Lettres de Fadette/Troisième série/60

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 155-157).

LX

Par les chemins verts

Partout sur les chemins verts, à l’ombre des vieux arbres, on rencontre les amoureux tout en blanc : ils ont les yeux caressants et des voix douces ; ils marchent lentement et paraissent ne rien voir qu’eux-mêmes : ils sont vraiment les « deux qui vont ensemble », et on les regarde en souriant car ils sont gentils, et on les aime de s’aimer ! S’en vont-ils pourtant vers la grande déception qui brise tant de vies ?… peut-être, hélas, peut-être ! On en a tant vus croire qu’ils ne pourraient vivre l’un sans l’autre en venir à ne plus pouvoir se supporter !

Et pourquoi, sinon parce qu’ils ont cru s’aimer et qu’ils ne se connaissaient pas et n’aimaient que l’amour et leur chimère ! Parmi tous ces jeunes qui égrènent le chapelet d’amour dans le vent qui chante, il y a trop d’êtres légers et papillonnants qui n’ont jamais été sérieux, et Dieu sait, pourtant, que rien n’est plus grave que l’amour, et que s’il n’atteint pas les profondeurs de l’âme il n’existe pas.

La jeune fille est flattée des attentions qu’elle reçoit, de l’admiration qu’elle provoque ; à cela s’ajoute le joli plaisir de recevoir son ami et de sortir avec lui, et le vilain plaisir d’exciter ainsi l’envie de ses amies. Après quelques semaines de ce passe-temps, elle est convaincue qu’elle aime celui qui lui fait la cour et qui lui a peut-être donné le meilleur de son cœur, lui ! Et la voilà qui se laisse aller sur la pente douce qui la conduit au mariage : elle s’y prépare en respirant le parfum des fleurs et en croquant des bonbons qu’il lui apporte sans songer à se demander de quelles qualités et de quels défauts est fait l’homme qu’elle va jurer d’aimer uniquement et à qui elle va promettre d’obéir toujours ?

Ce bel amoureux peut-il être un bon mari ? Elle n’y pense pas. A-t-elle en lui une confiance basée sur l’estime ? Elle n’en sait rien. Au moins, l’aime-t-elle, d’un amour fait de tendresse intelligente et de dévouement prêt à l’action ? Elle n’y a jamais réfléchi.

Elle va au mariage comme à une fête perpétuelle : c’est son trousseau qui l’occupe, et ses cadeaux et tout le tralala !

Certes elle répondrait à votre question qu’elle aime son fiancé, mais elle parle de ce qu’elle ignore : elle ne connaît ni son ami, ni l’amour, ni la vie, ni elle-même ?

Et lui ? Se laisse-t-il prendre aux seuls charmes extérieurs de sa petite amie ? Croit-il que filer le parfait amour le long des ruisseaux bavards ou marcher côte à côte dans la vie toute leur vie, cela offre bien des points de ressemblance ? Sait-il si sa fiancée a du bon sens, du cœur, et si elle l’aime vraiment ? S’il est intelligent et cultivé, a-t-il pensé qu’il faut que sa femme puisse s’intéresser à ce qui l’intéresse lui-même, s’il ne veut courir de risque de s’ennuyer avec elle ? Si elle ne sait rien et ne lit jamais, si elle interrompt par des questions niaises tous les essais de conversations sérieuses, c’est plus grave qu’il ne le croit : elle ne pourra jamais être son amie, sa confidente et au besoin sa conseillère.

Voilà à quoi il faudrait penser, chers amoureux, que je rencontre, tout en blanc, dans les chemins fleuris : vous ne me voyez pas quand je vous frôle en souriant à votre bonheur fragile…