Lettres de Jules Laforgue/092
XCII
À M. CHARLES HENRY
Je suis dans une île ; je mange dans de la vaisselle royale les élucubrations de deux cuisiniers français, je n’ai rien à faire, je reçois mes trois journaux par jour et je passe täglich quatre heures sur le lac, seul, en canot (il y a même deux gondoles ici). Je rame, je rame, je vais fumer des pipes en regardant les pêcheurs jeter leurs filets, je m’amuse à poursuivre des branches qui flottent. Je me couche tôt, éreinté. Je vais parfois à la ville (Constance).
Je crois que nous serons vendredi ou samedi à Hombourg (près Francfort). Nous quittons Hombourg le 10 août et, voilà le hic, j’ai peur d’avoir à passer encore, avant mon congé, une ou deux semaines au Babelsberg ou Potsdam, c’est-à-dire Berlin.
Avez-vous déjà quitté Paris ? (J’attends un petit mot de, ou de la part de Cros, pour répondre à M. Treu)[2].
Vous me dites : si je vais à Spa. Pourquoi irais-je à Spa ? J’irai directement à Paris. J’ai les Rimes de joie[3] parmi mes bouquins. Je m’étais longtemps proposé d’aller cette fois-ci à Londres. Mais « faulte de monnaie ! »
Nous y irons un jour ensemble plutôt.
Il est une heure, je ne suis encore ni lavé, ni habillé. J’irai à Constance dans une demi-heure. Au fond, je continue à mener la même vie vide. Il serait temps que je fisse autre chose. Je vous trouve heureux et complet, vous, d’être installé dans une existence. Je vais encore à l’état de colis. J’aurais pu et j’aurais dû faire en ces trois ans des économies qui me permissent de quitter cet ici, de rentrer à Paris et d’y flâner un an en attendant quelque chose. Voilà, je vis au sein de l’Inconscient ; il aura soin de moi.
Je me bats les flancs pour mettre des lignes sur ce papier, sous le préjugé que c’est du papier à lettre et qu’il faut que sa destinée s’accomplisse.
Au revoir.
J’espère encore n’aller pas au Babelsberg et palper les mains de votre silhouette dès le 10 août.