Lettres de Mlle de Lespinasse/Sur la tombe de Mlle de Lespinasse, par d’Alembert

VI

SUR LA TOMBE DE MLLE DE LESPINASSE
Par d’Alembert.


2 septembre 1776.

Je reviens encore à vous, et j’y reviens pour la dernière fois, et pour ne plus vous quitter, ô ma chère et malheureuse Julie ! vous qui ne m’aimiez plus, il est vrai, quand vous avez été délivrée du fardeau de la vie, mais vous qui m’avez aimé, par qui du moins j’ai cru l’être ; vous à qui je dois quelques instants de bonheur ou d’illusion ; vous enfin qui par les anciennes expressions de votre tendresse, dont la mémoire m’est si douce encore, méritez plus la reconnaissance de mon cœur que tout ce qui respire autour de moi : car vous m’avez du moins aimé quelques instants, et personne ne m’aime ni ne m’aimera plus. Hélas ! pourquoi faut-il que vous ne soyez plus que poussière et cendre ! laissez-moi croire du moins que cette cendre, toute froide qu’elle est, est moins insensible à mes larmes que tous les cœurs glacés qui m’environnent. Ah ! que ne pouvez-vous m’entendre encore, et voir, comme vous l’avez vu tant de fois, votre sein baigné de mes pleurs ! Vous saviez si bien aimer, votre cœur en avait tant besoin ! le mien partage ce besoin, hélas ! plus vivement que jamais, avec tant de force et de tendresse, que les accents de ma douleur pénétreraient votre âme et la ramèneraient à la mienne ! Mais vous ne m’entendez plus, et tout ce qui vit est encore plus sourd que vous à ma voix plaintive et mourante. Je pleure, je me consume, j’appelle en vain à moi tout ce qui dans l’univers sait aimer : hélas ! personne ne me répond ; et mon âme, resserrée et comme anéantie au centre d’un vide immense et affreux, voit s’éloigner d’elle tout ce qui sent et qui respire. Il me semble que toutes les femmes à qui je pourrais ouvrir cette âme, offrir ce cœur et demander quelque retour, me répondraient comme on fait aux mendiants importuns, ou me diraient tout au plus avec une pitié cruelle : Vous venez trop tard. Deux ou trois, il est vrai, ont donné des larmes à mon malheur, et par quelques moments d’intérêt que je leur ai fait éprouver, intérêt à la vérité bien stérile pour moi, mais toujours doux pour un cœur oppressé, m’auraient fait croire un instant qu’elles auraient pu me tenir lieu de vous, s’il était sur la terre un être qui pût vous remplacer pour moi. Mais, hélas ! elles ne veulent ou ne peuvent m’offrir qu’un sentiment froid et vulgaire, une amitié qui suffirait peut-être au bonheur d’un autre, mais qui ne ferait que tourmenter et affamer mon âme active et dévorante ! Ignoraient-elles, pour leur bonheur ou leur malheur, que l’amour, comme le dit l’Écriture, est fort comme la mort ; que ce sentiment doux et terrible repousse tout ce qui n’est pas lui, et plus encore tout ce qui voudrait en tenir la place ; que dans un cœur qui en est aussi pénétré que le mien, même lorsqu’il n’a plus d’objet, la simple amitié est une affection bien languissante, et que celle qu’on lui offre est presque un outrage. Ah ! le véritable amour est sans doute bien caractérisé par ce vers charmant du Tasse :

Brama assai, poco spera, e nulla, chiede.
(Désire, a peu d’espoir, et ne demande rien.)


Mais moins il espère, moins il demande ; plus il s’offense et s’afflige quand on lui offre autre chose que ce qu’il désire et qu’il n’a plus. Que dis-je, et de quoi puis-je me plaindre ? Ces créatures douces, honnêtes et sensibles à qui je raconte mes peines, et qui veulent bien les entendre et les sentir, me donnent tout ce qu’elles peuvent me donner, et plus encore que je n’ai mérité d’elles ! Si j’étais assez heureux pour qu’elles éprouvassent à mon égard ce sentiment qui ferait mon bonheur, pourquoi se refuseraient-elles au plaisir si doux de me le montrer, à celui de prononcer ces mots célestes : Je vous aime, les seuls qu’aujourd’hui je désire d’entendre dans la nature devenue sourde et muette pour moi ! Quelle différence de ce plaisir divin au petit manège de la coquetterie, et aux froids ménagements de la réserve, si indignes d’un cœur fait pour aimer. Ah ! ciel, quelle douceur une âme aimante eût répandue sur des jours qui ne vont plus être remplis que d’amertume ! avec quelle tendresse, quel abandon, quel respect, quelle délicatesse, elle aurait été aimée ! Mais où m’égare une vaine illusion ? Ah ! si aucune créature ne prononce pour moi ces mots : Je vous aime, c’est qu’aucune ne les sent pour moi. Eh ! malheureux que je suis ! pourquoi les sentirait-elle ! de quel droit, à quel titre oserais-je l’exiger ou l’espérer ? Je ne saurais trop me redire ces mots de la romance d’Aspasie, que je relis tous les jours :

Si réclamez sa douce fantaisie,
Elle dira : Que ne l’inspirez-vous !


Et ce qui rendra mon malheur éternel, je n’espère plus retrouver dans aucun autre cœur ce que j’avais obtenu quelques moments du vôtre. La cruelle destinée qui me poursuit dès ma naissance, cette destinée affreuse qui m’a ôté jusqu’à l’amour de ma mère, qui m’a envié cette douceur dès mes premières années, me ravit encore la consolation des dernières. Ô nature ! ô destinée ! je me soumets à ce fatal arrêt de mon sort, comme une innocente et malheureuse victime ; je vois, avec Horace, la fatalité enfoncer ses clous de fer sur ma tête infortunée ; je me plonge, tête baissée, dans le malheur qui m’environne de toutes parts, et qui semble prêt à m’engloutir. Non seulement je n’espère plus le bonheur, je ne songe pas même à le chercher ; je m’en ferais un reproche et presque un crime.

Non, non, non, ma chère Julie, je ne veux, après vous, être aimé de personne ; je me mépriserais d’en aimer une autre que vous : je n’ai plus besoin d’aucun être vivant ; mon affliction profonde suffit à mon âme pour la pénétrer et la remplir ; et dans mon malheur, je rends encore quelques grâces à la nature, qui, en nous condamnant à vivre, nous a laissé deux précieuses ressources, la mort pour finir les maux qui nous déchirent, et la mélancolie pour nous faire supporter la vie dans les maux qui nous flétrissent.

Douce et chère mélancolie, vous serez donc aujourd’hui mon seul bien, ma seule consolation, ma seule compagne ! vous me ferez sentir bien douloureusement, mais bien vivement, ma cruelle existence : vous me ferez presque chérir mon malheur ! Ah ! celui qui a dit que le malheur était le grand maître de l’homme, a dit bien plus vrai qu’il n’a cru : il n’a vu dans le malheur qu’un maître de sagesse et de conduite ; il n’y a pas vu tout ce qu’il est, un plus grand maître de réflexions et de pensées. Oh ! combien une douleur profonde et pénétrante étend et agrandit l’âme ! combien elle fait naître d’idées et d’impressions qu’on n’aurait jamais eues sans elle, mais dont, à la vérité, on se serait bien passé pour son bonheur ! combien elle embellit les objets du sentiment, et anéantit tous les autres ! Toute la nature va se couvrir pour moi d’un crêpe funèbre ; mais elle ne me manquera pas, elle ne sera plus rien pour moi. En rentrant tous les jours dans ma triste et sombre retraite, si propre à l’état de mon cœur, je croirai voir écrites sur la porte les terribles paroles que le Dante a mises sur la porte de son enfer : Malheureux qui entrez ici, renoncez à l’espérance ! Je serai tout entier au sentiment de mon malheur, au souvenir de ce que la mort m’a fait perdre ; ma dernière pensée sera pour vous, ma chère Julie, et tous les sentiments de ma vie vous auront pour objet. Que ne puis-je en ce moment expirer sur ce tombeau que j’arrose de mes larmes, et dire comme Jonathas : J’ai goûté un peu de miel et je meurs.

Ô ma chère et tendre amie ! ô vous qui habitez à présent ce séjour de la mort, où mes désirs et mes pleurs vous suivent, pardonnez-moi de troubler encore de mes vains regrets votre éternelle et paisible demeure, et songez que si en ce moment je verse des larmes, c’est au moins sur votre tombe que je les répands. Hélas ! personne n’en versera sur la mienne, et j’y descendrai bientôt après vous, en m’écriant avec Brutus, au moment où il se donne la mort : Ô vertu, nom stérile et vain, à quoi m’as-tu servi durant les soixante années que j’ai traînées sur la terre, puisque tu n’as pu me faire aimer que pendant quelques instants de cette longue durée, dont la triste fin va me paraître si languissante et si vide ! heureusement elle sera courte. Je verrai bientôt disparaître devant moi l’espèce humaine, sans me plaindre d’elle, il est vrai, car elle a donné quelquefois à mon amour-propre des satisfactions qui l’auraient flatté si je n’avais pas eu un cœur ; mais aussi sans la regretter, puisqu’en fermant les yeux je n’aurai pas même la triste douceur de pouvoir dire à personne : Je ne vous verrai plus ; souvenez-vous quelquefois de moi.

Je pourrai du moins, dans le peu de jours qui me restent à vivre, au centre de la plus accablante solitude, répéter à chaque instant ces vers d’Oreste, qui paraissent faits pour moi comme pour lui :

Grâce au ciel, mon malheur passe mon espérance.
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance…
Tu m’as fait du malheur un modèle accompli ;
Eh bien ! je meurs content, et mon sort est rempli.


En vain je ferai des efforts pour m’étourdir et me distraire, en vain j’essaierai différents genres de travaux, d’études et de lectures ; ma tête fatiguée et presque épuisée par quarante ans de méditations profondes, est aujourd’hui privée de cette ressource qui a si souvent adouci mes peines ; elle me laisse tout entier à ma tristesse ; et la nature, anéantie pour moi, ne m’offre plus ni un objet d’intérêt, ni même un objet d’occupation. En vain je rassemble ou je vais chercher quelques amis ; en vain je prends le plus d’intérêt que je puis à leur conversation ; en vain je cherche à me persuader que tout ce qui se passe autour de moi me touche ou du moins m’occupe ; en vain je cherche de le faire croire par la part apparente que j’y prends ; ces amis, qui ne voient que la superficie de mon âme, me croient quelquefois soulagé, et peut-être consolé. Mais quand je ne les ai plus autour de moi ; quand, après les avoir quittés, je me trouve seul dans l’univers, privé pour jamais d’un premier objet d’attachement et de préférence, alors cette âme affaissée retombe douloureusement sur elle-même, et ne voit plus que le désert qui l’environne, et le desséchement qui la flétrit !

Je suis comme les aveugles, les aveugles, profondément tristes quand ils sont seuls avec eux-mêmes, mais que la societé croit gais, parce que le moment où ils se trouvent avec les autres hommes est le seul moment supportable dont ils jouissent. J’ai beau lire les philosophes, et chercher à me soulager par cette froide et muette conversation, j’éprouve, comme me l’écrit un grand roi, que les maladies de l’âme n’ont point d’autres remèdes que des palliatifs, et je finis par me répéter tristement ce que disent ces philosophes, que le vrai soulagement à nos peines, c’est l’espoir de n’avoir plus qu’un moment à vivre et à souffrir. Cette pensée n’est pas consolante ; mais c’est un moyen que la nature nous donne, comme le dit encore si bien ce même roi, pour nous détacher de cette vie que nous sommes obligés de quitter.

La philosophie, ma chère Julie, par les ressources mêmes qu’elle nous offre, nous fait souvenir cruellement de ce qui nous manque ; et par l’effort même qu’elle fait pour nous consoler, nous avertit combien nous sommes malheureux. Elle s’est donné bien de la peine pour faire des traités de la vieillesse et de l’amitié, parce que la nature fait toute seule les traités de la jeunesse et de l’amour. Les maximes des sages, leurs consolations et leurs livres, me rappellent à tout moment le mot du solitaire, qui disait aux personnes dont il recevait quelquefois la visite : Vous voyez un homme presque aussi heureux que s’il était mort. Je suis comme cette femme qui voulait, en dépit d’elle-même, devenir dévote, ne pouvant plus être autre chose, et qui tâchait en vain d’y parvenir : Ils me font lire, disait-elle, des livres de dévotion ; je m’en excède, je m’en bourre, et tout me reste sur l’estomac. Voilà où j’en suis réduit, ma chère Julie ; les lettres que je reçois d’un grand roi, le baume qu’il veut bien essayer de mettre sur mes plaies, sa philosophie pleine de bonté, de sentiment et d’intérêt, tout cela, comme il l’avoue lui-même, est bien faible pour me guérir. Je me dis sans cesse, en lisant ces lettres, et après les avoir lues : ce grand prince a raison ; et je continue à m’affliger. Ma vanité n’est plus flattée, comme elle l’a été tant de fois, de l’amitié du plus grand monarque du siècle ; cette amitié ne me touchait, ma chère Julie, que par l’intérêt que vous y preniez ; l’espèce d’éclat qu’elle répandait sur moi, m’était cher par le sentiment qui vous la faisait partager ; et j’éprouve, en gémissant, que ce vers tant répété n’est pas toujours vrai :

Avant l’amour, l’amour-propre était né.


Et vous, ma chère madame Geoffrin, digne et respectable amie, qui êtes à présent étendue sur ce lit de mort dont peut-être vous ne sortirez jamais ; vous que toutes les âmes honnêtes pleureront, et que tous les malheureux regretteront, vous qui me manquerez encore plus qu’à eux, combien de fois ai-je désiré, depuis huit jours, dans l’état d’affaiblissement où je vous voyais, d’être dans ce lit au lieu de vous, moi qui, en mourant, ne peux plus manquer à personne, moi qui serai oublié au moment où j’aurai disparu ! Mais en souhaitant d’être à votre place, je sentais que je vous aimais trop, pour vous souhaiter d’être à la mienne. Hélas ! il faut donc que je vous perde encore ! je n’aurai plus ni vos consolations, ni vos bontés, ni vos conseils. Une fille aussi cruelle pour vous que pour moi, et qui sacrifie à sa dévotion politique la douceur que vous auriez pu goûter dans vos derniers moments, m’éloigne de ce lit de douleur où vous m’auriez vu tous les jours mêler mes larmes avec les vôtres ! Tout ce qui fait le bonheur de la vie va me manquer à la fois, l’amour, l’amitié, la confiance, et il ne me restera que la vie pour me désoler ! Puisse-t-elle être terminée bientôt, et la mort me rejoindre à tout ce que j’ai perdu !

FIN DE L’APPENDICE