Lettres de Hippolyte Taine à Friedrich Nietzsche du 17 octobre 1886

Lettres de Hippolyte Taine à Friedrich Nietzsche du 17 octobre 1886
(p. 220-221).

À F. NIETZSCHE[1]


Menthon-Saint-Bernard, 17 octobre 1886


Monsieur,

Au retour d’un voyage, j’ai trouvé le livre[2] que vous aviez bien voulu m’adresser ; comme vous le dites, il est plein de « pensées de derrière ». La forme si vive, si littéraire, le style passionné, le tour souvent paradoxal ouvriront les yeux du lecteur qui voudra comprendre ; je recommanderais particulièrement aux philosophes votre premier morceau sur les philosophes et sur la philosophie (p. 14, 17, 20, 25) ; mais les historiens et les critiques feront aussi leur butin de quantité d’idées neuves (par exemple 41, 75, 149, 150) ; ce que vous dites des caractères et des génies nationaux dans votre huitième Essai est infiniment suggestif, et je relirai ce morceau, quoiqu’il s’y trouve un mot beaucoup trop flatteur sur mon compte[3].

Vous me faites un grand honneur dans votre lettre en me mettant à côté de M. Burckhardt de Bâle que j’admire infiniment ; je crois avoir été le premier en France à signaler dans la presse son grand ouvrage sur la Culture de la Renaissance en Italie.

Veuillez agréer, avec mes vifs remerciements, etc.


À MADAME FRANCIS PONSOT


Menthon-Saint-Bernard, 13 novembre 1886


Chère Madame,


Je suis bien content qu’Armand ne soit pas entré à l’École Polytechnique et suive la carrière pratique que vous lui avez ouverte. Non seulement cela sera très bon pour sa santé, mais rappelez-vous les impressions de son père ; j’ai eu les mêmes dans le même métier ; les carrières hiérarchiques et règlées d’avance font l’effet d’une caserne ou d’un manège ; on y est parqué ; l’initiative et l’invention y nuisent, quand par hasard on en a, on est forcé d’en sortir. Armand a touché les hautes mathématiques ; elles lui seront une distraction pour les soirées de solitude et d’hiver, un refuge d’esprit, une oasis dans les découragements et les dégoûts, à peu près comme le grec, la philosophie ou la botanique dans d’autres carrières. S’il avait poursuivi ses études dans ce sens à l’École Polytechnique, il en saurait plus qu’il n’en faut pour la pratique, moins qu’il n’en faut pour la spéculation pure et il aurait avalé trop à la fois, trop précipitamment et par trop gros morceaux pour sa

  1. Friedrich Nietzsche, né à Rœcken, près Luetzen, le 15 octobre 1844 ; frappé de paralysie générale vers la fin de 1888, il acheva de mourir le 25 août 1900 à Weimar. — Sa correspondance avec M. Taine a été publiée dans le tone III de ses Gesammelte Briefe. p. 197 et suiv. (Berlin et Leipzig. 1904.)
  2. Jenseits von Gut und Böse, Leipzig, 1886.
  3. P. 917 : « Taine's — das heisst des ersten lebenden Historikers… »