Lettres parisiennes/Année 1838/07

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1838

LETTRE SEPTIÈME.

La Popularité, comédie. — Une lecture à l’Abbaye-aux-Bois.
M. de Chateaubriand. — A jaunting car.
7 décembre 1838.

Aujourd’hui que nous n’avons pas fait la moindre découverte, nous pourrons commérer en toute liberté ; n’ayant rien à dire, nous pouvons tout dire. Quels sont les grands événements de la semaine ? Une pièce nouvelle au Théâtre-Français, une lecture des plus intéressantes à l’Abbaye-aux-Bois, et l’apparition d’une voiture mirobolante sur le boulevard des Italiens.

La pièce nouvelle du Théâtre-Français est la Popularité ; le lecteur de l’Abbaye-aux-Bois est M. de Chateaubriand ; la carriole fantastique du boulevard des Italiens est une voiture écossaise que l’on nomme jaunting car.

Disons quelques mots sur la Popularité : c’est une comédie politique, vous le savez ; c’est un dialogue plus ou moins animé entre le Constitutionnel, le Journal des Débats, le Courrier français et la Presse, qui, pour sa part, a fourni à l’auteur plus d’un beau vers. On a fort applaudi, entre autres, ce mot : tyrans subalternes, et ce vers :

Vient me voler l’honneur par une calomnie.

Ces expressions sont empruntées à un article de M. de Girardin. M. Delavigne a rimé aussi les admirables discours de M. de Lamartine ; mais il en avait le droit ; le poëte a le privilège de mordre en pleine prose. Les auteurs ne sauraient s’en plaindre : c’est un hommage qu’on leur rend.

Vous leur fîtes, seigneur,
En les rimant, beaucoup d’honneur.

Nous qui trouvons la politique des journaux déjà fort ennuyeuse à lire dans un bon fauteuil, au coin d’un bon feu, nous la trouvons bien autrement pénible à entendre assis sur une mauvaise chaise, dans cette boîte de danse qu’on appelle une loge ; aussi nous récusons-nous humblement pour juger ce genre d’ouvrage. Nos hommes d’État disent avec dédain, en parlant de cette comédie, que c’est de la bien mauvaise politique. Nous nous en rapportons avec confiance à leur jugement ; ils doivent s’y connaître mieux que nous, leur politique est une si bonne comédie !

Nous ne voulons nous occuper que de lady Strafford, que du rôle sentimental de la pièce. Admirable femme, en effet, qui représente à elle seule toutes les nuances de la presse légitimiste ! Pendant les premiers actes, c’est la Mode, c’est un délicieux journal de chiffons politiques. L’aimable lady s’occupe à la fois de parures et de complots. Elle vient à Londres pour un bal et pour une émeute. Ses cartons de voyage sont remplis d’armes et de fleurs ; elle prépare un massacre en mettant son rouge, elle souffle le feu de la guerre civile avec son éventail. Vous croyez sans doute que toutes ces choses, elle les fait par amour, car chez les femmes, les grandes pensées politiques viennent du cœur. L’une, vierge inspirée, se fait soldat pour sauver son pays. Une autre, mère passionnée, entreprend la guerre pour rétablir son fils sur le trône. Les conspirations que les femmes ourdissent, nous ne parlons pas de leurs intrigues, ont toujours une cause généreuse, une origine poétique ; quelquefois une noble vengeance les inspire ; mais il faut leur rendre justice, le plus souvent c’est un sentiment très-tendre qui leur met les armes à la main. Vous croyez, disons-nous, que lady Strafford veut ramener dans son royaume le prétendant qu’elle aime. Vous dites : Elle agit par amour… Point du tout, elle agit contre amour ; elle n’est pas du parti de celui qu’elle aime, mais elle veut le gagner à sa cause, au risque de le voir se perdre lui-même en trahissant son parti ; car elle n’hésite pas entre le prétendant et son prétendu. Pourvu que le premier règne, qu’importe que le second se déshonore ; c’est un détail qui ne la regarde pas. Et puis, elle gazouille politique du bout des lèvres avec tout le monde, elle se commet avec tous les chefs d’opinions, elle dit la même niaise flatterie à tous les rustres qu’on lui présente : — M. Goff… « Le nom de monsieur est fort célèbre, il est connu dans toute l’Europe. » — M. Martins… « Le nom de monsieur est fort célèbre, il est connu dans toute l’Europe. » — M. Smith… « Le nom de monsieur est fort célèbre… » Milady plaisante d’une façon charmante sur les choses les plus terribles ; elle dit à son oncle, en riant comme une petite fille : « Quoi ! vous ne le savez pas ? il y a des armes plein votre maison ! » C’est-à-dire : J’ai là de quoi faire périr deux ou trois cents hommes ! Elle prétend que, bien que l’on soit femme, on aime la gloire…

Et comme dans sa glace, on se voit dans l’histoire.


Sans égard pour une superbe robe de velours, et un chapeau à plumes qui lui sied très-bien, elle demande la permission d’aller faire un peu de toilette ; là-dessus elle va s’habiller en bergère ;

Car, même en conspirant, il faut songer à plaire.


C’est-à-dire : Qu’on se batte, qu’on se déchire, je n’en mettrai pas une rose de moins !… Mais pardonnons-lui cette cruauté, elle est fort belle ainsi ; sa parure est du meilleur goût. Voyons sa politique maintenant. — Acte troisième. Changement de journal : ce n’est plus la Mode, c’est la Gazette de France ; elle tend la main au parti républicain. L’alliance est conclue. Bravo ! — L’émeute gronde… Cette femme, si courageuse quand il s’agit de faire sa toilette, a très-grand’peur quand le danger commence ; elle accourt, pâle et défaite, pour se réfugier, où ?… chez celui qu’elle aime !… et sa tête est mise à prix, et elle ne tremble pas de le compromettre… Ô mon Dieu ! mais il nous semble que dans de tels moments on se cacherait plutôt chez son ennemi ! Enfin l’orage s’apaise, elle en est quitte pour l’exil ; alors elle s’éloigne pâle et triste, mais digne et fidèle, en vraie Quotidienne enfin. La toile tombe ; c’est dommage, un acte de plus et nous avions l’Europe, ce journal nouvellement refondé dont on parle tant. Comme rôle de feuille périodique, c’est complet, vous le voyez ; comme caractère de femme, c’est moins bien. Tous les diamants et tout le talent de mademoiselle Mars ne feront jamais une personne aimable de cette conspiratrice de boudoir, mesquine et taquine, vulgaire et froide, qui a bien plutôt l’air d’une pensionnaire ourdissant avec ses compagnes une mystification contre son maître d’écriture, que d’une grande dame conspirant avec des hommes d’État pour renverser un usurpateur. Travestir ainsi le plus beau type de la civilisation moderne, la grande dame anglaise, quelle profanation ! Est-il rien de plus admirable qu’une véritable lady, cette déesse bienveillante dont le sourire même est imposant ? Quel orgueil ! mais aussi quelle douceur ! que de majesté ! mais aussi que de grâce ! comme elle vous fait peur ! et pourtant comme vous l’aimez ! Son maintien a de la noblesse sans roideur, du calme sans indifférence ; c’est elle enfin que l’on prendrait pour modèle, si l’on voulait faire une statue de la Dignité… Ô profanation ! profanation !

Et lord Derby !… Messieurs de la chambre haute, pardonnez-lui, il ne ressemble pas même à vos cochers.

Malgré ces critiques que nous croyons justes, nous vous engageons à voir la Popularité ; le premier acte est charmant, et la belle scène du cinquième acte mérite à elle seule que l’on écoute toutes les autres.

Mais vous êtes impatients ; vous voulez avoir des nouvelles de l’Abbaye-aux-Bois. Heureusement, cette fois, nous n’étions pas là, et nous pouvons sans indiscrétion vous raconter ce qui s’est passé. C’était le matin, dimanche dernier. Dans un grand salon qu’habitent madame R… et la Corinne de Gérard était réunie l’élite de la fashion parisienne ; l’auditoire se composait d’illustres savants, de duchesses d’esprit qui sont aussi de jolies femmes ; élégantes, coquettes et flatteuses comme des personnes qui se connaissent en flatteries et qui veulent généreusement dépenser en une heure l’encens qui leur est offert chaque jour. M. de Chateaubriand a lu plusieurs fragments de ses Mémoires : c’est le récit de la mort du duc d’Enghien ; c’est un retour à Paris après un voyage en Angleterre ; c’est l’histoire du manuscrit d’Atala, que l’auteur, découragé par une critique de M. de Fontanes, voulait jeter au feu et que des tourterelles ont sauvé. Vous dire comment et pourquoi ces colombes bavardes étaient enfermées dans une malle, vous donner une idée de ce récit merveilleux des choses les plus grandes et les plus petites, de ce style puissant et simple, spirituel et sublime, noble et naïf, cela ne nous est pas possible. Les Confessions de Rousseau peuvent seules vous faire comprendre le parti qu’un écrivain de génie sait tirer des aventures les plus vulgaires de la vie privée, avec la différence cependant qui doit exister entre les mémoires d’un Ruy Blas et ceux d’un ambassadeur. Il doit y avoir encore une autre différence. M. de Chateaubriand, en écrivant ses confessions, a un grand avantage sur Jean-Jacques : M. de Chateaubriand était célèbre dès l’âge de vingt ans. Bien jeune, il sentait déjà qu’il écrirait un jour ses Mémoires, il agissait vaguement avec cette arrière-pensée ; et cette pensée-là pourrait servir de conscience au besoin ; elle gêne pour faire le mal ; on se défie des actions qu’on n’aimerait pas à raconter. Ah ! si Jean-Jacques avait eu ainsi le secret de son avenir, il se serait épargné plus d’un remords ; il aurait vécu tout autrement, il aurait eu des égards pour sa plume, et, moins libre dans ses actions, il se serait refusé bien des chapitres…

Maintenant, nous allons vous dire ce que c’est qu’un jaunting car. Quel dommage que nous ne sachions pas dessiner ! Une invention pareille est difficile à expliquer avec des phrases. Figurez-vous une immense table carrée longue, posée en travers sur quatre roues et traînée par un cheval. À l’un des bouts de cette table est assis le domestique, les pieds suspendus dans l’espace ; à l’autre bout est placé le maître ; ils se tournent le dos, ils se boudent comme les amants de Molière. Cependant le maître fait des avances, c’est évident ; pour conduire le cheval, il se contourne de la façon la plus affreuse ; vous comprenez : il est assis de profil dans la voiture et il faut qu’il mène de face ; alors il se penche gracieusement comme un fleuve sur son urne, ou comme un joueur de billard qui a un coup difficile à exécuter. Sa situation est déplorable, elle contraste avec celle du groom, qui se laisse conduire de côté avec une grande insouciance, et qui, les bras croisés, regarde tranquillement ce qui se passe dans le fond des boutiques. Les badauds du boulevard s’amusent fort de cette singulière façon de voyager ; mais aussi, quelle idée de faire un tilbury parisien d’une voiture de transport qui ne sert en Angleterre que pour aller à la campagne !