Lettres parisiennes/Année 1837/29

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1837

LETTRE VINGT-NEUVIÈME.

Classification. — Les races. — Les bilieux et les sanguins. — Les meneurs et les menés. — Les gens qui se lavent les mains et les gens qui ne se lavent pas les mains. — Les hommes-chats et les hommes-chiens.
21 octobre 1837.

Chacun de nous a fait son petit compte rendu de l’espèce humaine ; chacun de nous a bâti un système de division pour classer, selon leurs goûts, leurs vertus et leurs vices, les différentes branches de la grande famille qu’on nomme l’humanité. Les savants ont divisé les hommes par races : la race égyptienne, la race grecque, la race slavonne, etc., etc., etc., et ils ont signalé dans chacune de ces races des traits caractéristiques auxquels on reconnaît tout de suite chacun de ses descendants ; et cette profonde étude les guide dans leurs rapports avec la société, dans le choix de leurs relations : un savant qui croit à sa science ne prendra jamais pour épouse une femme de telle race, ne prendrait jamais à son service un domestique appartenant à la race grecque, par exemple. Les Grecs, dirait-il, sont intelligents, mais ils sont voleurs et gourmands. Par Grecs, il n’entend pas les habitants du Péloponèse, mais bien les gens construits de telle ou telle manière, ayant telle forme de tête, tel pied, telle main, telle mâchoire. « Voleur et gourmand, un Grec me mangerait tout mon sucre, » pense le savant ; et il prend un domestique d’une race plus estimée, race moins intelligente, mais probe et d’une fidélité infaillible ; et ce domestique, qui est un niais, lui laisse voler son argenterie. Voilà où le conduit la science.

Les médecins ont un autre système fondé sur leur art : ils divisent l’humanité par catégories de tempéraments, et ils vous classent à la première vue ; pour eux, on n’est ni monsieur un tel, ni madame une telle, ni un homme, ni une femme ; on est un bilieux, sanguin, nerveux ou lymphatique. Nous connaissons un habile docteur qui pousse si loin cette manie de dénomination médicale, qu’il ne s’exprime jamais que de la sorte : « Il a de l’esprit, ce jeune bilieux que j’ai vu hier chez vous. — C’est M. de X… — Ah !… J’ai beaucoup connu sa mère autrefois, c’était une petite sanguine bien aimable. » Si vous grondez devant lui une femme de chambre paresseuse, il secoue la tête et dit tout bas : « Lymphatique ! » Si un bel enfant vient le caresser, il l’embrasse en s’écriant : « Belle organisation !… nervo-sanguin !… » Ce qui ne l’empêche pas de traiter tous ses malades de la même manière, bilieux, lymphatiques ou nervo-sanguins, et de les tuer sans distinction avec la plus consciencieuse impartialité.

Les philosophes ont inventé les classifications morales, et leur système s’applique plus particulièrement à l’état de société. Un homme fort spirituel nous disait, un jour, qu’à ses yeux la race humaine était divisée en deux classes : les meneurs et les menés ; ceux qui sont toujours les maîtres partout, et ceux qui, au contraire, attendent l’impulsion d’un autre pour agir ; les objets et les reflets, les bergers et les moutons, les Orestes et les Pylades ; et cet homme ajoutait : que l’art de gouverner, c’est-à-dire de choisir, consistait tout entier dans l’application exacte de cette découverte. En effet, il est de certains emplois auxquels les menés seuls conviennent ; il en est d’autres que les meneurs peuvent seuls remplir. Il en est d’autres enfin que les meneurs doivent occuper pendant un certain temps, mais qui doivent devenir ensuite la propriété des menés ; d’abord les meneurs pour créer, pour organiser, pour donner le mouvement aux grandes choses, aux vastes entreprises ; puis après eux les menés pour continuer l’œuvre en sous-ordre, pour maintenir avec précision la roue constante dans le chemin tracé. Les premiers ont le génie, le courage et la volonté ; les seconds ont la patience, qui est quelquefois plus que la force. Les uns ont l’énergie, les autres ont la mesure ; chacun à sa place peut mettre de grandes qualités en valeur. Le secret est de bien choisir pour eux cette place. Ce qui cause tous nos désordres en France, c’est que les menés sont souvent à la place des meneurs, et que, conduits par des meneurs invisibles, ils agissent à leur insu dans l’intérêt de ceux-ci, et non dans l’intérêt de leur propre affaire. Peut-être aussi les menés sont-ils très-rares dans ce pays ; alors on comprendra la difficulté qu’on y a de conduire toute une population de meneurs.

Une femme d’esprit, ou du moins une femme qui se croit une femme d’esprit, a trouvé, de son côté, une manière nouvelle de diviser la société, et d’expliquer ses bouleversements périodiques, par un classement ingénieux. « Il y a dans le monde, dit-elle, deux grandes nations qui se font la guerre sans relâche, qui se baissent et se méprisent, et qui se haïront et se mépriseront éternellement. Vous aurez beau faire des lois, donner des libertés, octroyer des chartes, supprimer les impôts, ces deux nations seront toujours ennemies. — Quels sont donc ces deux peuples à jamais rivaux ? les bons et les méchants ? — Non. — Les grands et les petits ? les riches et les pauvres ? — Non. — Les forts et les faibles ? les dupes et les fripons ? — Non. — Ces deux peuples irréconciliables, enfin quels sont-ils ?… — Ceux qui se lavent les mains et ceux qui ne se lavent pas les mains ! Toute la question est là. »

Depuis cinquante ans, la politique de notre pays n’est autre chose que le combat sans cesse renaissant entre ces deux nations ennemies. Nous le répétons, cette guerre ne saurait finir : ceux qui ne se lavent pas les mains haïront toujours ceux qui se lavent les mains, et ceux qui se lavent les mains mépriseront toujours ceux qui ne se lavent pas les mains. Jamais vous ne pourrez les réunir, jamais ils ne pourront vivre ensemble, parce que, comme nous avons déjà eu l’honneur de vous le dire dernièrement, parce qu’il est une chose qu’on ne peut vaincre, c’est le dégoût ; parce qu’il est une autre chose qu’on ne peut supporter, c’est l’humiliation, et que dans cette grande querelle il y a dégoût pour les uns et humiliation pour les autres. Vous ne forcerez jamais un dandy à vivre auprès d’un chiffonnier ; vous ne verrez jamais qu’une femme laide et envieuse aime à s’entourer de jolies femmes. Ainsi, vous ne verrez jamais ceux qui se lavent les mains vivre en bonne intelligence avec ceux qui ne se lavent pas les mains. Ce système, singulière façon de classer les individus, semble au premier abord une mauvaise plaisanterie ; mais quand on l’examine, il paraît moins absurde ; peut-être même qu’avec de l’esprit, il ne serait pas impossible de le soutenir sérieusement ; mais cela ne nous regarde pas.

Voici maintenant une quatrième et dernière classification que le ballet nouveau nous a naturellement rappelée, et pour laquelle nous avons cru devoir parler des trois autres. Il y a bien longtemps que l’on a classé les hommes par rangs d’animaux. Chacun de nous, dit-on, tient d’une bête quelconque, plus ou moins féroce, plus ou moins intelligente ; nous avons chacun dans le visage un trait caractéristique remarquable qui correspond au trait caractéristique d’un animal quelconque. Vous tenez de l’aigle, monsieur tient du chacal, madame ressemble à une fouine ; mademoiselle ressemble à un écureuil. Cette opinion est consacrée, et beaucoup de gens ont le droit de la partager ; mais un de nos amis, partant de ce principe, a posé la question d’une façon plus absolue. Selon lui, l’espèce humaine est composée de deux grandes races bien distinctes, savoir : les chiens et les chats. Il ne prétend pas dire par là que nous vivions ensemble comme chien et chat ; au contraire, il admet la sympathie entre les deux races : elles sont différentes, mais.elles ne sont pas ennemies ; il s’explique de la sorte : L’individu appartenant à la race chien a toutes les qualités de cet animal, la bonté, le courage, le dévouement, la fidélité et la franchise ; mais il en a aussi les défauts, la crédulité, l’imprévoyance, la bonhomie, hélas ! oui, la bonhomie !… car la bonhomie, qui est une vertu de cœur, est un défaut de caractère. L’homme-chien proprement dit est plein de qualités solides, mais en général il manque d’adresse et de charme. L’homme-chien est rarement séducteur ; il est destiné aux emplois sérieux ; sa vocation le porte aux états qui demandent du courage, de la franchise, de la probité ; l’homme-chien fait toujours un bon soldat ; la race de l’homme-chien fournit les meilleurs maris et les meilleurs domestiques, les amis sincères, les bons camarades, les dupes sublimes, les héros, les poëtes, les philanthropes, les notaires fidèles, les épiciers modèles, les commissionnaires, les porteurs d’eau, les caissiers, les garçons de banque et les facteurs de la poste ; enfin, l’homme-chien choisit toujours de préférence les états où il est possible de rester honnête homme.

L’homme-chien est chéri de tous ceux qui le connaissent, mais il est rarement aimé ; l’homme-chien est né pour l’amitié ; il est susceptible de sentir vivement l’amour, mais il n’est pas né pour l’inspirer. L’homme-chien épouse presque toujours celle qui l’a séduit. L’homme-chien prête son argent à de jeunes auteurs de vaudevilles qui lui refusent des billets de spectacle ; l’homme-chien a presque toujours une femme coquette qu’il adore et des enfants ingrats qui le ruinent. Socrate, Régulus, le vertueux Calas et Washington appartiennent à la race de l’homme-chien.

L’homme-chat, au contraire, n’est jamais victime que d’une ruse qui ne réussit pas. Il ne possède aucune des qualités de l’homme-chien, mais il a tous les profits de ces qualités : il est égoïste, avare, ambitieux, jaloux et perfide, mais il est prudent, mais il est adroit, mais il est coquet, mais il est gracieux, mais il est persuasif, mais il est doué d’intelligence, d’habileté et de séduction. Il possède l’expérience infuse ; il devine ce qu’il ignore, il comprend ce qu’on lui cache ; il écarte, il absorbe par un instinct merveilleux tout ce qui peut lui nuire ; l’homme-chat ne dédaigne que les vertus inutiles, il sait acquérir toutes celles qui peuvent lui profiter. La race de l’homme-chat fournit les grands diplomates, les intendants, les… Mais non, il ne faut offenser personne. Elle fournit presque tous les séducteurs et généralement tous les hommes que les femmes appellent perfides ! Ulysse et Annibal, Périclès et le maréchal de Richelieu appartiennent à la race de l’homme-chat ; nous lui devons la plupart de nos hommes à la mode et plusieurs de nos hommes d’État, par exemple, M. de… Mais non, il ne faut flatter personne.

Ce n’est pas tout encore : cet ingénieux système admet toutes les nuances que l’éducation peut produire ; ainsi un homme-chien, soigneusement élevé parmi les hommes-chats, peut, à force d’étude et de persévérance, acquérir quelques-uns des utiles défauts de ses maîtres et perdre quelques-unes de ses qualités pernicieuses ; il deviendra défiant et se fera moins généreux : il apprendra à dissimuler, à calculer ; il conservera sa bonté naturelle, mais il saura repousser avec adresse ceux qui voudraient en abuser ; il se formera le cœur et l’esprit, c’est-à-dire qu’il sera dévoué avec mesure, et consciencieux sans sacrifice ; enfin il acquerra plusieurs mauvais sentiments qui le perfectionneront. L’homme-chien élevé parmi les chats, l’homme-chien élevé… en Normandie, donne une superbe qualité de préfets, de banquiers, de manufacturiers et de grands industriels ; ce sont des hommes d’honneur qui connaissent le monde, qui ne sont jamais dupes et jamais fripons ; ce sont enfin des hommes honnêtement habiles ; ils sont séduisants, car ils ont acquis l’élégance des manières et la coquetterie du langage ; ils savent plaire, parce qu’ils savent ce qui déplaît ; ils sont à la fois sincères et flatteurs, naïfs et défiants, gracieux et bourrus ; ils ont ce qu’on appelle de l’originalité ; ils sont aimables et sont souvent fort aimés.

Mais la plus précieuse de toutes les espèces, la nuance par excellence, le plus admirable des résultats, c’est le caractère de l’homme-chat élevé parmi de nobles chiens ; l’homme-chat, élevé, par exemple… en Bretagne ! C’est là l’être irrésistible, l’homme supérieur, l’esprit modèle, le véritable type de la perfection ; il conserve toutes ses qualités naturelles qui sont indestructibles : il conserve son adresse, sa profonde intelligence, son instinct infaillible, sa grâce, sa souplesse, sa douceur, sa finesse, et il acquiert toutes les vertus de ses maîtres, car les vertus peuvent s’acquérir par la volonté. Nos qualités nous viennent de la nature, mais nos vertus sont le fruit de notre éducation ; un enfant avare, si on lui fait honte de son avarice, peut devenir généreux ; un poltron peut devenir brave ; un égoïste même peut devenir bienfaiteur par orgueil ; mais un homme gauche est toujours maladroit, mais un paresseux est toujours inutile. L’homme-chat, parmi les chiens, acquiert donc la noblesse qui lui manque, la générosité, la franchise ; il exagère même toutes ces conquêtes, parce qu’il est difficile de garder une juste mesure dans les vertus contre nature ; l’homme-chat converti est bien plus généreux que les hommes-chiens ; il va plus loin que tout le monde, il comble de bienfaits ses ennemis ; il a si grand’peur d’être égoïste, qu’il s’oublie volontairement dans tous ses calculs ; il choisit toujours pour sa part la plus mauvaise. Il se défie de sa nature qui est perfide, et il la combat par des efforts sublimes de dévouement et de loyauté ; il lutte sans cesse avec elle, et de ce combat viennent toute sa valeur, tout son charme. Les deux plus grandes puissances de séduction sont le danger et le mystère, n’est-ce pas ? Eh bien, ces deux forces d’attraction lui appartiennent. Pourquoi les personnes fausses ont-elles tant de charme ? C’est que l’on est attiré vers elles par le danger et le mystère : tout le secret de leur empire est là ; on a vaguement peur d’elles, c’est le danger ; elles vous trompent, c’est le mystère ; mais une fois qu’on les a devinées, la misère de leur cœur apparaît et l’on se désenchante d’elles, tandis que de l’homme-chat on ne se désenchante jamais : sa nature est perfide, voilà le danger ; il vous cache ses mauvaises pensées, voilà le mystère ; mais il en triomphe toujours, et vous restez toujours son ami. Il vous domine enfin par les deux plus vives émotions : l’admiration et la crainte. Bonaparte était un homme-chat élevé par des hommes-chiens ; c’était un Corse qui, au lieu de rêver la vengeance, avait rêvé la gloire.

Tout ceci est une manière un peu longue de vous dire que le rôle de la Chatte métamorphosée en femme ne convient pas du tout à mademoiselle Elssler.

Ah ! voici les chasseurs qui reviennent de Versailles. La chasse de l’Union a été belle ce matin ; une superbe biche blanche a été lancée. Elle a fui noblement en véritable hôte des bois ; elle n’a point fait comme ce mauvais renard de convention qu’on avait emmené l’autre jour et qui a troublé toute la fête. On disait que plusieurs chasseurs étaient tombés de cheval, c’est une erreur ; c’est le même chasseur qui est tombé cinq fois ; du reste, il n’est arrivé aucun fâcheux accident, si ce n’est la mort de la biche, que sa légèreté et la philanthropie des chasseurs n’ont pu sauver de la fureur des chiens. On annonce une grande chasse au cerf pour mardi, et nous venons d’entendre plusieurs de nos élégantes se donner rendez-vous à la Croix de Berny.