Lettres parisiennes/Année 1837/17

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1837

LETTRE DIX-SEPTIÈME.

Les environs de Paris.
6 juillet 1837.

C’est une bien triste semaine que celle-ci : semaine de départ et d’adieux ; et les adieux sont toujours pénibles, même pour les gens qui sont les plus pressés de s’en aller. On a hâte de partir et l’on est fâché de se quitter ; mais Paris n’est plus habitable, la chaleur, la poussière et la solitude le dévorent ; l’élégance et la santé ne permettent plus d’y vivre. Paris est aux eaux, Paris est à la campagne, il est partout excepté ici ; ce n’est plus sur le boulevard qu’il faut le chercher, nous-même nous serons bientôt forcé de le rejoindre où il s’envole, et dorénavant, pour mériter notre titre, c’est de Bade, de Carlsbad, de Marienbad qu’il nous faudra dater le Courrier de Paris.

En attendant, nous faisons dans nos promenades un cours des environs de Paris, et depuis quelques années les environs de Paris sont devenus les jardins les plus délicieux du monde. Nous connaissons de ravissantes retraites qui attirent de loin les voyageurs, que l’on vient visiter de plusieurs lieues à la ronde, comme on va voir à Versailles le jardin d’Hartwell, les bosquets de la Reine, la laiterie de Trianon. C’est d’abord, — sur la route de Saint-Germain, ce charmant château de Luciennes, ce bel hôtel parisien, transporté par miracle à la campagne, et tout joyeux d’avoir changé son ruisseau de la rue du Faubourg-Saint-Honoré contre le large ruban de la Seine, qui fait aujourd’hui sa ceinture ; d’avoir remplacé le parapet de l’égout qui lui servait de point de vue cet hiver, par l’aspect de l’élégant aqueduc de Marly. Là on cause comme à Paris, on dîne comme à Paris, on a de l’esprit comme à Paris, on a même des fleurs comme à Paris ; seulement on respire leur parfum sans mélange. L’air est pur, l’horizon est vaste, le soleil est brillant, l’imagination est libre ; là se trouvent réunis, dans un seul et même plaisir, tous les luxes recherchés de la ville, toutes les naïves voluptés des champs…

C’est ensuite, — auprès de Montmorency, à Saint-Gratien, une délicieuse villa florentine arrangée à l’anglaise ; cette belle retraite d’un voyageur, cet élégant musée que les trésors, c’est-à-dire les souvenirs de tous les pays du monde viennent embellir à l’envi. Regardez : voici une lampe trouvée à Nota, une coupe rapportée de Rome, une table faite à Florence ; cette statue arrive d’Égypte, ces vases viennent de Chine, ces tapis de Constantinople ; ceci vient d’Athènes, cela de Syracuse, ceci de Vienne, cela de Madrid, et toutes ces choses charmantes et si commodes arrivent de Londres ! Oui, tout est souvenir dans cette poétique demeure, tout jusqu’au repas. Chaque mets raconte un voyage et fait valoir les études vagabondes d’un chef errant ; ce plat espagnol est exquis et plein de couleur locale ; ce roastbeef a l’accent anglais ; cette polenta a le costume exact du pays ; ce bœuf fumé c’est la Hollande elle-même, c’est un Teniers assaisonné ; et cette garbure formidable, c’est l’Allemagne tout entière avec ses vieux châteaux, avec sa forêt Noire, avec Goethe, Hoffmann, Weber et Schiller ; cette sauce confuse et abondante, c’est le Rhin et le Danube mêlés ensemble. Quel sombre mystère dans ces cavernes de légumes défigurés ! c’est le déjeuner de Faust apprêté par Méphistophélès, c’est un mets diabolique qui rajeunit ceux qu’il n’étouffe pas. Acceptez-en un peu, vous aimerez ce petit goût tudesque et sauvage ; il semble qu’on mange l’ouverture de Robin des bois.

Les convives eux-mêmes sont des voyageurs que le talent et le génie ont rendus Parisiens. C’est Meyerbeer, qui s’est naturalisé parmi nous à force de succès ; Choppin, le Polonais, le rêveur inspiré que l’exil nous envoie ; c’est madame la comtesse Merlin, cette belle Espagnole que la France a adoptée avec amour ; c’est madame Berlioz, Ophélia aux douleurs sublimes ; c’est Duprez, le talent voyageur que Guillaume Tell nous a rendu. Allez visiter cette retraite, vous y trouverez aussi de vos compatriotes ; vous serez heureux d’y rencontrer la célèbre madame Lebrun, dont le musée de Versailles vient de rajeunir les triomphes, de constater la gloire : pour elle la postérité a déjà commencé ; elle sait déjà que le temps ne lui ôtera rien. — Le comte de Sabran, digne héritier du chevalier de Boufflers ; le comte Alfred de Maussion, le plus aimable causeur de la fashion, homme à la mode s’il en fut, que Michelot imitait lorsqu’il jouait les marquis et les hommes à bonnes fortunes, et qui lui-même à son tour, dans nos comédies de château, imitait Michelot sans se douter qu’il lui servait de modèle. Le marquis de Dreux-Brézé, le Berryer de la Chambre des pairs, Victor Hugo, le grand poëte qui… qui est Victor Hugo ; et puis madame la duchesse d’Abrantès et madame de T…, et madame Gay, madame de C… et d’autres femmes poëtes dont nous ne parlons pas. Entrez dans ce beau salon, par ce charmant oratoire, souvenir de l’Alhambra ; mais parlez bas, marchez sans bruit, car votre arrivée va interrompre un air de Norma ou d’Orphée, une inspiration de Berlioz ou de Choppin, une ode sublime, une fable ingénieuse, un mot profond, un récit piquant, un son enfin précieux par l’esprit ou par l’harmonie, et que vous regretterez d’avoir perdu.

C’est enfin, — sur la route de Sceaux, dans le val d’Aulnay, à trois lieues de Paris, un chalet suisse au pied d’une montagne suisse, avec de véritables rochers qui seraient sauvages s’ils n’étaient couronnés de fleurs, non pas de bruyères, de clochettes et de liserons champêtres, mais de fleurs royales, de fleurs civilisées, perfectionnées, nous dirons même corrompues, car il en est de monstrueusement belles ; fleurs nouvelles dans toute la rigueur du mot ; si nouvelles, qu’elles ne sont pas encore nommées ; fleurs inconnues, fleurs inventées, fleurs trouvées par un beau hasard ; et toutes ces richesses de la science parfumée, tous ces prodiges de culture règnent sur la montagne la plus agreste, la plus solitaire, la plus poétique que l’on puisse gravir à plus de cent lieues de Paris. Avec quelle admirable intelligence tous les accidents de la nature sont respectés ; avec quel art les beautés du site sont exploitées : vous cheminez dans l’ombre, un bois épais vous environne ; vous vous croyez perdu au bout du monde, vous montez lentement, la pente est douce, mais la montagne est haute, il faut marcher sans se hâter. Oh ! que vous êtes loin ! que cette roche est solitaire ! Quel silence autour de vous ! Ce pays est désert ; malheur à vous, s’il ne l’est pas ! Vous vous attendez à voir paraître des sauvages et des singes ; vous avez droit à des serpents, vous méritez un ours, un loup-cervier, un sanglier au moins ; cette forêt est si obscure, et vous êtes seul depuis si longtemps ! Au détour du sentier vous apercevez un banc : l’île est habitée, pensez-vous, et, rêveur, vous dirigez vos pas vers ce lieu de repos ; soudain la lumière vous éblouit ; l’air plus vif enivre vos sens, un monde nouveau vous apparaît, et toute la vallée à vos pieds se déploie, et tout le pays est à vous, et c’est pour vous qu’il s’est paré ainsi, pour vous qu’il a changé ses vilains murs blancs en haies vives, ses chemins rocailleux et impraticables en belles allées de jardin anglais ; là point d’obstacle, là point de crainte, partout où votre désir peut atteindre vos chevaux légers peuvent courir. Allez à Bièvre à travers les ruisseaux, la route est belle sous les peupliers ; allez à Verrières à travers la forêt, la route est belle sous les chênes ; allez à Fontenay à travers les fraises et les roses, la route est belle sous les grands noyers. On a fait pour vos promenades vingt lieues de chemins autour de vous. Courez, partez, revenez, repartez, rien ne vous arrête. Votre demeure s’embellit de toutes les richesses du voisinage. Rien ne vous en sépare et tous les chemins vous les donnent. Ce séjour est si délicieux, que le spirituel solitaire d’Aulnay n’y veut plus rester ; on ne peut plus se cacher là où tout le monde peut venir ; on ne peut plus travailler là où tout est promenades et plaisirs ; on ne peut pas se faire ermite dans un parc anglais. Aussi le poëte rêveur disait-il avec tristesse au Christophe Colomb de ce beau pays (car c’est découvrir un monde que de lui donner une vie nouvelle) : « Hélas ! vous avez gâté notre pays ! — Comment ? — En le rendant habitable. » Voilà un reproche plus flatteur que les éloges les mieux mérités. Il est beau pour un homme qui protège toutes les améliorations civilisantes, qui rêve tous les perfectionnements administratifs, et qui prouve, par l’application de ses idées mêmes, que le bien qu’il conseille est faisable, puisqu’il est fait ; il est beau, disons-nous, d’en être arrivé à ce point de civilisation, d’avoir amené la nature elle-même à ce degré de confortable qui force les ermites à déménager.

Mais c’est surtout dans l’intérieur du chalet que l’esprit de perfection se fait remarquer en chaque chose : il semble qu’une fée bienveillante ait présidé à l’arrangement de cette merveilleuse demeure, et se soit fait un devoir d’éviter à ceux qui l’habitent toute espèce de contrariétés. Cet admirable problème est résolu complètement. On ferait un volume des moyens ingénieux qui préviennent tels ennuis, des ressources inépuisables qui parent à tels inconvénients, de l’harmonie parfaite de tous les objets entre eux ; de l’ordre, de l’équilibre, de la mesure qui règnent dans les moindres détails de l’habitation. Là, vous n’avez plus de caprices, ils sont tous prévenus ; là, votre serviteur négligent n’a plus de défauts, ils sont tous prévus d’avance. Là, tout est facile, tout est simplifié, modifié, de telle sorte que les choses marchent d’elles-mêmes. C’est une belle mécanique dont tous les rouages sont d’accord. On lui donne l’impulsion, cela suffit. N’osant nous servir de cette vieille expression si vulgaire, nous ne dirons pas qu’on a su joindre l’utile à l’agréable, nous dirons que là, l’utile est agréable, et que l’élégance exquise de ce riant séjour s’embellit de la facilité de vivre que l’on y trouve et de l’absence de ces mille contrariétés partout inévitables, et que là on ne rencontre jamais. Ô gracieux chalet simple et hypocrite, chaumière coquette, si modeste au dehors et si richement parfaite au dedans ; fantaisie raisonnée, caprice irréprochable, retraite de grande dame, parc modèle, jouet d’un grand administrateur désœuvré ; en vain, au pied de ta verte montagne, tu te caches sous tes berceaux fleuris, tout le monde ira te voir et t’admirer, et c’est toi sans doute que rêvait la reine de Suède, quand elle s’écriait avec amour : « Une chaumière et Bernadotte ! »

Dans nos courses nous sommes retourné à Versailles, mais nous en sommes revenu indigné ; notre prochain feuilleton sera une longue pétition au roi des Français. Nous lui dirons que, ne lui ayant jamais rien demandé, nous nous croyons le droit de lui adresser cette prière, savoir : de laisser le public jouir en paix de la vue du musée de Versailles depuis midi jusqu’à six heures du soir. L’autre jour, à quatre heures moins cinq minutes, on nous a chassé honteusement, non pas par la grande porte, comme nous y avions droit ; on ne nous a pas même laissé continuer notre route et sortir naturellement ; on nous a poussé vers un petit escalier dérobé et dégradé, sans nous donner même le temps de dire adieu au tableau que nous avions commencé de regarder. Aussi, dans notre fureur, nous avons rejoint notre voiture à l’instant même, et nous sommes allé dîner à Saint-Cloud, chez Legriel. C’est un grand bonheur pour Saint-Cloud que l’on ait fondé un musée à Versailles ; il serait désirable maintenant pour Versailles que l’on pensât à fonder une galerie quelconque à Saint-Cloud. Ainsi voilà l’histoire de toutes les visites au musée historique : grande admiration au début, grande fureur au départ.

On nous contait l’autre soir un mot qui nous a paru charmant : « Comment voulez-vous que je n’aime pas cette femme-là ? disait M. de R… en parlant d’une de ses amies, elle est si aimable, et puis elle me fait faire tout ce que je veux. »

Nous avons une peur épouvantable que le correcteur ne mette : Elle me fait faire tout ce qu’elle veut. Nous réclamons d’avance ; le perfide, il en est bien capable, lui qui nous fait dire tout ce qu’il veut.