Lettres familières (Machiavel, trad. Périès)/4

Traduction par Jean Vincent Périès.
Texte établi par Charles LouandreCharpentier et Cie (p. 446-453).

LETTRE IV

À FRANCESCO VETTORI

 Seigneur ambassadeur,

Vous ne voulez pas que ce pauvre roi de France recouvre la Lombardie, et moi je le voudrais : il se peut, toutefois, que ces volontés opposées viennent d’un même principe, c’est-à-dire d’une affection naturelle, ou d’une passion qui nous porte, vous, à dire non, et moi, à dire oui. Pour couvrir votre non d’un prétexte honnête, vous établissez que la paix offrirait de plus grandes difficultés si le roi devait rentrer dans la Lombardie ; et moi, pour colorer mon oui, je prétends que vous êtes dans l’erreur, et qu’en faisant la paix selon mon système, elle serait plus solide et plus durable.

Abordant de nouveau les points particuliers, voici comme je réponds à votre lettre du 5. Je conviens avec vous que le roi d’Angleterre ne pourra se faire à l’idée d’être venu en France avec un si grand appareil, et d’avoir à s’en retourner sans aucun résultat ; il faut donc qu’il y soit déterminé par quelque nécessité. Or, je pensais que, pour lui imposer cette nécessité, il suffisait de l’Espagne et du pape ; je jugeais, et mon sentiment est encore le même, que, d’un côté, trouvant son entreprise difficile, et de l’autre, connaissant le désir de ces deux puissances, il se déciderait sans peine pour la retraite. Il pourrait, à la vérité, en concevoir du mécontentement ; mais il me semble que ce mécontentement même serait utile, puisqu’il contribuerait à affaiblir la France, qui, placce entre les Suisses et les Anglais, également ennemis ou suspects, ne pourrait former d’entreprise contre les États d’autrui, et aurait même besoin de chercher des appuis pour se maintenir dans les siens. Il me paraissait d’ailleurs que, dans cette supposition, le roi d’Angleterre atteignait son but ; car je suis convaincu qu’outre son désir d’assurer ses États, il avait encore celui de demeurer, au moyen de ses armées, comme le coq de l’Italie : c’est, en effet, ce qui arriverait, puisque la France ne pouvant, soit à cause des craintes que lui inspirerait l’Angleterre, soit à cause de l’inimitié qui existe entre elle et les Allemands, envoyer des troupes nombreuses en Lombardie, serait dans la nécessité de recourir aux armes espagnoles.

Je ne vois pas, au surplus, comment vous entendez qu’il n’y ait que les Suisses capables de contraindre le roi d’Angleterre à céder ; car je ne pense pas qu’ils puissent ni qu’ils veuillent jamais servir la France autrement que comme stipendiaires : or, à raison de leur pauvreté et de l’eloignement où ils sont de l’Angleterre, il faudrait qu’elle les payât grassement ; car, enfin, elle peut tout aussi bien solder des lansquenets, dont elle retirerait le même service, et qui ne seraient pas moins à craindre pour l’Angleterre. Si vous me dites que celle-ci peut décider les Suisses à attaquer les Français du côté de la Bourgogne, je réponds que c’est là un moyen de nuire à la France, et que pour forcer les Anglais à céder, il faut trouver celui de nuire à l’Angleterre. Je ne veux pas dire, toutefois, que le roi d’Espagne et le pape aient à prendre les armes contre elle : il suffit qu’ils l’abandonnent, et qu’en même temps ils lui représentent qu’on ne faisait la guerre à la France que pour soutenir les intérêts de l’Église ; motifs qui n’existent plus aujourd’hui. Je ne crois pas qu’il faille des mesures plus violentes pour déterminer le roi d’Angleterre à se retirer, surtout maintenant que, comme je l’ai dit plusieurs fois, il a vu, et voit que le succès de son entreprise contre la France est un peu aventure ; du reste, il a dû refléchir que s’il en vient a une bataille, et qu’il soit battu, il court risque, tout aussi bien que le roi de France, de perdre son royaume. Vous m’objecterez que ce prince enverra de grosses sommes en Allemagne, et qu’il fera attaquer la France sur un autre point. Il me sera aisé de répondre, par l’opinion généralement répandue, que, pour satisfaire tout à la fois son orgueil et sa gloire, il ne voudra jamais dépenser son argent que pour ses propres troupes ; que d’ailleurs celui qu’il donnerait à l’empereur serait jeté en pure perte ; et enfin que, quant aux Suisses, ils en exigeraient beaucoup trop. Je crois, au reste, que la bonne intelligence entre l’Espagne et la France pourrait facilement renaitre ; car il ne peut être avantageux à la première de détruire ainsi l’autre. Et n’a-t-on pas vu aussi que, lorsque la France s’est trouvée au milieu des plus grands dangers, l’Espagne a aussitôt posé les armes ? Ainsi, que le roi de France se voie rétabli dans la Lombardie, et il en sera beaucoup plus disposé sans doute à la réconciliation ; car les bienfaits récents font pour l’ordinaire oublier les anciennes injures. D’un autre côté, que peut craindre l’Espagne d’un roi vieux, fatigué et infirme, place entre l’Angleterre et l’Allemagne, c’est-à-dire entre deux pays, dont l’un lui est suspect, et l’autre, ouvertement ennemi ? En tous cas, elle n’aurait pas besoin pour se défendre d’employer l’autorité du pape ; il lui suffirait d’entretenir ces soupçons et cette inimitié.

Je ne crois donc pas que mon plan de pacification présente plus de difficultés que le vôtre ; il me semble même que si l’un des deux offre quelque avantage, c’est le mien : en effet, je ne trouve dans le vôtre aucune sorte de sûreté ; au lieu que le mien en présente au moins quelqu’une, sinon bien bonne, au moins telle qu’on peut l’espérer dans les temps où nous vivons.

Quand on veut juger si une paix sera solide et durable, il faut, entre autres choses, examiner quelle est la partie intéressée qui peut en être mécontente, et quels sont les résultats probables de ce mécontentement.

Or, en examinant votre projet de paix, je crois qu’il mécontente l’Angleterre, la France et l’empereur, parce qu’aucune de ces trois puissances n’a atteint le but qu’elle se proposait ; au lieu que dans le mien les mécontents sont l’Angleterre, les Suisses et l’empereur. Par les même motifs, je crois, en outre, que les mécontentements produits par votre plan peuvent aisément causer la ruine de l’Italie et de l’Espagne ; et quoique la France l’ait approuvé, et que l’Angleterre ne l’ait point rejete, ces deux puissances changeront soudain d’idee et de dessein. La France voulait se rétablir en Italie ; l’Angleterre voulait soumettre la France : toutes deux ayant manque leur but, on les verra s unir pour ne plus songer qu’à se venger tout à la fois de l’Italie et de l’Espagne. Il y a lieu de croire, en effet, qu’il se formera entre elles un nouvel accord, au moyen duquel elles n’éprouveront plus aucun obstacle dans leurs projets, quelque chose qu’elles entreprennent : il suffit que la France déclare ouvertement ses intentions En effet, favorisé par l’Angleterre, l’empereur saute…[1], passe en Italie à son gre, repasse en France ; et ainsi ces trois puissances, une fois d’accord, peuvent, en un clin d’œil tout réunir, et changer la face des affaires ; et ni les armes des Espagnols, ni celles des Suisses, ni l’argent du pape, ne suffiraient pour opposer une digue à ce débordement, car elles auraient à elles trois trop d’argent et trop de forces. L’Espagne, sans doute, voit ces dangers, et il est naturel qu’elle cherche à les écarter : elle ne peut manquer de comprendre que dans cette paix le roi de France n’aurait aucune raison de la ménager ; qu’il y trouverait, au contraire, une superbe occasion de lui nuire, et qu’il entend trop bien ses intérêts pour la laisser échapper. Ainsi donc, si elle est assez sage pour prévoir l’avenir, elle n’acquiescera point, elle ne donnera point les mains à un plan de pacification d’où il résulterait une guerre plus importante et plus dangereuse. Mais dans mon plan, au contraire, les parties mécontentes seraient l’Angleterre, l’empereur et les Suisses ; et celles-ci n’auraient nullement la facilité de nuire aux autres, attendu qu’en deçà et en delà des Alpes elles trouveraient la France, qui, appuyée par ses alliés, opposerait une barrière insurmontable ; elles ne hasarderaient pas même de tenter une entreprise, parce qu’elles y verraient trop de difficultés. Il ne resterait d’ailleurs à ces alliés aucun motif de se délier l’un de l’autre, puisqu’ils auraient rempl chacun leur but, et que, d’un autre côté, la puissance de leurs ennemis, et la crainte d’en être à tout moment attaqués, suffiraient pour les tenir enchaînés.

Votre projet de paix présente, au surplus, pour l’Italie un danger extrêmement grave : c’est que toutes les fois que Milan aura pour duc un prince faible, la Lombardie ne lui appartiendra pas, mais appartiendra aux Suisses. Et quand, mille fois pour une, les trois parties qu’il laisse mécontentes resteraient tranquilles, je trouve toujours que le voisinage des Suisses est une chose trop importante pour que l’Italie ne doive pas y apporter une attention plus sérieuse qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent. Je ne crois pas, comme vous le dites, qu’ils ne remueront point, parce qu’ils craindront la France, qu’ils auraient contre eux le reste de l’Italie, et qu’ils ne veulent que donner un coup de râteau et s’en aller. D’abord, comme je l’ai dit précédemment, la France, avant eu à se plaindre de l’Italie, nourrira sans cesse contre elle des projets de vengeance : elle éprouvera une véritable satisfaction à la voir ruinée ; de sorte qu’au lieu de contenir les Suisses, elle se cachera sous le manteau pour leur donner de l’argent, et se plaira à exciter l’incendie qui nous menace. En second lieu, parler de l’union des autres Italiens, c’est se moquer ; car il ne faut nullement s’attendre entre eux à un accord qui produise quelque bien. Et quand même les chefs s’entendraient, qu’en résulterait-il ? Hors les troupes espagnoles, qui sont en trop petit nombre pour suffire, toutes les autres de l’Italie ne valent pas un liard ; et d’ailleurs, les queues ne sont point d’accord avec les têtes. Que les Suisses fassent un pas, n’importe pour quel motif, et vous verrez chacun se précipiter à l’envi l’un de l’autre pour se soumettre à eux.

Enfin, quant à ce que vous dites, qu’ils ne veulent donner qu’un coup de râteau et s’en retourner aussitôt chez eux, ne vous y fiez pas, et ne conseillez à personne de s’endormir dans une semblable idée. Considérez, je vous prie, la marche des affaires d’ici-bas, et comment procèdent, et comment s’accroissent les puissances du monde, et surtout les republiques. Vous verrez que, d’abord, il suffit aux hommes de pouvoir se défendre eux-mêmes, et de maintenir leur indépendance : mais qu’ensuite ils en viennent à attaquer leurs voisins et à vouloir dominer. Ainsi, il suffit jadis aux Suisses de résister aux ducs d’Autriche, et cette résistance les fit respecter chez eux ; plus tard, il leur suffit encore de se défendre contre le duc Charles le Téméraire, et la défaite de ce prince étendit leur réputation au delà de leurs montagnes ; depuis, ils se contentèrent de se mettre à la solde des autres puissances, et cela dans le seul objet d’acquérir de l’honneur et d’entretenir parmi la jeunesse l’esprit militaire : c’est ainsi qu’ils ont augmenté leur réputation, et que la connaissance qu’ils ont acquise d’un plus grand nombre d’hommes et de pays a redoublé leur audace, et leur a inspiré l’ambition et le désir de combattre pour leur propre compte. Pellegrino Lorini me disait que, lorsqu’ils vinrent à Pise avec Beaumont, ils lui parlaient souvent de la force de leur milice, qu’ils comparaient à celle des Romains, et demandaient ce qui les empêcherait d’obtenir un jour les mêmes succès que ces derniers ; ils se vantaient que la France leur devait toutes les victoires qu’elle avait remportées jusqu’à ce jour ; et ils ajoutaient qu’ils ne voyaient pas pourquoi ils ne pourraient point enfin combattre pour leur propre compte Aujourd’hui cette occasion s’est présentée, et ils ne l’ont pas laissée échapper. Ils sont entrés en Lombardie sous prétexte d’y rétablir l’ancien duc, mais, en effet, pour être le duc eux-mêmes. A la première occasion ils s’en rendront entièrement maîtres, et éteindront la race ducale, et, avec elle, toute la noblesse du pays ; à la seconde, ils se répandront dans toute l’Italie, qu’ils traiteront de la même manière. Ainsi donc je conclus qu’ils ne sont point gens à se contenter de donner un coup de râteau et à s’en retourner chez eux, mais qu’il y a prodigieusement à craindre de leur part.

Je sais que j’aurai contre moi la funeste habitude où sont les hommes de vivre au jour le jour, et de ne pouvoir croire que ce qui ne s’est point encore vu puisse arriver jamais, et, en second lieu, de ne voir jamais quelqu’un avec les mêmes yeux et sous Je même rapport. Voilà pourquoi personnelle songe à chasser les Suisses de la Lombardie pour y remettre les Français, parce qu’on ne veut pas courir les périls auxquels exposerait une pareille tentative, parce qu’on ne croit point à ce qui est à craindre pour l’avenir, et que l’on n’ose se fier à la bonne foi de la France. Mon cher compère, ce torrent d’Allemands est tellement grossi dans son cours, qu’il faut pour s’opposer à son passage une bien grande et bien forte digue. Si les Français n’étaient jamais venus en Italie, si vous n’aviez pas le sentiment encore tout récent de leur insolence, de leur cupidité et de leurs exactions, sentiment qui vous trouble maintenant dans vos délibérations, vous auriez déjà couru vers la France pour la prier de venir en Lombardie, afin de détourner l’inondation qui vous menace. C’est pourtant ce qu’il faut faire avant que ces Suisses aient pris racine dans ce pays, et commencé à goûter les douceurs de la domination. C’en est fait de toute l’Italie, s’ils se mettent à l’envahir ; car tous les mécontents s’empresseront de les favoriser, et serviront ainsi d’échelons à leur agrandissement et à la ruine des autre peuples. Pour moi, c’est d’eux seuls que j’ai peur, et non pas, comme vous l’a écrit le Casa, d’eux et de l’empereur, quoique cependant il fût très possible qu’ils se réunissent : car, par la même raison que l’empereur à souffert qu’ils ravageassent la Lombardie et se rendissent maîtres de Milan, ce qui paraissait contraire aux plus simples règles du bon sens d’après les considérations que vous m’avez exposées, de même, et malgré ces considérations, les Suisses de leur côté, pourraient trouver bon que lui aussi fit quelques progrès en Italie.

Seigneur ambassadeur, c’est plutôt pour satisfaire à vos désirs que je vous écris tout ceci, que dans la persuasion de bien savoir ce que je dis moi-même. Veuillez donc, la première fois que vous me répondrez, me faire connaître où en sont les choses de ce monde, ce qui se trame, ce que l’on espère, et ce que l’on redoute, si vous voulez que vous tienne tête sur des matières aussi graves ; sinon vous n’aurez de moi que des sottises pareilles au Testament de l’Ane et dans le goût de celles du Brancaccio. Je me recommande à vous

N. Machiavel.

À la campagne, le 10 août 1513.

  1. Il y a ici une lacune qu’il serait difficile de remplir