Lettres familières (Machiavel, trad. Périès)/2

Traduction par Jean Vincent Périès.
Texte établi par Charles LouandreCharpentier et Cie (p. 438-443).

LETTRE II.

À UNE DAME.

 Très illustre dame,

Puisque Votre Seigneurie désire connaître les changements qui ont eu lieu ces jours derniers dans notre Toscane, je me ferai un plaisir d’autant plus grand de vous en rendre compte, qu’en satisfaisant à vos désirs je vous montrerai le triomphe de vos amis et celui de mes protecteurs ; deux circonstances qui suffisent pour effacer tous les motifs de tristesse, quelque nombreux qu’ils soient, que la suite de mon récit va mettre sous vos yeux.

Lorsque la diète de Mantoue eut arrêté que les Médicis seraient rétablis dans Florence, et que le vice-roi[1] fut parti pour retourner à Modene, on craignit fortement à Florence que l’armée espagnole ne pénétrât en Toscane : néanmoins, comme on n’avait aucune certitude sur ce point, à cause du secret dont la diète avait enveloppé toutes ses résolutions ; comme, d’un autre côté, beaucoup de personnes ne pouvaient se persuader que le pape laissât les Espagnols venir mettre le désordre dans les États de la république, et que, d’ailleurs, les lettres de Rome annonçaient qu’il ne régnait pas un parfait accord entre les Espagnols et Sa Sainteté, chacun resta dans le doute, et l’on ne prit aucune mesure, jusqu’à ce que la certitude de tout ce qui s’était passé nous arrivât par la voie de Bologne. L’ennemi n’étant déjà plus qu’à une journée de nos frontières, toute la ville, à la nouvelle de cette attaque soudaine et inattendue, fut saisie d’épouvante. On délibéra sur ce qu’il fallait faire ; et lorsqu’on eut senti qu’il était trop tard pour garder le passage des montagnes, on résolut d’envoyer deux mille hommes d’infanterie à Firenzuola, château situe sur la frontière, entre Florence et Bologne, dans l’espoir que les Espagnols, pour ne pas laisser sur leurs derrières un corps de troupes aussi nombreux, se détourneraient de leur marche pour former le siege de ce château, et nous donneraient ainsi le temps de grossir notre armée et de résister avec plus d’avantage à leur attaque. On crut de la prudence de ne pas faire tenir la campagne à nos troupes, mais de se borner à défendre la position de Prato, place très forte, située dans la plaine, au pied des montagnes par où l’on descend dans le Mugello, et éloignée seulement de Florence de dix milles. Cette place paraissait assez vaste pour contenir toute notre armée en sûreté, et sa position, voisine de Florence, semblait la rendre susceptible d’être secourue facilement, si les Espagnols se portaient de ce côté.

Lorsqu’on eut pris cette résolution, toutes nos forces se mirent en mouvement pour aller occuper les points désignes. Cependant le vice-roi, dont l’intention n’était pas de s’arrêter devant les places fortes, mais de se porter immédiatement sur Florence, pour y changer le gouvernement, a la faveur du parti sur lequel il comptait, laissa derrière lui Firenzuola, et, franchissant l’Apennin, descendit à Barberino di Mugello, château éloigné de Florence de dix-huit milles, et s’empala sans obstacle de toutes les bourgades du pays, qui dépourvues de tout secours, furent contraintes de recevoir ses ordres, et de fournir des vivres a son armée selon leurs moyens.

Cependant on avait réuni à Florence un assez grand nombre de troupes ; et, dans un conseil des condottieri d’hommes d’armes, on délibéra pour savoir de quelle manière on pourrait résister a cette attaque. L’avis général fut qu’il ne fallait point songer a se défendre à Prato, mais bien à Florence ; car on n’espérait pas, si l’on se renfermait dans cette première place, pouvoir résister au vice-roi, dont on ne connaissait pas précisément les forces, mais on pouvait croire, en voyant l’ardeur avec laquelle elles se précipitaient sur la Toscane, qu’il était impossible à notre armée de leur résister. Les condottieri regardaient donc comme une mesure beaucoup plus sûre de se réunir dans Florence même, où, аvec le secours du peuple, l’armée suffirait pour garder la ville et pour la défendre ; cette mesure même permettait de tenter de garder Prato en y laissant un corps de trois mille hommes. Cet avis obtint l’assentiment général, et surtout celui du gonfalonier, qui se crut d’autant plus à l’abri contre les tentatives du parti ennemi, que les forces qu’il aurait autour de lui seraient plus considérables.

Telle était la situation des affaires lorsque le vice-roi envoya ses ambassadeurs. Ils exposèrent à la seigneurie que les Espagnols ne venaient pas comme ennemis dans les États de la république ; qu’ils ne voulaient porter aucune atteinte à ses libertés ni à son gouvernement, et qu’ils n’avaient d’autre but que de s’assurer par eux-mêmes que l’on abandonnerait le parti des Français pour se réunir à la ligne commune, qui ne pouvait nullement compter sur le gouvernement et sur ses promesses tant que Pierre Soderini resterait gonfalonier, parce qu’on le connaissait pour un partisan des Français ; qu’en conséquence, ils demandaient sa déposition, et consentaient à ce prix que le peuple de Florence nommât pour le remplacer celui d’entre ses concitoyens qu’il jugerait le plus digne. Le gonfalonier répondit à ce discours qu’il n’était arrivé à cette place ni par artifice ni par force, mais par la seule faveur du peuple ; qu’en conséquence, quand tous les rois de la terre s’uniraient pour lui ordonner de déposer sa dignité, il n’y consentirait jamais ; mais que si le peuple désirait qu’il la quittât, il le ferait aussi volontiers qu’il l’avait acceptée quand on lui confia une dignité que son ambition n’avait point sollicitée Pour mieux connaître l’esprit du peuple, à peine l’ambassadeur fut-il éloigné, qu’il convoqua tout le conseil, donna connaissance de la proposition qu’on venait de lui faire, et offrit, si tel était le bon plaisir du peuple, et que sa démission fût jugée nécessaire pour le rétablissement de la paix, de se retirer chez lui sur-le-champ : car, n’ayant jamais eu d’autre mobile de toutes ses actions que le bonheur de la cité, il aurait trop de chagrin qu’elle s’exposât à la moindre disgrâce par amour pour lui. Chacun, d’une voix unanime, refusa sa démission, et tous s’offrirent a le défendre au péril de leur vie.

Sur ces entrefaites, l’armée espagnole s’était présentée devant Prato, et lui avait livré un vigoureux assaut ; mais, comme elle n’avait pu s’en emparer, le vice-roi commença à entamer des négociations d’arrangement avec l’ambassadeur florentin, qui repartit avec un des envoyés de Son Excellence. Elle offrait de se contenter d’une certaine somme d’argent, et consentait à ce que la cause des Medicis fut remise entre les mains de Sa Majesté Catholique, qui pourrait employer la prière et non la force pour engager les Florentins à les recevoir dans leurs murs. Lorsque les envoyés furent arrivés avec ces nouvelles propositions, que l’on connut la faiblesse des Espagnols, que l’on eut répandu le bruit qu’ils mouraient de faim, que Prato était susceptible d’une vigoureuse défense, la confiance du gonfalonier et du peuple, par lequel il se laissait gouverner, s’accrut au point que, malgré le conseil de tous les gens sages de faire la paix, le gonfalonier mit tant de lenteur dans ses résolutions, que l’on apprit bientôt que Prato était pris. Les Espagnols, après avoir fait une brèche aux remparts, avaient commencé à repousser ceux qui les défendaient, et les avaient si fort effrayés, qu’après quelques instants de résistance ils les avaient forces à prendre tous la fuite. Alors les ennemis s’étaient précipités dans la ville, l’avaient livrée au pillage, massacrant tous ceux qui s’offraient à leurs coups, et se livrant à mille scènes d’horreur. J’en épargnerai les détails à Votre Seigneurie, pour ne point affliger sa sensibilité : je vous dirai seulement qu’il y eut plus de quatre mille habitants de massacrés ; les autres furent pris et obligés de se racheter aux conditions les plus dures ; les vierges, qu’auraient dû défendre les asiles sacrés, ne furent point épargnées, et les autels furent souillés d’infamies et de sacrilèges.

Cette nouvelle jeta l’épouvante dans Florence ; le gonfalonier seul n’en fut point effrayé. Plein de confiance dans je ne sais quelles espérances, et dans le dévouement que le peuple lui avait témoigné quelques jours auparavant, il se flatta de conserver Florence, et de contenter les Epagnols en leur prodiguant l’argent, à condition néanmoins que les Médicis demeureraient exclus.

Les envoyés chargés de faire ces propositions remplirent leur mission ; mais ils rapportèrent pour toute réponse qu’il fallait absolument recevoir les Médicis, ou s’attendre à la guerre. Chacun alors commença à craindre pour le sort de la ville, en songeant à la lâcheté que nos soldats avaient montrée dans le siège de Prato : la noblesse, de son côté, augmenta cette frayeur en témoignant ouvertement son intention de changer le gouvernement ; de sorte que le lundi soir, 30 août, à la dernière heure de la nuit, nos envoyés eurent ordre de traiter avec le vice-roi, à quelque prix que ce fut. L’épouvante fut au comble : les habitants qui gardaient le palais et les autres postes de la ville les abandonnèrent avec précipitation, et la seigneurie, désormais sans défense, fut contrainte de relâcher une foule de citoyens qui depuis quelques jours avaient été renfermés au palais sous bonne garde, parce qu’ils étaient suspects de favoriser les Médicis. Ces prisonniers, joints à un grand nombre des principaux de la noblesse qui désiraient recouvrer leur crédit dans l’État, s’enflammèrent de tant d’audace, que le mardi matin ils se rendirent en armes au palais, occupèrent tontes les portes, et forcèrent le gonfalonier à en sortir. Ce ne fut que sur les instances de plusieurs personnes moins emportées que l’on consentit à le laisser s’éloigner sans lui faire violence. C’est ainsi que le gonfalonier retourna à sa maison sous l’escorte de ces mêmes hommes ; la nuit suivante il partit pour Sienne en nombreuse compagnie, et du consentement de la seigneurie.

Au milieu de tous ces événements le gouvernement avait pris une autre forme ; mais, comme le vice-roi ne voyait dans ce changement une garantie suffisante ni par la famille des Médicis ni par la Ligue, il signifia aux seigneurs l’ordre de rétablir l’État sur le même pied que du vivant du magnifique Laurent. Les nobles ne demandaient pas mieux que d’obéir à cet ordre ; mais ils craignaient que la multitude ne voulût point y concourir ; et tandis qu’on discutait sur la manière de se conduire dans la circonstance, le légat fit son entrée à Florence, accompagne d’un assez grand nombre de troupes, composées en partie d’italiens. Le 16, les seigneurs ayant réuni au palais une certaine quantité de citoyens, parmi lesquels se trouvait le magnifique Giuliano, délibéraient sur la réforme du gouvernement, lorsqu’il s’éleva par hasard un peu de tumulte sur la place. Ramazzoto et sa troupe saisirent ce prétexte pour prendre les armes, et s’emparèrent du palais en criant : Les balles ! les balles ! Soudain toute la ville fut en armes, et le même cri retentit de toutes parts. Les seigneurs se virent contraints alors de convoquer l’assemblée du peuple, que nous appelons Parlement ; et l’on y promulgua une loi qui rétablissait les Médicis dans tous les honneurs et dignités qu’aï aient possédés leurs ancêtres. C’est ainsi que le calme le plus parfait fut rétabli dans la ville, qui espère ne pas vivre moins honorablement sous la protection de ces princes que dans les temps passés, lorsque leur père le magnifique Laurent, de glorieuse mémoire, la gouvernait.

Telles sont, très illustre dame, les circonstances particulières de cette grande révolution. Je n’ai pas voulu m’appesantir sur certains détails qui auraient pu vous déplaire, ou comme affligeants, ou comme de peu d’importance ; je me suis étendu sur tout le reste autant que peuvent le permettre les limites d’une lettre. Si j’ai satisfait aux désirs de votre illustrissime seigneurie, je suis assez récompensé ; dans le cas contraire, je réclame mon pardon de votre indulgence. Quæ diù et felix valeat[2].

  1. C’était don Raymond de Cudone. — Voir sur tout cet épisode de l’histoire de Florence François Guicciaidini, tome II, livre II, et M. de Sismondo, Histoire des Républiques Italiennes, tome XIV, pages 233 et suiv.
  2. La date de cette lettre manque ainsi que le nom de la personne à laquelle elle est adressée. La copie s’en trouve rapportée ainsi dans les manuscrits de Julien de [illisible] neveu de l’auteur. Quand à sa date, elle doit être de septembre 1512 ; quand à la personne, Julien conjecture que c’est madame Alfonsine, mère de Laurent de Médicis, qui fut par la suite duc d’Urbin.