Lettres de Fadette/Troisième série/03

Imprimé au « Devoir » (Troisième sériep. 5-8).

III

Les Moineaux


J’attendais avec découragement les idées qui ne venaient pas… et les moineaux, eux, menaient grand bruit autour de ma fenêtre pour me rappeler à mes devoirs habituels. Je viens donc de leur distribuer les miettes de pain que je leur réserve après chaque repas. Ils viennent sur le rebord extérieur de ma fenêtre que je laisse ouverte, et si je ne bouge pas, ma présence ne les dérange pas. Ils sautillent, agités, avides et roublards en diable. Tout à l’heure, pendant que l’un d’eux, la queue tournée, piquait dans une belle mie, un autre, passant vivement près de lui, déroba le morceau avec une dextérité merveilleuse. Le pauvre volé tournait sa petite tête de droite et de gauche d’un air penaud si absolument humain que je riais… tout bas, afin de ménager sa susceptibilité et de ne pas l’effaroucher. Moi je les aime les moineaux. — « Les vulgaires et sales moineaux ? » demandent les petites snobs.

Oui, les braves, petits moineaux qui ont le courage d’affronter une misère très longue à travers nos froids si terribles. Avec leurs gros becs et leurs grosses pattes, ils manquent d’élégance et de distinction, oui, ils sont bien « peuple » ! Affairés, effrontés, avides, batailleurs et rageurs, ils paraissent se piailler beaucoup de gros mots et d’injures, mais ils m’amusent et ils m’intéressent. Quels arrivistes ! « Ôte-toi de là que je m’y mette ! » Les avez-vous vus dégringoler ceux qui occupent la place qu’ils ambitionnent ?

Mais tout cela n’est pas bien beau, dites-vous, et peu fait pour attirer la sympathie ? Que voulez-vous, je les aime malgré leurs défauts et non à cause de leurs défauts, et je comprends toutes leurs faiblesses, même leur vilaine jalousie et leur brutalité pour les jolis oiseaux qui ont fui aux premières brises rudes, et qui, ayant passé l’hiver sous des ciels très doux, reviennent l’été, bâtir leurs nids dans les arbres où les pauvres moineaux ont grelotté sous la neige et les frimas, et qu’ils considèrent comme leur propriété.

Tous les hommes ne feraient-ils pas comme les moineaux que nous accusons d’être inhospitaliers et querelleurs ?

Ah ! ce ne sont pas des idéalistes, pas plus que ne le sont les pauvres gens qui gagnent leur pain au jour le jour, à la sueur de leur front !

Mais ils sont actifs, téméraires et surtout ils restent avec nous ! Sans eux nos hivers seraient bien désolés…

Quand le soleil brille, et qu’en ouvrant la fenêtre, vous les entendez gaminer dans les branches dépouillées, ne vous arrive-t-il pas de penser que c’est à vous qu’ils adressent des encouragements narquois et des promesses tapageuses d’un printemps lointain, hélas, mais certain ?

Ce sont aussi de fameux philosophes, ces pauvres moineaux calomniés ! Ils se contentent d’une vie modeste : ils n’ont ni le talent musical, ni la parure brillante, ni les instincts de déplacement élégant des oiseaux aristocrates, mais leur belle humeur ne les abandonne jamais, et sous la pluie, la neige ou l’azur, ils vont leur petit train sans se décourager… et ça peu d’hommes peuvent se vanter d’en faire autant !

Mais voilà que vous avez tous deviné que je vous parle si longtemps des moineaux parce que je ne sais quoi vous dire !