Lettres de Fadette/Troisième série/16

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 42-44).

XVI

L’Ouragan

Ce n’est plus le jour et ce n’est pas encore la nuit. Les montagnes ont pris des teintes violettes, puis sont devenues grises ; elles s’affacent et semblent s’évaporer. Les vagues soulevées se brisent dans l’ombre sur les galets de la grève, et du large, accourt le vent qui donne de la voix. Des nuages menaçants roulent, noirs et rapides : on les sent peser lourds et humides sur les épaules… et on attend… on attend dans une angoisse inquiète qu’ils s’ouvrent pour livrer passage à la tempête qui se prépare.

Plus bas, dans la vallée, les lumières du village voisin s’allument une à une, la rue est déserte et hors le vent, tout se tait. Lui s’élève : des rafales brusques passent en sifflant, et dans les accalmies, une plainte adoucie, continue, se fait entendre et ressemble à un sanglot lointain. Puis le vent reprend rude et puissant : il soulève le sable en tourbillons, il secoue et courbe les arbres dans des mouvements affolés, et quand il cesse un instant, la même voix frêle de détresse reprend en sourdine : elle gémit, elle pleure, et elle met dans le cœur l’émoi d’une défaillance. On la reconnaît : c’est la voix éternelle de la douleur à travers les âges. Aussi ancienne que le vent, elle fut d’abord la douleur des choses brisées, dispersées et tourmentées, puis elle devint la douleur humaine qui ne cesse de se lamenter. Couverte par le fracas des éléments, par l’agitation de la vie matérielle, elle n’élève pas la voix, et plus elle est sourde, plus elle est profonde. Elle est partout, comme le vent, et nul coin de la terre ne l’a pas entendue, car sans elle, les hommes ne seraient pas des hommes mais des dieux.

Voilà la tempête déchaînée : je n’entends plus la voix qui pleure, mais des milliers de voix qui vocifèrent dans la nuit. Tout est chaos : les nuages bousculés s’écrasent, se confondent, se dépassent, et leur masse formidable paraît saisie de vertige. L’un d’eux, chargé de grêle, crève au milieu des autres, et les grêlons crépitent assourdissants, ils roulent et bondissent sur le toit comme des génies malfaisants. J’allume ma lampe car je commence à avoir peur d’être seule au milieu d’un tel tapage, et peu à peu je me rassure, car cette petite chose qui m’éclaire a une âme qui me parle et je ne sens plus ma solitude. Sur le livre entr’ouvert, sur les portraits familiers, le cercle blond se pose, et tout autour la lueur rose de l’abat-jour met une ombre tiède et attendrie.

C’est bon d’être dans la pièce close, à l’abri des choses brutales qui vagabondent dans l’espace, et des choses méchantes qui, sans trêve, sortent du noir que des éclairs fulgurants déchirent sans l’éclairer. La grande horloge va toujours d’un mouvement monotone et doux : un grain de sable suffirait à l’arrêter, mais elle défie la tempête qui gronde sans l’attendre.

Je rêve des cœurs humains, de tout ce qui les garde et les protège contre les haines et les séductions du mal… et je vois les affections de femme comme des réfugiés bénis où jeunes et vieux ont besoin de se mettre à l’abri. Les mères, les épouses, les fiancées, les sœurs et les amies comprennent-elles assez que c’est vers elles qu’ils viendront, les forts, quand la tempête les menacera, quand ils seront las ou découragés ? Si elle le comprenaient, ne seraient-elles pas toujours au poste, gardiennes fidèles du foyer, prêtes à les accueillir ? Il y en a tant qui n’y sont jamais !