Lettres parisiennes/Année 1837/08

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1837

LETTRE HUITIÈME.

Crise ministérielle. — La grippe. — Promenade de M. le duc de Bordeaux. — Modes. — Les visites du matin..
29 mars 1837.

La politique de cette semaine nous appartient ; c’est une série de commérages dont les graves colonnes d’un journal n’auraient pas le droit de s’occuper. Ce sont des tracasseries, des taquineries, des misères à faire pitié. Oh ! l’intérêt commun n’est jamais pour rien dans ces enfantements ministériels ; au fond de toute chose vous trouvez toujours une rivalité, une petite rivalité toute-puissante, dont des femmes mêmes n’oseraient convenir ; un ministère composé de sept vieilles coquettes (les vieilles coquettes sont encore plus intraitables que les jeunes), un ministère semblable serait moins difficile à harmoniser que les nôtres. M. un tel ne veut pas rester à cause de M. un tel ; celui-ci ne veut pas entrer à cause de celui-là ; tel autre ne peut accepter que si un tel autre accepte : c’est un casse-tête chinois dont les pièces sont dépareillées. Il y en a même deux ou trois qui appartiennent à un autre jeu ; et, quoi qu’on essaye, quoi qu’on rêve, le tableau ne pourra jamais être refait. Tout cela est triste ; ce sont des puérilités, sans doute, mais des puérilités fatales ; ce sont des niaiseries, sans doute, mais ces niaiseries sont mortelles, car chaque secousse détruit nos forces, chaque tremblement de ministère ébranle tout le pays. Et puis l’incertitude, c’est la mort, c’est l’oisiveté, c’est le découragement, c’est la stérilité. Quel projet former lorsqu’on attend toujours ? que peut-on entreprendre lorsqu’on a tout à craindre ? comment marcher, quand la route n’est pas tracée ? comment semer sur un terrain mouvant ? Que penserait-on d’un laboureur qui passerait toute la saison des travaux à choisir lequel de ses chevaux il doit mettre à la charrue, et qui, lorsque la moisson viendrait, ne se serait pas encore décidé ? Voilà pourtant où nous en sommes ; rien ne se fait, parce que nous passons nos jours à choisir ceux qui doivent faire ; toute la caravane s’arrête pour regarder se battre ceux qui doivent la conduire ; rien ne s’accomplit, rien ne marche que le temps, le temps implacable, le temps précieux que nous perdons sans retour.

La grippe, la grippe, la grippe, voilà ce dont on parle, ce dont on rit, ce dont on meurt. Sur quatorze personnes qui habitent une maison, quatorze personnes sont atteintes ; tous sur tous, voilà la proportion. On raconte que la semaine dernière le duc de M…, ayant tous ses gens malades, hommes, femmes, portiers, portières, a été forcé pendant deux heures d’aller lui-même tirer le cordon de la porte de son propre hôtel. — M. le duc de M… est-il chez lui ? — Il n’y avait pas moyen de dire : Non. — Enfin quelqu’un est venu relever M. le duc de M… de sa faction, et il est rentré dans le salon pour donner une tasse de tisane à madame la duchesse de M…, qui avait la grippe, et dont les femmes de chambre étaient au lit avec la grippe. Et pourtant les bals vont encore ; on danse, on essaye des robes, on se couronne de fleurs entre deux quintes. Les femmes, le matin, sont frileuses, dolentes, tout empaquetées de bonnets, de voiles, de fichus ; on les plaint, on gémit avec elles, et leur tête se penche, leur corps délicat se courbe ; leur petit pied, grossi par la fourrure, s’entoure encore d’un châle ou se grille devant le feu ; on leur conseille de se soigner, on les quitte inquiet… et puis le soir on les retrouve au bal, étincelantes, la tête haute, empanachée, endiamantée, les épaules nues, les bras nus, les pieds nus, car un bas de toile d’araignée n’est pas une chaussure ; et puis les voilà qui tournent, qui sautent, qui volent et qui vous méprisent, vous, leur ami, dont le regard étonné semble dire : Imprudente ! est-ce bien vous ? — Qu’est-ce que cela prouve ? — Que les femmes aiment mieux mourir que de se refuser un plaisir ; qu’elles vivent pour le monde, les bals, les concerts ; que leur santé est sacrifiée à de futiles amusements ; que… — Non, cela veut dire que l’intérieur des ménages est si parfaitement ennuyeux, qu’on préfère risquer de gagner une seconde fois la grippe à l’ennui de rester au coin du feu avec des gens qu’on a pris en grippe : la preuve, c’est que les personnes qui se sont fait une vie intérieure agréable ne sortent point de chez elles. On a dit : « Le monde est fait pour les heureux, pour les riches. » Il fallait dire : « Les heureux n’ont pas besoin de lui. » Mais ceci demande de longs développements ; nous y reviendrons un autre jour.

Les deux bals de la semaine dernière étaient charmants ; toutes les femmes étaient jolies. Les robes étaient d’une fraîcheur, d’une élégance incomparables. Il n’y avait peut-être pas assez de jeunes hommes, les danseurs étaient rares ; cela rentre encore dans notre idée : les hommes, pouvant se réunir sans façon dans les cercles, dans des clubs, n’ont pas besoin, pour se distraire de la grippe, de se parer et d’aller au bal, extrémité à laquelle les pauvres femmes sont réduites.

Les moralistes commencent à crier au scandale en parlant des bals Musard et Jullien ; quel crime y a-t-il donc à s’amuser en faisant grand bruit et d’une façon assez vulgaire ? Si ce plaisir remplaçait les bonnes œuvres et les saintes lectures, nous dirions comme vous : À bas les plaisirs ! mais, quand on songe que toute cette activité que le peuple emploie à danser, valser, galoper, il pourrait l’employer d’une manière plus fatale, on devient très-indulgent pour les fêtes qui ne peuvent nuire qu’à ceux qui en jouissent. Quand on a vu la démence hostile et cruelle, on pardonne à la folie inoffensive ; quand on a vu le carnaval à l’archevêché, on s’arrange assez bien de le voir à l’Opéra. Eh ! dites-nous, messieurs les politiques à petite morale et à fausse vertu, le galop de Musard ne vaut-il pas mieux que l’émeute ? N’oubliez donc pas qu’il la remplace, et fermez les yeux. On gouvernait le peuple de Rome avec les fêtes que l’on donnait pour lui ; le peuple français gagne lui-même l’argent de ses plaisirs ; c’est lui-même qui en fait les frais, et nos petits Nérons m’ont pas droit de se plaindre, ni de lui ravir une joie qui ne leur coûte rien. Pauvre peuple ! sans tes amis, il y a longtemps que tu serais heureux.

Les pauvres peuples nous font penser aux pauvres rois.

Un voyageur, revenant de Goritz, raconte un trait de M. le duc de Bordeaux qui n’est pas sans intérêt. Le prince avait engagé plusieurs jeunes gens à faire avec lui une grande promenade à cheval, et chacun admirait son audace, son agilité ; les haies, les fossés, rien ne l’arrêtait ; enfin, il rencontre un ravin, une sorte de torrent, de rivière assez large pour lui faire faire des réflexions ; il hésite un moment ; puis, se tournant vers ses compagnons, il leur crie en riant : « Allons, messieurs, ceci est le Rhin, passons en France ! » Et il lance son cheval dans le torrent, et gagne, non sans peine, l’autre rive. Parvenu là, il s’aperçoit de son imprudence, car tous les cavaliers n’étaient pas aussi ardents que lui ; alors, avec une bonté charmante, ayant jeté les yeux autour de lui : « Que je suis fou, s’écria-t-il, il y avait là un pont ! » Et, se dirigeant vers le pont, il fait signe aux autres jeunes gens que c’est par là qu’il faut le rejoindre. Tous sont revenus, admirant la hardiesse du jeune prince, peut-être plus encore sa présence d’esprit. Il est glorieux pour soi-même de franchir les torrents à cheval, mais il est plus beau de trouver un pont pour les autres.

On lit dans un petit journal de modes, ou plutôt dans un journal de petites modes : « La comtesse de C…, accompagnée d’un grand d’Espagne, avait un turban de satin brocart, sablé d’or, mêlé de gaze bleu de ciel. Son magnifique manteau couleur groseille doublé d’hermine, et la noblesse de sa tournure, la rendirent l’objet de tous les regards, au moment où, attendant son somptueux équipage, elle stationnait sur les degrés du péristyle de l’Opéra. » On la voit d’ici, cette comtesse avec son grand d’Espagne, son turban de satin brocart, son magnifique manteau groseille, et la noblesse de sa tournure, stationnant sur les degrés du péristyle. Cette expression stationner, consacrée jusqu’à ce jour aux fiacres et aux cabriolets de louage, tout à coup appliquée à une comtesse, acquiert bien de l’élégance. La police devrait ajouter ceci à ses règlements : Dorénavant, les comtesses et les grands d’Espagne stationneront sous le péristyle gauche de l’Opéra. »

Les femmes portent cette année beaucoup de turbans de toute espèce, turban lourd en étoffe d’or, turban léger en dentelle, en gaze, en tulle ; Cimon est renommé pour les premiers. Cimon possède le turban classique, le turban maternel. Mademoiselle Beaudrant, seule, a compris le turban jeune, le turban de fantaisie. Mais ce qui nous séduit dans cette parure, c’est l’inévitable niaiserie où elle entraîne les admirateurs de la beauté ; il n’est pas un homme un peu en proie à l’élégance qui ne dise une fois au moins dans sa soirée cette phrase aimable : « Ah ! madame ! que ce turban vous sied bien ! vous avez l’air d’une belle odalisque. » Ô erreur ! jamais les odalisques ne portent de turban ! — Il y en a de plus familiers qui disent : Bonsoir, belle odalisque ! Même erreur. Nous conseillons à ces galants ignorants, d’abord de voyager en Turquie ; puis nous leur proposons la phrase suivante : Oh ! madame, que ce turban vous sied bien ! vous avez l’air d’un beau cadi. C’est moins flatteur, mais plus exact.

Les boucles d’oreilles se portent maintenant sur le front, à la place de petits peignes, ou plutôt au-dessus des petits peignes qu’elles servent à cacher : on les attache avec un fil de fer très-léger, un cheveu de fer, si l’on ose s’exprimer ainsi. Du reste, toujours beaucoup de diamants, d’émeraudes, de rubis : on se rapproche des Mille et une Nuits le plus possible. Il n’y a que l’esprit de la princesse Scheherazade que personne ne songe à imiter. Nous avons admiré ces jours-ci une superbe agrafe, une royale fleur, une reine-marguerite en diamants, dont le cœur était formé d’une énorme perle fine ; la tige, les feuilles, tout était d’un travail merveilleux et d’un prix si raisonnable, que nous mourions d’envie de nous en passer la fantaisie ; mais à qui l’offrir ? Celle qui l’aurait reçue ne la méritait pas ; celle pour qui nous l’aurions voulu choisir ne l’aurait pas acceptée ; il a fallu nous résigner à être sage ; ainsi de l’ambition, ainsi de l’amour : ce qui nous est facile est indigne de nous ; ce qui nous attire est impossible.

Les indifférents sont devenus quelque chose de si important dans la vie, qu’on est bien forcé de l’arranger pour eux. Autrefois, on avait deux ou trois amis intimes, amis de cœur, de bourse et d’esprit, avec qui on osait penser, devant qui l’on osait souffrir, craindre, espérer, rougir même ; des confidents, des complices, auxquels on savait consacrer la plus grande partie de sa journée ; et puis on avait une vingtaine d’indifférents que l’on voyait tous les jours, avec qui l’on était très-lié, mais que l’on ne désignait que de cette manière : « Un homme de ma connaissance, une femme de ma connaissance. » Se voir tous les jours, souper ensemble toutes les nuits, ce n’était que se connaître, ce n’était pas de l’intimité ; c’était une relation, et non pas une liaison : puis enfin les jours de grandes fêtes, c’est-à-dire une fois par an, on recevait deux cents personnes, trois cents au plus, dont on n’entendait jamais parler pendant le reste de l’année. Maintenant le cœur a grandi, ou plutôt il s’est créé une monnaie banale qui lui permet de faire vivre une vingtaine d’amis intimes, une centaine de relations affectueuses, et six cents indifférents qui ont droit de visites et de causeries en votre demeure, et qui peuvent tomber chez vous les jours de tristesse, de fièvre, de mauvaise humeur, de paresse, de travail, d’inspiration… ou de bonheur, ce qui est beaucoup plus grave, selon nous.

Or, comme cet accroissement de visite devenait une sorte de fléau, comme il n’a jamais été dans l’intention des gens du monde de se faire un martyre de la politesse, et que nous savons beaucoup trop bien vivre pour rien sacrifier au savoir-vivre, nous avons imaginé de consacrer un jour de la semaine à la plèbe de nos amis, c’est-à-dire à ceux que nous n’aimons pas assez pour leur donner la liberté de venir quand ils le veulent, mais qu’il nous semble assez flatteur de connaître pour que nous désirions nous parer de leur présence de temps en temps. L’usage de recevoir les visites du matin à jour fixe, usage déjà très à la mode depuis plusieurs années dans ce qu’on nomme le grand monde, se généralise chaque jour davantage ; il en résulte ceci : les personnes qui se voyaient souvent ne se voient plus du tout, parce que rien n’est plus difficile que de saisir ce malheureux jour. Si vous le manquez une fois, il vous faut attendre la semaine suivante, et puis une migraine, une affaire, vous retiennent chez vous, et voilà quinze jours de passés. Le lendemain vous seriez libre, vous pourriez aller voir votre amie, mais le lendemain elle ne veut pas de vous ; son cœur vous est ouvert le samedi, ou le jeudi, ou le dimanche ; les autres jours il vous reste fermé comme sa porte ; car ne croyez pas que l’on ait voulu dire : Je suis toujours chez moi le samedi, pour vous donner un moyen certain de venir sans perdre vos pas, non : Je suis chez moi le samedi, signifie : Je ne veux pas de vous les autres jours. Ce n’est pas tout encore : cette amie vous offense, vous et les personnes qui ont de l’affection pour elle, en ne vous recevant qu’avec vingt autres indifférents, car ces jours-là elle n’est jamais seule ; et puis enfin elle mécontente les gens qui ne l’aiment point, qui se font une corvée de lui faire une visite, et à qui elle ôte la ressource d’envoyer une carte chez elle, ou l’heureuse chance de la trouver sortie. Cet usage nous semble donc contraire… Mais voici un de nos amis qui se moque de nous, tandis que nous écrivons ces lignes ; il nous interrompt en nous disant sans respect : Tu es un grand niais, cet usage est fort commode, et je te plains si tu ne l’as pas compris. — Nous persistons dans notre niaiserie, la niaiserie ayant droit de vertu dans un temps de corruption comme le nôtre.