Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXVI

Garnier Frères (p. 263-266).

LETTRE CXVI

Lundi, 10 juillet 1775.

Eh bien ! achève donc de déchirer mon cœur. En effet, que je suis malheureuse, que je suis hors de propos, hors de mesure ! dans quelle méprise, bon Dieu ! je suis tombée ! Il vous suffisait, dites-vous avec plus de délicatesse que de sensibilité, de recevoir une feuille de papier blanc ; et mon malheur a voulu que lorsque vous me prononciez votre volonté, j’étais entraînée à vous dire tout ce que je pensais, tout ce que je sentais. Je souffrais, mon âme s’est lassée, elle s’est tournée vers celui qui la blessait. Oh ! mon ami, vous ne m’entendrez pas, vous me répondrez mal, je vous haïrai avec d’autant plus de force que je vous ai montré plus de faiblesse. Cessez donc de me tourmenter : vous faites trop et trop peu ; laissez éteindre un sentiment que vous ne voulez pas, que vous ne pouvez pas partager. Mon Dieu ! j’étais guérie sans ce maudit éloge de Catinat ; j’en serais restée à cet infâme billet du château de C…, dont le souvenir me fait encore frémir de colère. Je n’aurais plus rien lu de vous, et du moins, dans ce silence profond, j’aurais eu la force de guérir ou de mourir. Mon ami, vous êtes bien coupable : car vous faites bien froidement le désespoir de ma vie. Après m’avoir dit que vous savez que je souffre, vous ajoutez que vous auriez besoin de vivre à la campagne, et que la disposition dans laquelle vous êtes durera longtemps. Quoi ! vous savez que vous me désolez, et vous pensez à vous ? Vous auriez envie d’aller à la campagne, et non pas de me voir, cela est-il vrai ? et si cela est vrai, pourquoi me le dites-vous ? Vous devez me taire ce qui est fait pour révolter mon âme, oui, vous le devez : car n’allez pas croire qu’il n’y ait qu’une sorte de devoir, et qu’ils soient tous remplis lorsqu’on a satisfait à ceux qui ont pour objet l’intérêt personnel, et ceux qui sont soumis au jugement du monde. Sans doute, c’en est assez pour ces âmes grossières et vaines qui n’attachent d’idée de bonheur qu’à l’argent, et de considération qu’à l’approbation des sots qui les environnent. C’est à votre conscience, moi, que j’en appellerai toujours, et c’est la mienne qui vous jugera, lorsque ma passion se taira. Mon ami, vous me faites mal ; vos lettres sont froides, tristes et indifférentes ; vous ne m’avez pas dit un mot qui vînt du cœur. Pourquoi donc le mien s’est-il abandonné à vous ? Enfin dites-moi pourquoi je vous aime, lorsque j’aurais de si fortes raisons de ne vous aimer pas ; et ce n’est pourtant point comme la plupart des femmes, par sotte et plate vanité ou par désœuvrement. À l’égard du vide et du désœuvrement, je ne le connais pas : mon âme serait occupée cent ans de ce que j’ai aimé et de ce que j’ai perdu ; et ma vie serait pleine de mille intérêts, si je le voulais. Je repousse, j’écarte sans cesse ce qui voudrait pénétrer jusqu’à mon âme. Ainsi vous voyez donc que c’est par une fatalité toute particulière que je suis condamnée au supplice qui me tue ; et vous, vous vous en faites spectateur froid ! vous étiez tant accoutumé à ne plus avoir signe de vie de moi, une feuille de papier blanc répondait à tout ce que vous pensiez et sentiez pour moi, mon ami ! et je vous ai écrit des volumes : songez-vous ce que c’est que la gaucherie et la sottise de ma conduite ? J’en suis confuse, mais je veux un peu m’en venger en vous disant que, dans cette lettre à laquelle je réponds, celle du 1er juillet, il y a quelque chose de bien mauvais goût, mais bien mauvais. Oh ! je vous le garde, et si lorsque je vous confondrai, vous ne me haïssez pas, il faut que vous soyez bien bon. Mais, oui, vous êtes doux, vous êtes bon. Ah ! vous êtes aussi bien méchant, bien dur, bien inconséquent ; mais ce que vous êtes plus que tout cela et qui couvre tout, c’est que vous êtes b… a… ! Je n’ose pas écrire ces mots en toutes lettres : il me semble que c’est comme si je disais : je suis folle ; vous seriez capable de le croire, et l’on se met trop à l’aise avec les fous. Je veux vous gêner, je veux vous tyranniser, je veux vous faire souffrir pendant une heure ce que vous me faites souffrir toute ma vie. — Mais à propos, je ne vous ai pas encore parlé de cette bague que vous m’avez donnée en partant : elle était le symbole, l’emblème de tout ce qui est arrivé. Je la mis à mon doigt, et deux heures après elle était brisée. Ce n’est point une plaisanterie, cela me fut du plus triste augure. Venez mon ami, donnez-moi une bague forte et durable comme mon sentiment ; celle que vous m’avez donnée ressemblait trop au vôtre, elle ne tenait qu’à un cheveu. — Vous n’aimez donc plus que la lecture ? Et cependant vous dédaignez la gloire. En vérité, vous êtes un grand philosophe lorsque vous êtes triste ; mais cet hiver, vous serez si heureux, si riche, si dissipé, alors il ne sera plus question de cette profonde philosophie. Ah ! non, votre vie n’est pas si avancée, votre tête est encore bien jeune ; elle a encore besoin d’être purgée de bien des choses qui souvent égarent votre âme. Mon ami, je suis bien impertinente n’est-ce pas ? Je vous critique sans cesse, mais je vous aime mieux que ceux qui vous louent toujours. M. d’Alembert vous aime comme si j’y consentais. Adieu. Écrivez-moi donc et beaucoup.


LETTRE CXVII

Mardi, 11 juillet 1775.

J’ai fait mon thème en deux façons ; et comme ce qui en est le sujet et l’objet à la fois ne vous est pas absolument indifférent, je vous envoie ce brouillon. Je ne crois pas qu’il diffère de beaucoup de mon premier jugement ; mais cependant il doit y avoir de la différence : c’est que la dernière fois, j’écrivais en venant de lire M. de la Harpe, et cette fois-ci, c’est en venant de vous lire. Jugez si j’ai mieux senti, si j’ai