Lettres philosophiques/Lettre 16

Lettres philosophiquesGarniertome 22 (p. 140-143).

LETTRE XVI[1].

sur l’optique de newton.

Un nouvel univers a été découvert par les philosophes du dernier siècle, et ce monde nouveau était d’autant plus difficile à connaître qu’on ne se doutait pas même qu’il existât. Il semblait aux plus sages que c’était une témérité d’oser seulement songer qu’on pût deviner par quelles lois les corps célestes se meuvent et comment la lumière agit.

Galilée, par ses découvertes astronomiques, Kepler, par ses calculs, Descartes, au moins dans sa Dioptrique, et Newton, dans tous ses ouvrages, ont vu la mécanique des ressorts du monde. Dans la géométrie, on a assujetti l’infini au calcul. La circulation du sang dans les animaux et de la sève dans les végétables a changé pour nous la nature. Une nouvelle manière d’exister a été donnée aux corps dans la machine pneumatique. Les objets se sont rapprochés de nos yeux à l’aide des télescopes. Enfin, ce que Newton a découvert sur la lumière est digne de tout ce que la curiosité des hommes pouvait attendre de plus hardi, après tant de nouveautés.

Jusqu’à Antonio de Dominis[2], l’arc-en-ciel avait paru un miracle inexplicable ; ce philosophe devina que c’était un effet nécessaire de la pluie et du soleil. Descartes rendit son nom immortel par l’explication mathématique de ce phénomène si naturel ; il calcula les réflexions de la lumière dans les gouttes de pluie, et cette sagacité eut alors quelque chose de divin.

Mais qu’aurait-il dit si on lui avait fait connaître qu’il se trompait sur la nature de la lumière ; qu’il n’avait aucune raison d’assurer que c’était un corps globuleux ; qu’il est faux que cette matière, s’étendant par tout l’univers, n’attende, pour être mise en action, que d’être poussée par le soleil, ainsi qu’un long bâton qui agit à un bout quand il est pressé par l’autre ; qu’il est très vrai qu’elle est dardée par le soleil, et qu’enfin la lumière est transmise du soleil à la terre en près de sept minutes, quoique un boulet de canon, conservant toujours sa vitesse, ne puisse faire ce chemin qu’en vingt-cinq années ?

Quel eût été son étonnement si on lui avait dit : « Il est faux que la lumière se réfléchisse directement en rebondissant sur les parties solides du corps ; il est faux que les corps soient transparents quand ils ont des pores larges ; et il viendra un homme qui démontrera ces paradoxes, et qui anatomisera un seul rayon de lumière avec plus de dextérité que le plus habile artiste ne dissèque le corps humain[3] !

Il a si bien vu la lumière qu’il a déterminé à quel point l’art de l’augmenter et d’aider nos yeux par des télescopes doit se borner.

Descartes, par une noble confiance bien pardonnable à l’ardeur que lui donnaient les commencements d’un art presque découvert par lui, Descartes espérait voir dans les astres, avec des lunettes d’approche, des objets aussi petits que ceux qu’on discerne sur la terre.

Newton a montré qu’on ne peut plus perfectionner les lunettes, à cause de la réfraction même[4], qui, en nous rapprochant les objets, écartent trop les rayons élémentaires ; il a calculé, dans ces verres, la proportion de l’écartement des rayons rouges et des rayons bleus ; et, portant démonstration dans des choses dont on ne soupçonnait pas même l’existence, il examine les inégalités que produit la figure du verre, et celle que fait la réfrangibilité. Il trouve que le verre objectif de la lunette étant convexe d’un côté et plat de l’autre, si le côté plat est tourné vers l’objet, le défaut qui vient de la construction et de la position du verre est cinq mille fois moindre que le défaut qui vient par la réfrangibilité ; et qu’ainsi ce n’est pas la figure des verres qui fait qu’on ne peut perfectionner les lunettes d’approche, mais qu’il faut s’en prendre à la matière même de la lumière.

Voilà pourquoi il inventa un télescope qui montre les objets par réflexion, et non point par réfraction.

Il était encore peu connu en Europe quand il fit cette découverte. J'ai vu un petit livre composé environ ce temps-là, dans lequel, en parlant du télescope de Newton, on le prend pour un lunetier : Artifex quidam Anglus nomine Newton. La postérité l'a bien vengé[5].

  1. Voyez la note 3 de la page 132..
  2. Sur Antonio, ou Marco Antonio de Dominis, voyez le chapitre XI de la seconde partie des Éléments de la philosophie de Newton.
  3. Dans les éditions de 1734 à 1738, on lisait ici :
    « Cet homme est venu. Newton, avec le seul secours du prisme, a démontré aux yeux que la lumière est un amas de rayons colorés qui, tous ensemble, donnent la couleur blanche. Un seul rayon est divisé par lui en sept rayons, qui viennent tous se placer sur un linge ou sur un papier blanc dans leur ordre, l’un au-dessus de l’autre et à d’inégales distances. Le premier est couleur de feu ; le second, citron ; le troisième, jaune ; le quatrième, vert ; le cinquième, bleu ; le sixième, indigo ; le septième, violet. Chacun de ces rayons, tamisé ensuite par cent autres prismes, ne changera jamais la couleur qu’il porte, de même qu’un or épuré ne change plus dans les creusets. Et, pour surabondance de preuve que chacun de ces rayons élémentaires porte en soi ce qui fait sa couleur à nos yeux, prenez un petit morceau de bois jaune, par exemple, et exposez-le au rayon couleur de feu : ce bois se teint à l’instant en couleur de feu ; au rayon vert il prend la couleur verte ; et ainsi du reste.
    « Quelle est donc la cause des couleurs dans la nature ? Rien autre chose que la disposition des corps à réfléchir les rayons d’un certain ordre et à absorber tous les autres. Quelle est cette secrète disposition ? Il démontre que c’est uniquement l’épaisseur des petites parties constituantes dont un corps est composé. Et comment se fait cette réflexion ? On pensait que c’était parce que les rayons rebondissaient, comme une balle, sur la surface d’un corps solide. Point du tout ; Newton enseigne aux philosophes étonnés que les corps ne sont opaques que parce que leurs pores sont larges, que la lumière se réfléchit à nos yeux du sein de ces pores mêmes, que, plus les pores d’un corps sont petits, plus le corps est transparent : ainsi le papier, qui réfléchit la lumière quand il est sec, la transmet quand il est huilé, parce que l’huile, ses pores, les rend beaucoup plus petits.
    « C’est là qu’examinant l’extrême porosité des corps, chaque partie ayant ses pores, et chaque partie de ses parties ayant les siens, il fait voir qu’on n’est point assuré qu’il y ait un pouce cubique de matière solide dans l’univers ; tant notre esprit est éloigné de concevoir ce que c’est que la matière.
    « Ayant ainsi décomposé la lumière, et ayant porté la sagacité de ses découvertes jusqu’à démontrer le moyen de connaître la couleur composée par les couleurs primitives, il fait voir que ces rayons élémentaires, séparés par le moyen du prisme, ne sont arrangés dans leur ordre que parce qu’elles sont réfractées en cet ordre même ; et c’est cette propriété, inconnue jusqu’à lui, de se rompre dans cette proportion, c’est cette réfraction inégale des rayons, ce pouvoir de réfracter le rouge moins que la couleur orangée, etc., qu’il nomme réfrangibilité.
    « Les rayons les plus réflexibles sont les plus réfrangibles ; de là il fait voir que le même pouvoir cause la réflexion et la réfraction de la lumière.
    « Tant de merveilles ne sont que le commencement de ses découvertes ; il a trouvé le secret de voir les vibrations et les secousses de la lumière, qui vont et viennent sans fin, et qui transmettent la lumière ou la réfléchissent selon l’épaisseur des parties qu’elles rencontrent ; il a osé calculer l’épaisseur des particules d’air nécessaire entre deux verres posés l’un sur l’autre, l’un plat, l’autre convexe d’un côté, pour opérer telle transmission ou réflexion, et pour faire telle ou telle couleur.
    « De toutes ces combinaisons il trouve en quelle proportion la lumière agit sur les corps et les corps agissent sur elle. »
    Quelques changements et additions furent faits en 1750. Le texte actuel est de 1752.
  4. 1734. « À cause de cette réfraction et de cette réfrangibilité même qui. »
  5. Dans les éditions de 1751 et 1752, il y a ici trois alinéas qu'on a vus tome XX, pages 121-122; ce sont ceux qui commencent ainsi : I. De tous ceux qui ont un peu vécu ; II. Quand on considère ; III. On a souvent demandé.
    L'édition de 1739 portait : La renommée l’a bien vengé depuis.
    Après ces mots, on lit dans l'édition de 1742 (la seule qui le contienne) l'alinéa suivant :
    « Le docteur Clarke avouait à qui voulait l'entendre que, dans le temps qu'il n'était encore que chapelain et pauvre, il traduisit l'optique de Newton en latin, et que l'auteur fit présent au traducteur de douze mille livres de notre monnaie. Le lunetier agissait en roi. »
    Dans l'édition de 1734, la lettre se terminait ainsi : « …Réfraction. Cette nouvelle sorte de lunette est très-difficile à faire, et n'est pas d'un usage bien aisé ; mais on dit en Angleterre qu'un télescope de réflexion de cinq pieds fait le même effet qu'une lunette d'approche de cent pieds. »