Lettres de Madame Roland de 1780 à 1793/Appendices/J

Imprimerie nationale (p. 662-665).

Appendice J.



LES LETTRES DE NOBLESSE.

L’idée de demander des Lettres de noblesse parait être venue de la mère et du frère aîné de Roland. On avait toujours laissé espérer à l’inspecteur, le seul des cinq frères qui ne lût pas engagé dans l’Église, que, le jour où il se marierait, la propriété du Clos lui serait attribuée pour son établissement (Lettres d’Italie, t. VI, p. 439). Toutefois, à son contrat de mariage, signé le 27 janvier, 1780 (ms. 9532, fol. 133-136), sa mère et le chanoine, propriétaires du Clos, se bornent à lui assurer en nue propriété 60,000 livres, hypothéquées sur le domaine. Mais il semble que, lorsqu’il conduisit sa jeune femme en Beaujolais, en septembre 1780, il ait obtenu qu’on revint aux anciennes promesses, et qu’on ait arrêté le plan de demander des Lettres de reconnaissance [de noblesse], le Clos devant être érigé en fief pour l’enfant qu’on espérait. Au premier indice de paternité, que Roland annonce d’ailleurs avec une hâte singulière (ms. 6240, fol. 84-85, lettre du 6 février 1781), on se met à l’œuvre ; avec des notes du chanoine (on les trouvera, écrites de sa main, au ms. 6243, fol. 1-58). Madame Roland rédige un « mémoire d’extraction », rappelant tous les titres que la famille de son mari peut avoir à la noblesse, et ce mémoire, tout entier de son écriture (ms. 6243, fol. 14-18), est envoyé au chanoine, qui le fait certifier par la noblesse du Beaujolais, la sénéchaussée et la municipalité de Villefranche ; les signatures et les cachets se succèdent au bas de la pièce, du 22 mars au 28 juillet 1781.

L’enfant naît, le 4 octobre 1781, mais « ce n’est qu’une fille ! » (lettre 16.) Roland n’en va pas moins à Paris sonder le terrain (ibid.), mais perd vite courage. « Il n’y a rien à faire pour le cas de la reconnaissance ; il faut des titres plus clairs que le jour. Je vais voir pour l’autre cas [des Lettres d’anoblissement], pour lequel faut-il encore de très grandes protections, et, au bout de tout, une de deux mille écus au moins, pour marc d’or, frais de sceau, rédaction, vérification, enregistrement, etc… C’est un peu refroidissant. Nous verrons cependant… » (Lettre du 16 novembre 1781, ms. 6240, fol. 91.)

D’un autre côté ; l’enfant n’étant pas un garçon, la famille de Villefranche hésitait, on le voit par des allusions d’une autre lettre de Roland, du 31 décembre 1781 (ibid., fol. 119-120). C’est sans doute pour le ramener à des dispositions plus favorables que le ménage fit probablement avec l’enfant, en septembre 1782, ce voyage en Beaujolais dont la lettre 53 nous apporte la preuve.

Vers la fin de 1783, le projet revient sur l’eau ; Roland adresse, sa demande à M. de Vergennes, qui avait, dans les attributions de son département, les « Lettres patentes d’anoblissement ou de confirmation de noblesse » (Alm. royal de 1784, p. 246), et M. de Vergennes écrit à l’Intendant de Lyon (Bibl. de Lyon, fonds Coste, J. 17419) : « Versailles, 10 décembre 1783. — Je vous envoie, Monsieur, un mémoire par lequel le sieur Roland de La Platière demande des Lettres de noblesse. Je vous prie de me donner en ce qui le concerne ainsi que sa famille tous les éclaircissements que vous pourrez vous procurer, avec les observations que vous jugerez à propos d’y joindre. J’ai l’honneur, » etc… L’Intendant communique l’affaire, le 17, à M. Micollier, son subdélégué à Villefranche. M. Micollier était de ceux qui, en 1781 (il était alors maire de la ville), avaient certifié le « mémoire d’extraction ». Sa réponse (du 10 janvier 1784), que nous avons (Bibl. de Lyon, fonds Coste, J. 14719), n’est pas cependant bien chaude ; il déclare bien que « cette famille est une des plus anciennes de notre province… ; qu’elle a soutenu, par son ancienneté et par sa fortune, un rang assez distingué… » ; il rappelle bien les principaux titres énumérés par Roland, mais pour conclure assez mollement : « … Je crois apercevoir que le sieur Roland de la Platière, dont il est ici question, a été assez exact sur son extraction… ». Puis, ce qui est plus grave, quand il en vient aux services administratifs du postulant, il renvoie le ministre à un des adversaires de Roland ! « À l’égard de ses talents particuliers et de l’usage qu’il en a fait dans la partie du commerce à laquelle il est attaché comme de ses recherches en bien des genres, outre les attestations satisfaisantes qu’il rapporte en sa faveur, je crois que personne ne peut vous donner en cette partie des éclaircissements plus positifs que M. Brisson, inspecteur de nos manufactures [de la généralité de Lyon], qui est, m’assure-t-on, instruit de toutes les opérations dont le sieur Roland de La Platière tire avantage, et qui, sur ce qu’il vous en dira, mérite la confiance dont vous l’honorez en d’autres occasions. Je suis, » etc…

Si on considère qu’en 1782 et 1783 Roland avait été en polémique avec Brisson[1], et si on remarque que Madame Roland, tant dans sa correspondance que dans ses Mémoires, ne parle jamais de ce collègue de son mari qu’avec un manque de sympathie qui suppose la réciproque, cette conclusion paraîtra ou bien perfide ou bien malavisée.

Quoi qu’il en soit, l’affaire est définitivement engagée ; Madame Roland se décide à aller la suivre à Paris. Sa grand’mère, Marie-Geneviève Rotisset, venait d’y mourir (10 mars 1784 ; cf. lettre du 21 mars), et peut-être avait-elle, de ce chef, quelques affaires à régler ; mais avant tout elle espérait, par des protections que nous indiquerons en leur lieu, réussir où son mari avait échoué trois ans auparavant.

Nous n’avons, dans ces recherches essentiellement objectives, ni à justifier ni à blâmer les Roland d’avoir sollicité des Lettres de noblesse. Il nous suffira de rappeler que l’entreprise n’avait rien de chimérique. Holker, l’inspecteur manufacturier de Rouen, avait obtenu, en novembre 1774, « des Lettres de reconnaissance de noblesse et en tant que de besoin d’anoblissement » ; un des commis de M. de Vergennes, Pétigny de Saint-Romain, auquel Madame Roland va précisément avoir affaire, avait eu des lettres de noblesse en 1781 (Invent. des Arch. de la Somme, C. 1718, fol. 35) ; Montgolfier, pour son invention, venait de recevoir une distinction pareille : « M. de Montgolfier a eu des Lettres de noblesse pour son père et le cordon de Saint-Michel pour lui », (Mém. sevret, 22 décembre 1783.)

Le plan de Madame Roland (on le verra par la Correspondance, mais il parait utile d’en dégager ici les lignes essentielles) était d’abord le suivant : ne pas négliger les démarches commencées auprès de M. de Vergennes, — mais obtenir avant tout qu’une proposition ferme fût adressée à M. de Vergennes par le contrôleur général, chef suprême de l’inspecteur d’Amiens (depuis le 3 novembre 1783, c’était M. de Calonne), — et que le contrôleur général la fit d’office, sans que la demande eût à passer d’abord par les Intendants du commerce, intermédiaires hiérarchiques entre Roland et lui. C’était hardi, compliqué et peu réalisable ; on verra qu’elle dut bientôt se rabattre sur les Intendants.

Elle quitta Amiens le 18 mars (lettre de Roland, ms. 6240, fol. 92-93), accompagnée de sa fidèle bonne. Marie-Marguerite Fleury, laissant son mari et son enfant aux soins de la cuisinière Louison. Elle s’installa, comme d’usage, à l’hôtel de Lyon, où elle prit deux chambres au second (lettres des 21 et 24 mars). Elle trouva là, logé à l’étage supérieur, Lanthenas, sur le point d’achever sa médecine. Dès son arrivée, elle commença ses démarches, mettant en mouvement la cousine de Roland, Mlle de La Belouze, M. et Mme d’Arbouville et leur familier l’abbé Gloutier (voir lettre 98), auxquels elle était adressée par Cousin-Despréaux, utilisant les relations que lui procurait le manufacturier Flesselles, courant chez les Intendants du commerce, chez leurs secrétaires, frappant à toutes les portes avec l’intrépidité des solliciteurs novices. Nous ne la suivrons pas dans toutes ses courses, durant ces deux mois de fiévreuses poursuites. Le dénouement fut imprévu : le 20 mai, elle apprend qu’un remaniement administratif, la création des inspecteurs ambulants des manufactures, sorte de degré entre l’inspection provinciale et l’inspection générale, peut rendre vacante l’inspection de Lyon. Aussitôt elle la demande pour Roland, et, le 23 mai, c’était chose faite. Sa grâce vaillante lui avait conquis les bureaux des Intendants et les Intendants eux-mêmes. Quant aux lettres de noblesse, elle en fit aisément son deuil, ainsi que Roland. En poursuivant l’ombre, ils avaient rencontré mieux. Pourtant l’affaire n’avait pas tout à fait pris fin en juillet 1785 (lettre 198). C’est peut-être quelque tentative faite alors qui aura donné naissance aux commérages des prétendus Souvenirs de la marquise de Créqui (t. VII, p. 192-200 de l’édition de 1840). Ne les mentionnons que pour mémoire, car on ne discute pas avec un menteur de profession comme Causen de Courchamps.

Les lettres écrites par Madame Roland au cours de cette affaire trouveraient un complément intéressant dans celles qu’échangeaient au même moment Boss et son mari. Elles sont éparses aux ms. 6239 et 6240. Nous ne pouvons qu’y renvoyer, en en tirant seulement quelques lignes. Nous avons vu que, quinze jours après l’arrivée de Madame Roland à Paris, Bosc avait perdu son père et qu’elle lui avait témoigné, ainsi qu’à sa jeune sœur Sophie d’Antic, une sollicitude touchante. Bosc écrit à Roland, trois jours après son malheur, le 7 avril (ms. 6240, fol. 134) : « Mon ami, je dis seulement que si l’attachement que j’avais pour vous n’eût pas été à son dernier terme, la manière dont votre femme se conduit à notre égard ne nous eût pas permis de lui donner des bornes… ». Puis, le 14 avril : « … Je ne puis reconnaître ses marques d’amitié que par mon attachement. Il est vif… Je vous le dis dans la sincérité de mon cœur… J’ai assisté hier à l’ouverture de la lettre que vous lui avez adressée, et nous nous sommes embrassés à votre intention avec toute la vivacité de nos attachements mutuels. Les larmes se sont fait sentir sur ma paupière et je me suis dit : Tout l’univers ne m’abandonne donc pas dans mon malheur ! »

Il est clair que le pauvre garçon aimait Madame Roland, en toute honnêteté. Le mari le voyait bien, trouvait quelquefois qu’on s’embrassait trop, mais finissait par en rire pacifiquement. Une lettre du 1er mai (ms. 6240, fol. 220) donne bien la note de sa gaieté confiante et de sa bonhommie un peu lourde. Après avoir plaisanté son jeune ami au sujet des courses à pied qu’il faisait avec sa femme. — entre deux audiences des Intendants. — aux environs de Paris, à Vincennes, à Auteuil, au bois de Boulogne, à Alfort, etc… il ajoute : « Mais cette pauvre femme déjà si faible, me mande-t-elle, vous l’avez donc mise sur le grabat ? Cependant elle a encore bien à courir. Je ne vous dirai pas quand vous en serez las, mais, le plus tôt possible, renvoyez-la-moi. Vous me ferez grand plaisir. Elle a doucement accoutumé à elle le bonhomme, qui à présent s’en passe difficilement… ». Cette simple ligne dit beaucoup.

Non moins instructive est la lettre suivante, adressée à Roland, le 18 mai, par sa cousine, Mlle de La Belouze, qui, du fond de son couvent, avait dirigé et suivi les démarches de la solliciteuse. C’est comme un résumé de toute la campagne : « Votre chère moitié vous a rendu compte de l’état des choses, mon cher cousin, sur lequel on pourrait fonder des espérances réelles, si l’objet de la demande n’était pas en lui-même si difficile à obtenir. À présent, ce n’est plus que chose de faveur pour quoi il faudrait protection puissante et vives sollicitations. Je désirerais avoir des moyens de ce genre à mettre en activité pour seconder le zèle aussi éclairé qu’infatigable de Madame Roland. On ne peut avoir un meilleur chancelier. Tous ces Messieurs de l’Administration trouvent que vous ne pouviez le mieux choisir. En effet, elle est étonnante… ».

  1. Voir au ms. 6243, fol. 101 et 131-132.