Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXLVI

Garnier Frères (p. 331-334).

LETTRE CXLVI

Quatre heures, 1775.

Mon ami, je n’ai pas fait ce que vous vouliez, je vous en demande pardon : mais il est au-dessus de mes forces de vous adresser une lettre dans le lieu où vous êtes. Cependant je ne suis pas assez injuste pour souhaiter que vous n’y soyez pas, et même avec plaisir et intérêt. Je suis inconséquente, faible et malheureuse, voilà tout. Souffrez-moi telle que je suis, et moi je vous aimerai à la folie tel que vous êtes. Mon Dieu ! que vous êtes aimable de m’avoir écrit ce petit mot en partant ! il a ranimé un instant mon âme abattue. Ah, mon ami ! qu’il m’est difficile de vivre ! votre présence seule peut me faire supporter le sentiment de la perte que j’ai faite tout le reste m’avertit que mon malheur est sans ressource comme sans consolation ; tous mes amis, tous leurs soins me font sentir que rien ne peut désormais pénétrer jusqu’à mon cœur. C’était M. de Mora ; c’était mon sentiment pour lui qui animait tout pour moi ; hors vous et mon affection pour vous, tout s’est éteint avec lui. La nature entière me paraît morte, je ne voudrais pas la ranimer, mais je voudrais m’anéantir. Que faire d’une existence aussi douloureuse et aussi languissante ? Mon ami, vous m’aiderez à la supporter, et cela suffira quelque temps à votre bonté et à votre délicatesse. Vous vous direz : je soulage, j’adoucis le malheur, j’essuie les larmes d’une personne qui ne tient à la vie que par moi. Mais, mon ami, ce sentiment de vertu ne saurait satisfaire entièrement votre âme : son ardeur, sa chaleur, son activité ne se contenteront point d’avoir adouci mes maux, vous voudrez, et avec raison, faire ma consolation, mais cela sera impossible, et bientôt vous vous refroidirez. Je sens, je prévois cet avenir, et il me paraît tout près de moi. Pourquoi l’attendre ? Ne serait-il pas doux et facile de le prévenir ? Ah ! laissez-moi achever de mourir ! Ne cherchez point à réchauffer, à ranimer une âme que le plaisir et la douleur ont consumée. Je vous trouve si aimable, si digne d’être aimé, que vous me feriez regretter à chaque instant la force et la vivacité que j’ai perdues. Non, ce n’est pas moi, en effet, qu’il faut aimer. Vous sentiriez trop souvent que vous me faites grâce, et cela flétrirait votre cœur. Vous devez régner sur une âme vive, jeune, remplie de chaleur et de passion ; la mienne ne peut plus s’élever jusque-là. Elle n’est animée que par la tendresse et la sensibilité. Vous en êtes l’objet ; il n’y a pas de moment où je ne trouvasse de la douceur à vous en donner des preuves : mais puisqu’il y a mieux, et plus que cela, vous y pouvez prétendre, et avec raison. — Mon ami, le chevalier de Chatelux a résolu de me tourner la tête ; il est encore venu passer la soirée avec moi. Il est arrivé de Choisi à onze heures, et il est venu descendre chez moi. Il m’a trouvée avec M. de Condorcet et M. d’Andezi. J’étais presque morte quand il est entré, et je n’ai pas été plus en vie pendant tout le temps qu’il a été avec moi. Il est bon, plus encore qu’il n’est vain : car il m’a demandé plusieurs fois si je souffrais. Il comparait mon état de la veille à celui où j’étais, et il ne se doutait pas que le charme qui me soutenait, qui m’animait le jour d’avant, était évanoui. Il agissait ailleurs sans doute ; et cette pensée n’était pas consolante pour moi. Je me suis couchée fort tard. Je n’ai point dormi, et, à six heures, j’ai pris de l’opium, mais en assez petite dose, pour diminuer seulement le besoin que je sens d’en prendre cent grains. En effet, il m’a ôté l’activité et le déchirant de ma douleur. Je souffre, mais aussi je sens que je vous aime. — Je pense que je vous verrai dimanche matin ; que peut-être j’aurai de vos nouvelles demain : si cela n’était pas, j’en serais quitte pour reprendre deux grains, et je vous attendrais sans me plaindre et sans vous aimer moins. Mon ami, je me sens d’une douceur, d’une modération qui me font peur. Cette dernière vertu me paraît faite pour les habitants des limbes, et je crains d’y être condamnée. Je n’ai connu que le climat de l’enfer, quelquefois celui du ciel. Il n’y a plus moyen de façonner mon âme à une autre température : cela veut dire que, lorsqu’on a touché le dernier terme du malheur et de la félicité, il ne reste plus qu’une chose à faire, mourir. Et voilà, en effet, où j’aspire, où j’aurais déjà atteint si vous ne m’en aviez détournée. Adieu. Je vous aime de toute mon âme ; mais ce n’est pas assez, ce n’est rien pour ce que vous méritez, et ce que vous devez m’inspirer. Si j’ai de vos nouvelles, je vous en remercierai, et puis je vous enverrai ma lettre pour que vous la trouviez en arrivant.

M. d’Andezi va dîner mardi à Auteuil, il sera ravi de vous mener. Je ne vous ai pas dit que j’avais répondu le billet le plus sot, le plus plat. Mais il ne m’importe guère ; elle est au moins indulgente, et mon amour-propre ne peut plus être difficile à contenter. Adieu donc.


Après l’arrivée de la poste.

Non, vous ne vous y méprenez pas, vous connaissez mon sentiment : vous voyez dans mon âme, vous savez ce qu’elle est pour vous ; vous avez vu ses combats, ses remords, vous voyez sa douleur. Je vis ; après cela ai-je besoin de vous dire que je vous aime, que ce qui me reste d’activité est employé à vous désirer, à craindre votre absence, à croire que je ne pourrai pas la supporter ? et si ma pensée peut s’y arrêter avec un peu de calme, c’est en me disant que je retrouverai, peut-être, le courage que m’ôte votre présence : car comment trouver la force de mourir, quand on voit ce qu’on aime ! Mon ami, votre lettre est aimable comme vous : elle est pleine d’intérêt, j’en avais besoin. Ah ! mon Dieu ! comme j’ai souffert cette nuit ! je n’en puis plus, mais je vous aime.

Rapportez-moi ma lettre et pardonnez-moi ; on ne guérit pas de la peur.