Lettres parisiennes/Année 1839/22

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1839

LETTRE VINGT-DEUXIÈME.

Le lion véritable ; définition de ce mot. — La Saint-Louis à Versailles. — Le tournoi d’Eglington. — Le cheval d’Auriol. — Les faux chasseurs.
6 septembre 1839.

Il est venu, le jour où le Parisien lui-même rougit de Paris. Le mois de septembre est la saison maudite, la véritable saison morte de la grande ville. Courageux est l’homme indépendant qui ose se montrer sur le boulevard à cette époque. C’est maintenant que la fausse absence est une nécessité, un devoir d’élégance dont tout lion qui se respecte ne saurait s’affranchir. À l’heure qu’il est, il ne doit plus y avoir dans Paris d’autres lions que ceux de la Porte-Saint-Martin. Ceci nous fait penser que ce mot anglais, si promptement adopté, ne signifie rien ici comme on l’emploie. Depuis quelque temps, toute personne élégante est honorée du titre de lion ; on compte une vingtaine de lions par coterie : toute femme qui a de beaux diamants, de hautes dentelles, de grands chevaux et un bon cuisinier, qui se montre au spectacle, aux courses et aux fêtes brillantes, est classée parmi les lionnes, sans information préalable et sans jugement motivé ; tout homme qui porte une coiffure à la Henri III, une barbe à la Pluton, des moustaches à la Cromwell et une cravate à la Colin, qui fume un cigare colossal à côté d’un groom microscopique, qui crie très-haut dans un nuage de fumée : « Bojou, mon cher, comment ça vâ ? » et à qui une autre voix répond dans une gloire de tabac : « Ça vâ pâs mal, et toi ? » est soudain reconnu et déclaré lion par on ne sait quelle autorité.

Et puis les lions et lionnes se réunissent pour s’admirer entre eux, et, sans savoir les droits et les exigences de la dignité qu’ils s’arrogent, ils se disent avec orgueil : « Je suis un lion, tu es un lion, nous sommes des lions, elles sont des lionnes… » Eh bien, nous aussi, nous allons conjuguer cet étrange verbe, et nous vous répondrons : Vous n’êtes pas des lions, elles ne sont pas des lionnes. Vous êtes des dandys, des beaux, des muguets, des incroyables, des fashionables, des merveilleux, des merveilleuses, si vous le voulez ; mais vous n’êtes pas des lions. Moralement, qu’est-ce qu’un lion ? Définition : un lion moral est une bête curieuse. Or, par le mot bête curieuse on n’entend pas un animal indiscret qui veut tout voir, mais un animal extraordinaire que tout le monde veut voir. Ainsi le lion du jardin des Plantes, dont personne ne se soucie, n’est pas un lion. Malgré ses prétentions légitimes à cette dénomination, malgré sa longue crinière, malgré ses ongles, malgré ses dents, ce roi des déserts n’est pas un lion ; le cheval chinois, au contraire, malgré ses jambes courtes, son allure plaisante, sa robe si laide, le cheval chinois est un lion, parce que tout le monde accourt pour le voir au Cirque des Champs-Élysées. Il en est de même dans nos salons. Le lion d’un rout n’est pas le jeune élégant dont la tournure est la plus extravagante, dont les poses sont les plus étudiées, dont les manières sont les plus prétentieuses ; c’est quelquefois un homme très-simple, qui n’a pas le moindre ridicule à faire valoir, mais que tout le monde veut connaître, parce qu’une grande célébrité le recommande à l’attention générale, parce qu’il a fait un voyage des plus périlleux, parce qu’il a enlevé plusieurs mères de famille en Angleterre, parce qu’il a prononcé la veille un éloquent discours, parce qu’il vient de faire un magnifique héritage, parce qu’il a couru sur un cheval de pur sang avec une casaque de jockey, parce qu’il descend de ballon à l’instant même et qu’il rapporte des nouvelles toutes fraîches de l’Empyrée, parce qu’il est légèrement soupçonné d’avoir empoisonné sa femme, ou quelquefois pour bien moins que cela ; quelquefois c’est tout bonnement parce qu’il vient de publier un livre plein de génie qui a obtenu un immense succès. Mais on n’est lion qu’un moment dans sa vie ; la charge de lion n’est pas une place inamovible. Être le lion de la soirée, c’est être l’atout de la partie, et, vous le savez, la royauté de l’atout cesse quand le coup est joué.

Ne dites donc plus inconsidérément : « Nos lions ont adopté telles modes… toutes nos lionnes assistaient à cette représentation… » C’est comme si vous disiez : « Trèfle et carreau sont atouts ; » c’est comme si vous disiez, et cela vous le dites souvent : « Une foule de personnes distinguées, etc., etc. » Ne confondez pas le dandy et le lion, la merveilleuse et la lionne ; ils ne sont point de la même famille : le dandy est celui qui veut se faire voir, le lion est celui qu’on veut voir ; la merveilleuse est celle qui cherche tous les plaisirs, la lionne est celle que toutes les fêtes réclament, et sans laquelle il n’est point de plaisirs. The lion (prononcez l’âne) est dans une brillante soirée ce que la mariée est dans une noce, ce que le nouvel élu est dans une réception académique, ce que le Parisien est dans une petite ville de province, ce que l’accusé est dans un procès, ce que la victime est dans un sacrifice, ce que la girafe est au jardin des Plantes, enfin ce qu’était autrefois le lion dans la ménagerie. Exemple : à la Porte-Saint-Martin, qui est le lion ? ce n’est pas le tigre, ce n’est pas le léopard, ce n’est pas l’agneau, ce n’est pas le lion : c’est M. Van Amburgh.

Nous disons donc que la solitude de Paris est extrême, et que nul en ce moment n’ose l’habiter. Le dimanche est le jour de l’abandon général ; non-seulement ce jour-là il n’y a plus personne dans Paris, mais vous ne trouvez même plus de voiture pour vous conduire hors de Paris. Fiacres, cabriolets, citadines, milords, carrosses de remise, tout a disparu ; vous parcourrez en vain la ville dans tous les sens, vous dépêcherez en vain les messagers les plus actifs, vous interrogerez en vain toutes les places de fiacres, vous resterez à pied du matin jusqu’au soir ; les wagons eux-mêmes vous repousseront. Voyez ! cinq mille personnes attendent leurs billets à la porte du débarcadère. Les uns tiennent sous le bras un pain de quatre livres, d’autres un melon ; ceux-ci balancent un pâté suspendu dans une serviette, ceux-là tiennent religieusement un poulet maigre dans un papier gras. Plusieurs emportent un panier de pêches à la campagne ! Les pêches de Paris sont si bonnes ! ils ont raison. Quelques-uns emportent un myrte… ou un géranium. La Saint-Louis, c’est la fête de tout le monde, des Louis et des Louise quelquefois, mais le plus souvent des Alfred, des Achille, des Melchior, des Palmyre et des Paméla. Plus on a un nom prétentieux à faire valoir, plus on s’appelle Louis ou Louise secrètement. Le chemin de fer, ce jour-là, avait à transporter, outre tous les habitants de la capitale, tous les comestibles et tous les pots de fleurs de Paris. Que de pâtés dévorés dimanche dans les bosquets de Versailles ! La salle de marbre était jonchée de gastronomiques débris, d’enveloppes de jambons, de cornets de sel, de papiers à sucre, de manches de gigots, d’os de poulets, de carcasses de dindons. Quelle foule ! quel bruit !… Nymphes, avec orgueil vous répandiez vos ondes pour charmer les yeux du peuple-roi. Qu’était Louis XIV auprès de ce nouveau maître ? la volonté de l’un a pu créer ces merveilles en un jour ; la volonté de l’autre pourrait les détruire en une heure. Belles statues, si fières de vos grâces antiques, de vos pieds de marbre, de vos bras si coquettement arrondis, tremblez devant ce souverain terrible, redoutez son enthousiasme sauvage : il est capable, dans son empressement admiratif, de vous abattre et de vous briser pour vous admirer de plus près. Le désordre était si grand à huit heures du soir, lorsque ces trente mille personnes, venues dans le courant de la journée, ont voulu retourner ensemble à Paris, que le préfet et toutes les autorités de Versailles ont été forcés de venir mettre le holà. Nos réjouissances populaires ont toujours un faux air d’émeute qui leur prête beaucoup de charme. En France, la révolte est le principe de toutes les fêtes. On ne croit pas s’être amusé quand on ne s’est pas un peu insurgé contre ceux-là même dont le métier est de protéger les plaisirs. Et puis c’est en toute chose une mauvaise foi attristante ; l’esprit de fraude préside à tous ces innocents marchés ; le besoin d’usurpation est le moteur de tous ces jeux : on s’entasse huit dans un fiacre qui ne peut contenir que six personnes ; le cocher crie, on n’en tient compte ; on lui dit des injures et on le bat ; si l’on voit une haie ou une barrière, on la franchit : les haies et les barrières ne sont faites que pour être escaladées ; personne n’attend son tour, personne ne reste à sa place ; la plus mauvaise place paraît toujours la meilleure quand elle est déjà prise. Tricher, usurper, enfreindre, voilà chez nous le vrai plaisir ; l’amour lui-même subit cette fatale loi : on n’aime passionnément sa maîtresse que quand elle est la femme d’un autre. Écoutez au hasard la conversation des passants qui reviennent le soir d’une fête, vous entendrez toutes phrases comme celles-ci : « Il m’avait d’abord demandé vingt sous ; j’ai dit : Merci ! je n’ai que quatre sous… je m’en vas. Alors il m’a crié : Le v’là pour quatre sous !… » — Ou bien : « Ils me disaient comme ça : On ne passe pas ! Mais je leur ai donné de bons coups de poing, et je suis entré tout de même… » Le plaisir de la fête se réduit donc à n’avoir payé que quatre sous ce qui valait un franc, et à être parvenu, par la violence, là où il était défendu d’arriver. Un tel peuple nous paraît assez difficile à gouverner.

Les conversations parisiennes ne se soutiennent depuis huit jours que grâce aux correspondances. Toutes les choses que l’on raconte sont précédées de ces mots : « On m’écrit de Londres… On m’écrit de Bade… » Entre autres récits, nous avons recueilli de plaisants renseignements sur le tournoi d’Eglington ; ils sont extraits d’une lettre confidentielle. Plusieurs chevaliers, dans une des répétitions laborieuses qui ont eu lieu avant le grand jour, avaient reçu des coups de lance si terribles, qu’ils avaient la poitrine et les bras meurtris ; ils voulaient combattre cependant, et, résolus à vaincre sans mourir, voilà ce qu’ils avaient imaginé : « L’action la plus belle est de faire voler sa lance en éclats, se sont dit les prudents héros ; eh bien, nous ferons voler nos lances en éclats, et, pour cela, nous n’aurons pas besoin de nous donner des coups affreux ; rien de plus simple, nous allons casser nos lances d’avance, ou plutôt nous allons les faire scier très-proprement en trois ou quatre endroits ; puis on recollera les morceaux, et l’on cachera les jointures sous des bandes de papier peint de la couleur du bois. » Ils dirent, et leurs lances brisées paisiblement et avec intelligence furent raccommodées aussitôt par un discret écuyer. Mais les vainqueurs, assurés contre les blessures et les revers, ne s’étaient pas fait assurer contre la pluie et le mauvais esprit de leurs coursiers. L’eau qui tombait en abondance avait décollé le papier trempé, et les chevaux, qui ruaient sans cesse, dans leurs brusques mouvements imprimaient aux bras des chevaliers des secousses fatales aux raccommodages de leurs lances. À chaque ruade, un des morceaux se détachait et tombait honteusement dans l’arène, aux applaudissements ironiques des spectateurs. Quand les chevaliers en vinrent à s’attaquer, il ne leur restait plus qu’un tronçon dépareillé dans la main. Leurs lances pipées s’étaient brisées en détail au lieu de se briser en éclats.

Les courses d’hier au Champ de Mars ont été fort brillantes ; tous les vrais amateurs de chevaux y assistaient. La troupe Franconi et Jolibois s’y faisait remarquer. Mesdames Cuzent et Camille étaient en calèche découverte ; Auriol était en tilbury, conduit par le fameux cheval si heureusement apprivoisé, qui agite la sonnette comme un président de Chambre, qui boit du vin par rasades comme un garde champêtre, qui dîne à table avec une serviette attachée autour du cou comme un enfant bien élevé. Ce qui nous étonne, c’est qu’un cheval qui sait faire tout cela sache aussi traîner un tilbury. Il est, de plus, galant comme un marquis… comme un marquis d’autrefois. Une jeune étrangère, une Américaine, ayant laissé tomber son mouchoir, le cheval empressé s’est précipité pour le relever et le lui a rendu avec beaucoup de grâce : « Merci, monsieur, » a dit la jeune fille sans lever les yeux.

Nous avons accusé, il y a quelque temps, les plaisanteries d’Auriol d’être un peu monotones ; nous lui devons la justice de dire qu’il les varie maintenant délicieusement. Il a une manière de jeter des poids de cinquante livres sur la tête des spectateurs qui est tout à fait agréable ; l’illusion est complète, on se croit mort. Un cri d’effroi retentit dans toute la salle. Auriol, suspendu dans les airs, regarde le public en riant, et le poids de cinquante livres, emporté par une petite ficelle, disparaît sans avoir assommé personne. Eh bien, ce poids en carton semble si lourd, et Auriol le soulève avec des efforts si parfaitement bien imités, que ceux même qui savent la ruse ne peuvent s’empêcher de frémir quand il le laisse tomber à terre… Il en est de cette parade comme de bien d’autres comédies qui se jouent en ce monde. On sait le fond des choses, et pourtant on se laisse entraîner par les apparences : on fait l’aumône à un faux aveugle qu’on sait être un voleur espion ; on offre une place dans sa voiture par pitié à un vieil avare qui pourrait avoir dix chevaux dans ses écuries ; et l’on s’empresse d’aller consoler un égoïste d’un affreux chagrin qu’il ne sent pas…

La grande mode, en ce moment, c’est d’aller à Saint-Germain déguisé en chasseur ; déguisé est le mot : la veste grise, la casquette et le carnier surtout, voilà le costume de voyage. On tient son fusil sous le bras et l’on monte dans un wagon. On est censé devoir chasser toute la journée dans les forêts environnantes. Le soir, en revenant à Paris, on feint de succomber sous le poids d’un gibier énorme. Le carnier est enflé comme une outre. Le chasseur orgueilleux semble avoir dépeuplé la contrée ; tout cela a très-bonne façon. Nous nous sommes trouvé, il y a quelques jours, au débarcadère de Saint-Germain avec un de ces Nemrods de banlieue. Le carnier monstrueux qu’il portait fièrement sur son dos excitait notre étonnement et un peu aussi notre défiance. Un très-jeune écolier qui nous accompagnait jetait sur cette magnifique proie des regards d’envie ; à cet âge, la passion de la chasse a toute l’ardeur d’un premier amour, le gibier a tout l’attrait d’une première victime ; la seule vue d’un lapin mort fait battre le cœur. Et notre écolier, voyant ce carnet si bien rempli, ne put résister au désir d’admirer ce qu’il contenait. Il saisit le moment où le chasseur distrait regarde fumer la chaudière que l’on est en train d’atteler, se place derrière lui et d’une main légère soulève le dessus du carnier ; il en examine l’intérieur avec attention, puis il se met à rire en s’éloignant doucement. « Eh bien, lui dit sa mère, ce monsieur a-t-il tué beaucoup de perdreaux, de faisans ? — Non, ma mère ; mais c’est égal, c’est un chasseur bien adroit. — Il a tué des lièvres, des lapins ? — Non, ma mère. — Alors quoi donc ? — Il a tué un paletot et deux paires de bas. »

Vous devinez quelle fut notre joie en découvrant cet étrange gibier. M. de B…, qui était avec nous, se pâmait de rire. « Le tour est ingénieux, disait-il, et cela me donne une idée : chaque fois que mon frère va à la chasse, il m’emprunte mon carnier ; bien, la prochaine fois, je lui prêterai mon sac de nuit. »