seulement que le système de M. Proudhon repose sur des bases scientifiques, et nullement, comme une formule imprudente l’a pu faire croire, sur une négation aveugle et passionnée de la propriété. Conséquemment il y aurait sottise à prétendre le réfuter en quelques paroles et sans descendre, ainsi qu’il l’a fait lui-même, jusqu’aux fondemens de l’ordre social.

Reste à examiner le socialisme des hommes d’Etat, celui qui sera, qui est déjà le vôtre, j’en suis certain, quoique vous n’en ayez pas conscience encore peut-être. Celui-là n’est ni une secte, ni une utopie, ni même un système. C’est une conviction réfléchie, née de l’étude, appuyée sur l’histoire ; c’est une vue politique qui constate dans les progrès de la civilisation une protestation de plus en plus énergique et victorieuse de la liberté contre la nécessité, de cette affirmation que les hommes appellent providence, contre cette négation qu’ils appellent fatalité.

Les socialistes que je désigne ici n’espèrent point l’entière extinction du mal ; mais ils pensent qu’il doit devenir l’exception et non la règle de nos destinées sociales. Considérant l’effort soutenu par lequel en France, par exemple, la classe bourgeoise a su se racheter de la fatalité qui l’enchaînait et conquérir une à une toutes les libertés, ils affirment que l’invincible logique des choses entraîne avec elle l’affranchissement du Peuple, qui vit encore assujetti à des conditions matérielles d’existence incompatibles avec la liberté véritable.

Ils sont convaincus que les droits politiques accordés à tous les citoyens par l’institution républicaine ne sont point le but définitif de la Révolution de Février, mais le moyen par lequel la Démocratie arrivera à conjurer pacifiquement le plus implacable des despotismes, le despotisme de la misère. Le socialisme des hommes d’État ne voit point dans la propriété un obstacle à ce progrès, tout au contraire. Il puise dans l’histoire, dans la philosophie, dans la science, la certitude que la propriété est une forme essentielle de la personnalité, et conséquemment, à mesure qu’un plus grand nombre y participe, qu’elle marque un développement ascendant de la civilisation. Mais il la croit très menacée par l’impatience toujours croissante de ceux qui ne possèdent pas, et, pour la sauver, il voudrait la rendre de plus en plus accessible.

Pour atteindre ce but, les socialistes sérieux cherchent les moyens d’organiser le crédit de telle sorte que le travail et la production soient exonérés des charges qui les rendent stériles et dérisoires pour le travailleur, afin que celui-ci puisse à son tour se reposer, posséder, jouir des fruits de son labeur et de son industrie. L’homme pauvre travaille aujourd’hui avec la certitude presque absolue du contraire. Il sait qu’à moins de circonstances extraordinairement favorables, il n’arrivera jamais au bien-être, au loisir. Le socialisme des hommes d’Etat est persuadé que la société peut changer ces conditions accablantes de la vie du prolétaire.

Sans partager les illusions des utopistes, illusions d’un orgueil sans bornes, il écoute leurs plus creuses divagations, comme vous l’avez su faire tout récemment, avec une patience bienveillante afin de recueillir la moindre parcelle de vérité où elle se rencontre.

Sans emprunter le jargon mystique des sectaires, tout en frappant de réprobation leurs haines et leurs menaces, il épie jusqu’à leurs plus folles extravagances, pensent, avec le poète, que ce sont là « les bacchanales furieuses du vin mystérieux de la vérité. »

Wild bacchanal of truth’s mysterious wine[2].

Il n’abuse point le Peuple par de vaines promesses ; il ne promet rien au delà de ses forces, car il ne promet que de chercher, mais il cherche avec conscience, avec foi. Il ne perd pas un instant de vue le but sacré. Représentans du Peuple, j’affirme que ce socialisme est le vôtre, et que l’on vous calomnie à votre tour quand on dit au Peuple que vous n’en voulez rien connaître et que vous repoussez, avec un dédain systématique, le socialisme quel qu’il soit, dans toutes ses expressions, sous toutes ses formes.


  1. Proudhon, Système des contradictions économiques.
  2. Shelley.