Lettres de Fadette/Troisième série/45

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 120-122).

XLV

Dans un rayon


Dans le large rayon de soleil qui traverse la pièce, une infinité d’atomes lumineux dansent, montent et descendent ; ils paraissent retenus dans la bande de lumière par une force irrésistible, et je pense que chacune de nos vies est fixée dans un rayon, où flottent ainsi toutes les joies et toutes les douleurs qui nous sont destinées. Que de germes de souffrance ou de bonheur se fixent sur nous, à notre insu, dont nous vivons, que nous respirons, sans le savoir… que d’autres s’agitent autour de nous qui ne seront pas des joies vivantes et des chagrins cruels, parce qu’ils ne pénétreront jamais au-delà de la surface de nos cœurs. C’est en ce sens que bonheur ou malheur sont choses si relatives. Le bonheur que nous ignorons ne nous rend pas heureux, et si les plus grands malheurs ne font pas saigner notre cœur, ils n’existent pas en réalité ; ce sont des fantômes qui errent autour de nous : nous fermons les yeux, ils disparaissent, nous n’y pensons plus !

La mort est un malheur… mais que de mortalités ne rendent pas malheureux ceux qui devraient s’affliger !

Et dans un autre ordre d’idées, ce qui enchante votre voisin vous causerait de l’ennui, et ce qui vous fait pleurer le laisserait bien indifférent !

Car est-il rien au monde de plus personnel, de plus « incommunicable » qu’une âme ?

Aussi ne faut-il pas se flatter d’avoir pénétré l’âme, toute l’âme de nos amis. Nous connaissons ce qu’ils veulent bien nous en livrer et peut-être un peu plus, si nous sommes bien perspicaces, mais ces âmes ont des profondeurs ignorées d’eux-mêmes, et le mystère et l’imprévu qu’ils y découvrent chaque jour leur causent de l’inquiétude et de l’effarement. Comment croire sérieusement, alors, que nous, du dehors, pouvons tout deviner !

Rien ne démontre plus cette impuissance des autres à connaître la véritable physionomie des âmes, que les appréciations variées que nous entendons émettre au sujet de ceux que nous connaissons bien et que nous aimons.

Nous sommes stupéfaits des accusations futiles ou graves portées contre eux ; nous ne les trouvons même pas fondées sur des apparences, nos protestations soulèvent tant d’incrédulité, que nous nous taisons devant l’absolue inutilité d’un plaidoyer dont le seul résultat serait de remuer un peu d’air autour de nos paroles.

Comme il faudrait être prudents, réserver nos propres jugements sur ceux qui vivent autour de nous !

C’est difficile à cause des élans de sympathie qui entrent en jeu pour nous induire en illusion ou nous jeter dans l’injustice !

« Regardons avec des yeux d’amour et nous épellerons des choses sublimes. » Oui, c’est bien vrai, et le contraire aussi !

La sympathie-instinct donne ces yeux d’amour, visionnaires de « choses sublimes », et chimériques, défions-nous-en !

Certes, je veux des yeux d’amour pour regarder ceux que j’aime, mais c’est la sympathie-sentiment qui doit me les donner : ils regarderont avec attention, ils aimeront l’âme qui m’attire parce qu’ils l’auront comprise, et ils verront les « choses sublimes » cachées aux profanes.

Un nuage a éteint la bande de lumière rose, les atomes ne sont plus visibles… il y a longtemps que je bavarde !