Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo/I

Lettres de Sainte-Beuve à Victor Hugo et à Madame Victor Hugo
La Revue de Paris11e année, tome 6 (p. 730-735).
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I

LE JEUNE MÉNAGE

Avant d’arriver aux lettres qui vont illuminer tout ce drame intime, peut-être serait-il bon de montrer ceux qui vont les écrire ou les recevoir. On ne les lira judicieusement que si l’on voit bien dans quelles conditions et dans quel état d’âme Victor Hugo, sa jeune femme et Sainte-Beuve se rencontrèrent, eux paisiblement heureux, lui fébrilement inquiet.

On connaît les adorables Lettres à la Fiancée : on sait comme, à dix-sept ans, Victor Hugo, cœur aussi précoce que son génie, devint amoureux d’une fillette de son âge ; on se rappelle ce que fut cet amour à la fois ardent et pur, on admire avec quel courage et quelle persévérance ce jeune homme, cet enfant presque, lutta pendant trois années contre toutes les résistances et finit par triompher de tous les obstacles. Le 12 octobre 1822, il épousait la bien-aimée.

Les jeunes mariés n’étaient pas bien riches ; la pension royale de mille francs pour lui, une petite dot de trois ou quatre cents francs, avec quelques meubles et effets, pour elle. Il fallut habiter d’abord chez le père d’Adèle mais, au bout de quelques mois, Victor put louer et meubler, rue de Vaugirard, un modeste logement. Ils étaient chez eux !

Alors commence une vie charmante et touchante d’amour et de travail. Adèle est devenue tout de suite enceinte, elle accoucha d’un garçon, le 12 juillet 1823, neuf mois, jour pour jour, après le mariage. Quelle joie pour les jeunes époux ! Joie bientôt changée en douleur : l’enfant, auquel on avait donné une nourrice, mourait le 12 octobre, anniversaire même de leur mariage ! Et leur amour, si grand, eut ainsi son seul accroissement possible : pleurer ensemble.

Victor Hugo réconfortait de son mieux la pauvre mère, ayant, lui, son réconfort, le travail : car, à travers les joies et les deuils, il continuait d’être le grand laborieux qu’il fut toute sa vie. Il avait promptement terminé son roman commencé de Han d’Islande, qu’il publia en janvier 1823. Tout en poursuivant ses études et ses lectures, il préparait un nouveau volume de poésies. Sa manière et sa visée y prennent plus d’ampleur. Mais, comme autrefois sa fiancée, ce qui l’inspire encore le mieux, c’est sa femme. Son amour est maintenant de l’adoration, et les vers qu’il lui adresse sont d’un sentiment qu’il n’a nulle part dépassé.

ENCORE À TOI

À toi ! toujours à toi ! Que chanterait ma lyre ?
À toi l’hymne d’amour ! À toi l’hymne d’hymen !
Quel autre nom pourrait éveiller mon délire ?
Ai-je appris d’autres chants ? Sais-je un autre chemin ?

C’est toi dont le regard éclaire ma nuit sombre ;
Toi dont l’image luit sur mon sommeil joyeux ;
C’est toi qui tiens ma main quand je marche dans l’ombre.
Et les rayons du ciel me viennent de tes yeux.
..................
Je t’aime comme un être au-dessus de ma vie,
Comme une antique aïeule aux prévoyants discours,
Comme une sœur craintive à mes yeux asservie,
Comme un dernier enfant qu’on a dans ses vieux jours.

Hélas je t’aime tant qu’à ton nom seul je pleure…

SON NOM

Le parfum d’un lys pur, l’éclat d’une auréole,
La dernière rumeur du jour,
La plainte d’un ami qui s’afflige et console,
L’adieu mystérieux de l’heure qui s’envole,
Les doux bruits d’un baiser d’amour…
..................

Le chant d’un chœur lointain, le soupir qu’à l’aurore
Rendait le fabuleux Memnon,
Le murmure d’un son qui tremble et s’évapore,
Tout ce que la pensée a de plus doux encore,
Ô lyre, est moins doux que son nom !

Les Nouvelles Odes parurent en février 1824. Elles avaient, comme les premières, une préface qui pouvait passer pour une préface de combat. L’école « romantique » — bien que Victor Hugo répudiât le mot — commençait à se prononcer contre l’école dite « classique », et, dans cette lutte de la vérité contre la convention, ses programmes, en même temps modestes et fiers, faisaient de l’auteur l’un des chefs de la jeunesse. Dès ce temps-là fréquentaient chez lui les poètes et les artistes déjà célèbres, Lamartine, Alfred de Vigny, Émile et Antony Deschamps ; le statuaire David d’Angers, les peintres Louis Boulanger, Eugène et Achille Devéria, quelquefois Eugène Delacroix et l’architecte Robelin. On discutait, on disputait art, poésie, critique, même théâtre ; on se lisait les vers qu’on venait d’achever ; on se conseillait, on se critiquait, on s’applaudissait et, pour finir en gaieté, on daubait sur les « perruques ». Le grand enthousiasme, c’était dans le moment l’architecture gothique, que les classiques détestaient ; le grand amour, pour ces chercheurs de la vérité, c’était la nature. Les soirs d’été, leur récréation et leur joie, c’était de partir, de s’en aller en bande : ils passaient la barrière, alors très proche, ils gagnaient quelque colline propice, et, là, ils regardaient les couchers de soleil. Le dimanche, ils aimaient à se retrouver, dans les mêmes parages, à une guinguette qu’avait découverte Robelin ; ils dînaient bruyamment ensemble en plein air, à une table de bois mal équarri, puis se rendaient, après le repas, à un bouquet de bois voisin, s’étendaient sur l’herbe et reprenaient sous les étoiles leur causerie de littérature et d’art en écoutant fredonner au loin

Les vagues violons de la mère Saguet.

Adèle Hugo, fêtée, admirée, honorée, était la grâce et le charme de ces réunions fraternelles. On était habitué à la voir sans cesse à côté du poète. Elle était là quand il travaillait, elle était là quand il recevait un ami. Elle parlait peu, elle écoutait beaucoup. Élevée dans un milieu bourgeois et assez rétréci, elle avait du moins cette science de se savoir ignorante ; mais, docile et attentive à son mari, suspendue à son bras, suspendue à ses lèvres, elle refaisait avec son cœur l’éducation de son esprit.

Au mois de juillet 1824, il leur était venu un autre enfant, une petite fille, qu’on avait appelée Léopoldine, du nom de son grand-père. Oh ! celle-là, il ne fallait pas la perdre ! La jeune mère avait résolu de la nourrir elle-même, de nourrir tous les enfants qu’elle aurait, et elle vit bientôt comme ce devoir était doux.

Voici ce qu’on a trouvé dans des feuillets de souvenirs laissés par madame Victor Hugo :

« Victor Hugo avait, à la naissance de sa Léopoldine, connu la paternité dans toute son extension et donné à son nouveau-né tout l’amour qu’il multiplia ensuite sur ses autres enfants. La chère fille, que sa mère allaitait, partageait la chambre conjugale, et, le jour venu, elle gravissait, de son berceau, le grand lit, et de son doigt naïf essayait d’ouvrir les yeux de sa mère pour lui faire comprendre qu’il était l’heure de s’éveiller. La mère résistait à la ténacité de son nourrisson, puis cédait, et c’était alors des joies et des rires à trois.

» Le jeune ménage emmenait, en toute sortie, le maillot chéri, qui, porté par sa bonne, allait devant, le visage tourné vers le couple heureux. Cette douce vue ne suffisait pas au père, il prenait sa fille dans ses bras pour la posséder tout entière. Il lui parlait, elle souriait, gazouillait, et avait à peine un an qu’elle jasait[1]… »

En 1825, un grave événement apporta dans l’amoureux ménage une juste fierté, mais en même temps un gros chagrin. Louis XVIII venait de mourir et Charles X allait être sacré à Reims. Victor Hugo était à Blois, chez son père le général Hugo, avec sa jeune femme et sa petite fille, quand il apprit tout à coup qu’il était nommé, ainsi que Lamartine, chevalier de la Légion d’honneur et invité aux fêtes du sacre. Décoré ! hôte du roi ! c’étaient là de grands honneurs pour un jeune homme de vingt-trois ans. Mais quoi ! il allait donc, pour la première fois, quitter sa femme et son petit enfant ! Il avait bonne envie de refuser au moins l’invitation mais son père déclarait qu’il ne pouvait décliner une distinction qui marquait une telle étape dans sa carrière. Le père d’Adèle était de cet avis, et Adèle elle-même était obligée de convenir, toute en larmes, qu’ils avaient raison. Il fallut donc se résigner à partir, avec quel déchirement ! L’absence ne devait pas être fort longue, — une quinzaine tout au plus, — mais elle aurait dû se prolonger toute une année, il se serait embarqué pour les Indes, que la séparation n’eût pas été plus cruelle. Et ce furent, au départ, des larmes, des embrassades, des recommandations sans fin. Victor part de Blois, le matin du 18 mai ; il arrive à Orléans vers quatre heures, et, en descendant de voiture, sans s’arrêter, sans s’asseoir, il demande une plume et se met à écrire :

« Tu ne saurais croire combien, depuis que je t’ai quittée, bien-aimée, le temps m’a paru long et la distance énorme. Je ne pense qu’avec un grand abattement aux quatorze lieues qui me séparent déjà de toi, aux huit heures que je viens de passer sans toi. Que sera-ce donc demain ? que sera-ce après-demain ? et après ? et après ? Vraiment, mon Adèle, ma bien-aimée Adèle, prie Dieu qu’il me donne du courage : j’en ai besoin, et ces quinze jours me font l’effet de l’éternité… »

Et quand il est arrivé à Paris :

« …Sais-tu qu’il y a quatre jours et trois nuits que nous sommes séparés ? Que le temps est long ! et qu’il me tarde de savoir ce que tu fais depuis l’éternité que je ne t’ai vue ! Comme tout est désert autour de moi, maintenant que tu n’es plus là ! Quelle force nous avons eue, chère aimée, et quelle force il nous faut encore ! »

Les lettres qui suivent sont presque toutes sur ce ton. Il n’y faut pas chercher beaucoup de descriptions et de récits, pas même le récit de la cérémonie du sacre : Adèle, les réponses d’Adèle, le souvenir d’Adèle y tiennent à peu près toute la place.

Le voyage de Reims fut suivi, dans l’automne de cette même année 1825, d’un autre voyage, mais celui-là heureux sans mélange ; sa femme accompagnait le poète, avec son enfant. Ils allèrent ainsi dans les Alpes avec leur ami Charles Nodier et sa famille ; ils s’arrêtèrent à Saint-Point pour faire visite à Lamartine. Tout cela ne fut pour lui et elle qu’une longue fête : ils étaient ensemble !

L’année 1826 fut marquée pour Victor Hugo par la publication Bug-Jargal et d’un troisième volume d’Odes et par la naissance, en novembre, de son fils Charles, qu’Adèle allaita comme sa fille.

Son nouveau livre de poésies, encore en progrès sur les autres, leur ressemblait pourtant d’une certaine manière c’est que l’image et la pensée de l’aimée continuaient d’y revenir, ou plutôt d’y planer. Le poète rappelle, dans le Voyage sa récente douleur de l’absence :

Que faire maintenant de toutes mes pensées,
De mon front qui dormait dans tes mains enlacées,
De tout ce que j’entends, de tout ce que je vois ?
Que faire de mes maux, sans toi pleins d’amertume,
De mes yeux dont la flamme à tes regards s’allume,
De ma voix qui ne sait parler qu’après ta voix ?

Dans la Promenade, il va aux champs avec elle, il marche « dans son rêve étoilé »

................
Qu’il est doux près de toi d’errer libre d’ennuis,
Quand tu mêles, pensive, à la brise des nuits
Le parfum de ta douce haleine !

C’est pour un tel bonheur, dès l’enfance rêvé,
Que j’ai longtemps souffert et que j’ai tout bravé !
Dans nos temps de fureurs civiles
Je te dois une paix que rien ne peut troubler.
Plus de vide en mes jours ! Pour moi tu sais peupler
Tous les déserts, même les villes.

Ainsi continuait leur idylle ; pas de changement dans leur bonheur, sinon qu’il s’éclairait maintenant d’un rayon de gloire. Cinq ans avaient passé, trois enfants étaient nés, l’époux n’avait pas cessé d’être l’amant. Pas un nuage n’avait traversé leur azur pas un désaccord n’avait troublé leur doux paradis au troisième étage.

  1. Inédit