Lettres parisiennes/Année 1837/34

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1837

LETTRE TRENTE-QUATRIÈME.

Les deux choses les plus à la mode. — Ouverture de l’Odéon. — Mademoiselle Mars, mademoiselle Anaïs, mademoiselle Mante. — La prise de Constantine. — Le grand roi aux petits points. — Une erreur causée par une faute. — Une bonne phrase de roman. — Une bonne bêtise d’Anglais.
1er décembre 1837.

Les deux choses les plus à la mode en ce moment, ce sont les dentelles d’or et les névralgies ; on en porte beaucoup cette année. Les névralgies dans la tête font beaucoup d’effet, elles animent le teint et donnent à la physionomie une expression toute nouvelle ; depuis huit jours nous n’entendons parler que de cette mode-là. Elle a été adoptée subitement par tout le monde, hommes et femmes : c’est une fureur. Avec les névralgies, les jeunes femmes portent une fanchon en mousseline garnie de petites Valenciennes ; les hommes se mettent le menton en écharpe à l’aide d’un foulard ou d’une cravate de taffetas noir : ils sont avec cet ornement encore plus laids que d’habitude ; mais n’est-ce pas à cela qu’ils visent dans leur parure ? Ils croyaient n’avoir plus rien à désirer en ce genre : eh bien ! pas du tout, il y avait encore cela. Perfection, tu n’es qu’un vain rêve ! La névralgie est le sujet de toutes les conversations. « Madame de R… n’était pas ce soir au Théâtre-Italien ! — Elle est malade ; elle souffre depuis hier horriblement d’une névralgie dans l’œil ! — Eh ! d’où sors-tu donc, mon cher ? il y a un siècle qu’on ne t’a vu ! tu étais à la chasse ? — Oh oui, à la chasse ! j’étais dans mon lit avec la fièvre, une névralgie dans la joue droite ; j’ai cru que je deviendrais fou ! — C’est comme moi ! s’écrie un troisième interlocuteur ; j’ai bien souffert depuis huit jours : une névralgie aussi, mais moi c’était dans toute la mâchoire, je ne pouvais plus parler. — Si j’avais su cela, je serais allé te voir, dit un ami mauvais plaisant ; qu’as-tu fait pour te guérir ? — Rien ; je suis resté au coin de mon feu à lire. — Et la douleur a passé ainsi d’elle-même ? — Non, je souffre toujours, mais je parle. — Et vous, qu’avez-vous fait ? — Moi, je me suis bien soigné : j’ai eu recours aux sangsues, aux bains de pieds. — Et vous êtes tout à fait guéri maintenant ? — Non, je souffre toujours ; mais je m’ennuie trop chez moi et je sors. — Et vous, monsieur, qui souriez, êtes-vous complètement guéri ? — Oui ; mais vous allez vous moquer de moi, je ne vous confierai pas mon secret. — Ce n’est pas charitable ; il faut le dire. — Vous n’y croirez pas ! — Qui sait ? dites toujours. — Eh bien, j’ai consulté un célèbre homéopathe qui m’a donné une petite poudre blanche, et au bout de deux jours je ne souffrais plus. — Quelle folie ! je connais aussi un fameux homéopathe qui a donné à un de mes cousins une petite poudre blanche, et au bout de deux jours il ne souffrait plus, ce qui, en style classique de vieux roman, signifie : il était mort. — Ah ! que voulez-vous, tout homme est sujet à l’erreur, toute médecine est dangereuse. Mais erreur pour erreur, danger pour danger, je préfère encore le médecin qui nous laisse mourir au médecin qui nous tue. »

Cependant, les succès des névralgies sont passagers ; dans un mois, nous l’espérons, on n’en parlera plus. Les dentelles d’or ont beaucoup plus d’avenir : d’abord elles sont fort chères, ce qui les préservera d’être trop tôt vulgaires ; sur une robe de satin blanc, une berthe en or sera d’un effet charmant. Mais ces dentelles merveilleuses ont besoin d’être portées avec discernement ; nous ne conseillons pas cette parure aux femmes qui sortent à pied avec des socques, par exemple, ou bien qui vont faire des visites en cabriolet de louage (car nous avons vu un jour, c’était le premier jour de l’an, une femme vêtue d’une robe de satin rose et coiffée d’un magnifique chapeau à plumes, faisant beaucoup de mines, et se pavanant dans un superbe cabriolet de place à panneaux rouges, numéro 245). Non, la dentelle d’or ne convient nullement pour de semblables promenades ; le cabriolet de place demande le mantelet noir doublé d’hermine, hermine bourgeoise dite renard de gouttière. De grâce ! dans les cabriolets de place, pas de dentelles d’or.

C’est ce soir l’ouverture de l’Odéon, aujourd’hui vendredi ! Plus de croyance ! Mais la mystification est bonne, n’est-ce pas ? Cette pièce nouvelle, annoncée avec tant de pompe depuis six mois, qui devait être d’abord un drame de Scribe : le Duc d’Albe ; ensuite le drame de George Sand : les Joies du cœur perdues ; enfin le drame de M. Adolphe Dumas : le Camp des croisés ; cette pièce nouvelle… c’est Tartuffe !!! Qu’on nous permette de trahir d’avance le nom de l’auteur, M. Poquelin de Molière, homme de lettres fort distingué ; cette indiscrétion ne peut nuire à son succès. Tout fait croire que cette comédie sera jouée avec le plus parfait ensemble : voilà cent cinquante ans qu’elle est à l’étude : les rôles sont sus par tout le monde, par les acteurs et surtout par les spectateurs. Demain, à l’Odéon, relâche, pour la répétition générale du Misanthrope.

Nous sommes allé dimanche à la Comédie française. Mademoiselle Mars jouait deux fois, dans Marie et dans la Suite d’un bal masqué. Nous dirons à mademoiselle Mars ce que le Père de la débutante dit à tous ceux qu’il veut flatter : Vous êtes une femme vraiment étonnante !!! toujours jeune, toujours élégante, une taille gracieuse, les gestes les plus nobles, la voix la plus fraîche ; oh oui ! mademoiselle Mars, vous êtes une femme vraiment étonnante ! Quant à mademoiselle Anaïs, nous lui dirons : Vous êtes, en vérité une femme étonnante, et encore plus étonnante. Mademoiselle Mars reste jeune, c’est déjà beaucoup ; mademoiselle Anaïs rajeunit ! Ce n’est pas une plaisanterie. Dans le rôle de Cécile, on la trouve un peu trop enfant pour aimer si passionnément ce grand M. d’Arbelles, qui a l’air d’avoir trois fois son âge. Marie avait attiré beaucoup de monde ; les femmes pleuraient abondamment, car toutes les femmes peuvent apprécier les trois beaux sacrifices de Marie, surtout celles qui sont incapables de se sacrifier : ne vous y trompez pas, ces femmes-là sont les plus sensibles. Un sacrifice leur coûterait tant, qu’elles n’auraient pas même la pensée de le tenter.

À propos de sacrifice, nous avons apprécié le dévouement sublime de mademoiselle Mante, qui se résigne depuis dix ans à jouer toujours le même rôle dans toutes les pièces. On ne daigne inventer rien de nouveau pour elle : voyez-la dans toutes les comédies modernes, c’est toujours une grosse veuve enjouée, qui taquine un jeune homme très-maigre, toujours : dans la Suite d’un bal masqué, la méchante rieuse désespère Saint-Albe ; le pauvre garçon fait pitié ; dans Valérie, même gros enjouement, même cruauté, même désespoir d’un jeune homme très-maigre ; enfin, dans Marie… le jeune homme est un peu engraissé, voilà toute la différence. Mais qu’elle se nomme madame de Mareuil ou madame d’Orbigny, elle n’en est pas moins veuve, cruelle et enjouée : ce sont les mêmes mots, les mêmes gestes, les mêmes airs de tête. Ne pourrait-on lui faire d’autres rôles, un autre sort ? Aimable veuve, ne voulez-vous donc jamais vous remarier ?

La Prise de Constantine au Cirque-Olympique fait, comme toujours, beaucoup de bruit. La belle scène du conseil présidé par Achmet-Bey nous a paru d’une ingénieuse nouveauté. Un des conseillers élève la voix ; il ose combattre l’opinion d’Achmet. « Ah ! dit le bey d’un air à peu près convaincu, c’est là votre avis ? — Oui ; je pense que…, etc., » et l’orateur enhardi développe sa pensée. « Et vous persistez dans votre opinion ? — Sans doute, ma conscience… — Bien, bien, dit Achmet, continuez. » Ce disant, il prend dans sa ceinture un pistolet et brûle la cervelle au préopinant. Cette interruption pleine d’originalité produit une immense impression sur l’assemblée. Cet argument ad hominem est sans réplique. Personne ne s’avance pour dire cette phrase consacrée : « Je pense avec l’honorable préopinant, etc. « On lui donne tort sans examen, et les conclusions du bey sont adoptées avec acclamations. Nous sommes encore bien éloignés ici de ce mode de délibération ; mais patience, nous y viendrons, ou plutôt nous y reviendrons.

Nous parlons théâtres, parce que les spectacles sont les seuls plaisirs de Paris en ce moment ; les fêtes de salon n’ont pas encore commencé. Le monde élégant n’est pas encore revenu, ou du moins il n’est pas encore officiellement à Paris ; les femmes restent le soir chez elles : là elles se livrent à la rêverie et à la tapisserie. En arrivant de la campagne, les élégantes ouvrières s’empressent d’envoyer chez Bigaut, chez Lesage, les coussins, les tapis, les dessus de chaise et de fauteuil qu’elles ont faits pendant l’été. Puis elles s’en vont chez mademoiselle Gérard, au Père et à la mère de famille, demander quels sont les ouvrages nouveaux. Nous leur dirons : Allez aussi chez Dubois, rue de Castiglione, au coin de la place Vendôme. Là, vous trouverez toutes les richesses du genre : pantoufles en canevas d’or, coussins à fleurs royales, écrans chinois, sachets, bourses, pelotes, sultans, etc., etc. Pour nous, ce qui nous a le plus séduit, c’est l’originalité des dessins de meubles rococo : ce sont des bergères poudrées au petit point, des brigands grecs au point de marque, et des reines gothiques au point de diamant. Nous avons admiré, entre autres merveilles, un fauteuil qui représente Louis XIV retrouvant madame de la Vallière au couvent des Carmélites. Louis XIV est superbe : sa perruque fait preuve d’une impassibilité sublime, elle ne souffre en rien des agitations de son cœur, le vent des passions l’a respectée, elle ressemble à un pied de table en acajou ; elle est fort bien sculptée ; les perruques de ce temps étaient plus solides que ne le sont les couronnes du nôtre. Huit petits points en fils d’or composent l’épée du grand roi. Ô tapisserie ! que tu es pleine de philosophie ! tes points imperceptibles sont des grains de sable, ils nous disent la misère de nos grandeurs… Mais que ces deux points bleus, que ces regards de laine sont touchants ! ce sont les beaux yeux de Louise de la Vallière. Épée, couronne et perruque d’un roi, tombez aux pieds de cette femme ! Qu’elle est belle à genoux ! Admirez sa blonde chevelure descendant sur ses épaules en cinquante-deux points jaunes ; voyez ses bras suppliants, vingt-deux points roses ; voyez sa pâleur, cinq points blancs ; voyez ses larmes, deux points gris ! Ô monarque impitoyable comme un amant, amant impitoyable comme un roi, sois généreux, fuis cette femme qui t’implore ! Mais non, tu rêves de gloire et de Gobelins, et tu ne veux pas priver la postérité d’un désespoir qui peut être si beau en tapisserie ! Ce tableau, ou plutôt ce fauteuil, nous a paru on ne saurait plus intéressant : heureuse la femme destinée à le retracer ! On trouve aussi dans ce magasin des soies et des laines d’une exquise qualité ; et ceci est plus important qu’on ne pense ! On ne sait pas l’influence que peut avoir sur l’humeur d’une femme un écheveau de soie mal rassorti, une laine noire qui déteint, une laine blanche qui est bleu, une laine vert-pomme qui est jaune-paille le soir, ou un modèle mal commencé. Vous êtes auprès d’une jolie femme ; vous la voyez rêveuse, vous lui parlez avec émotion, vous croyez qu’elle vous écoute, son silence vous enhardit : « Elle n’ose répondre, pensez-vous ; elle travaille obstinément pour se donner une contenance !… » Tout à coup vous voyez ses traits se contracter. « Bien ! dites-vous encore, elle partage mon trouble. » Une vive agitation s’empare d’elle ; vous reconnaissez votre empire. Elle tremble, elle s’agite, elle frappe du pied avec impatience… Pauvre femme ! elle combat, elle veut encore retenir le secret brûlant qui lui échappe ; elle veut se taire !… mais non, la parole lui est rendue ; sa bouche, un moment contractée, s’entr’ouvre ; que va-t-elle dire ? « Fuyez-moi !… malheureuse, je l’aime ! » ou bien encore : « Je ne dois pas vous entendre ; ayez pitié de moi !… » quelque aveu timide plein de désespoir et d’espérance. Vous écoutez avec angoisse et de tout votre cœur ; enfin elle dit : « Un, deux, trois, quatre, cinq, six… » Ce début vous étonne ; l’infortunée a perdu la raison. Elle recommence : « Un, deux, trois, quatre, cinq, six… et sept !… Il y a une faute dans le modèle ! » et elle jette son ouvrage sur un canapé en maudissant le marchand qui lui a vendu pour un dessus de chaise un dessin commencé avec une faute ! et vous découvrez que pas une de vos paroles n’a été écoutée, que pas un de vos soupirs n’a été compris ; vous découvrez que cette femme émue ne pensait pas à vous, qu’elle appartenait tout entière à sa tapisserie ; que cette inquiétude qui vous semblait une sympathie, que cette agitation que vous regardiez comme la lutte vertueuse d’une âme qui craint le remords, que ce trouble enchanteur, ces impatiences adorables, ces frayeurs, ces rougeurs, toutes ces émotions qui vous avaient séduit, que vous aviez partagées, tout cela venait d’un fil passé dans le canevas, tout cela venait d’une faute que cette femme n’avait pas même commise ! Croyez-nous, le choix d’un bon magasin de tapisseries n’est pas une chose indifférente dans la vie.

Nous attendons, pour publier notre grand travail sur les modes, le retour des jeunes élégantes qui veulent bien nous aider de leurs conseils ; il nous faut encore quelques renseignements indispensables ; nous craindrions de nous exposer à de graves erreurs. Nous frémirions d’imiter un de nos innocents romanciers de province qui, pour donner à un de ses romans mondains une ravissante couleur parisienne, a eu le malheur de se permettre la phrase suivante : « L’apparition de Mathilde dans le salon de la duchesse de T… excita un murmure d’admiration. Sa mise était irréprochable : une ample robe de velours moiré nacarat ceignait sa taille élégante et trahissait le talent inimitable de mademoiselle Baüdrant. (marchande de modes qui excelle dans les petits chapeaux à plumes) ; un turban de gaze d’argent, chef-d’œuvre de Melnotte (cordonnier qui excelle dans les brodequins) faisait valoir sa brune chevelure ; une écharpe d’azur, merveilleux tissu de Fossin (bijoutier du roi), cachait à demi ses blanches épaules ; et son pied coquet et furtif s’avançait, fier de son invisibilité, dans un invisible soulier de Chevet » (marchand de comestibles au Palais-Royal !…).

Au surplus, ces erreurs d’un provincial ne sont pas plus étranges que cette naïveté parisienne que nous avons trouvée l’autre jour dans la Mode : « Mozart prouve la vérité de ce que l’on dit souvent : Le beau ne vieillit pas. Mardi dernier, non-seulement on entendait la bonne et expressive musique d’ il Matrimonio segreto, mais encore ce doux nom de Mozart avait attiré aux Italiens une foule d’élégantes et de jolies femmes. » Ah ! sans doute, il est puissant ce doux nom de Mozart, puisqu’il avait su attirer tant de monde pour entendre le chef-d’œuvre de Cimarosa ! Dans un journal légitimiste, les usurpations ne devraient pas être permises.

Le concert du cercle des Arts était superbe samedi. Duprez a chanté un fort bel air qu’il avait composé lui-même pour cette solennité. Les glaces et le punch avaient remplacé les cigares ce soir-là. Le coup d’œil de la salle était admirable. Point de femmes, mais trois cents hommes vêtus de noir !!!

On vante beaucoup un instrument nouveau dont on doit faire l’essai au prochain concert : le cigare à piston. Cette ingénieuse combinaison de vapeur et d’harmonie est appelée à obtenir le plus grand succès.

Un de nos amis est revenu hier de Versailles par les gondoles. Il s’est fort diverti de la fureur d’un Anglais qui voulait s’arrêter à Sèvres, et qui n’a jamais pu se faire comprendre du cocher. Mais aussi ce voyageur prétentieux s’obstinait à crier : « Gondolier ! gondolier ! » Personne ne répondait à ce cri tout vénitien : « Gondolier ! gondolier ! » Le cocher, qui avait assez de peine à conduire sa barque, et qui d’ailleurs ne savait pas les vers du Tasse, a ramené le pauvre Anglais jusqu’à Paris, où notre ami lui a expliqué qu’en France, pays bourgeois et privé de toute poésie, les gondoles étaient menées par des conducteurs de diligence.

On parle tout bas d’un nouvel ouvrage de M. l’abbé de Lamennais, qui a pour titre : le Livre du peuple ; il doit paraître dans quinze jours. Mais ceci ne nous regarde pas, c’est un événement politique.