Lettres de Fadette/Quatrième série/23

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 65-67).

XXIII

Au hasard de la vie ?


« Que voulez-vous ! je vis au hasard de la vie. » Ces mots dits avec tristesse, par cet ami, dans le tramway, m’obsédèrent quand il fut parti. Ils étaient tombés dans ma propre tristesse à la manière d’une pierre lancée dans l’eau dont les cercles vont s’étendant toujours plus loin, et, tout le long de cet interminable parcours, je pensai à nos vies si remplies d’inconnu et de hasard.

Nous allons quand même, comme si nous étions maîtres de notre destin, faisant sans nous lasser des projets inutiles et des rêves jamais réalisés, nous heurtant et nous meurtrissant aux grands murs de l’impossible. Nous rencontrons également des joies imprévues, et nos heures tristes sont traversées soudain par de grands rayons lumineux qui éclairent le chemin et relèvent le courage.

Nous marchons ainsi vers un but et nous en atteignons un autre, observant avec surprise autour de nous des faiblesses inexplicables et des héroïsmes insoupçonnés, des mesquineries déconcertantes et des générosités admirables ; nous subissons les égoïsmes, et nous acceptons les dévouements, toujours étonnés de l’inconnu que nous rencontrons dans ces âmes Puis un jour vient, où nous nous étonnons nous-mêmes. En nous penchant au-dessus des abîmes que nous n’avions jamais sondés, nous y voyons des sentiments si étranges, que nous ne nous reconnaissons plus : nous cédons à des impulsions si nouvelles, nous faisons des actions qui ressemblent si peu à nos pensées habituelles, que nous avons l’impression angoissante d’être vraiment les jouets du hasard de la vie qui nous pousse, nous mène et nous domine.

Avoir éprouvé une seule fois cette détresse de nous juger inférieurs à nous-mêmes, c’est avoir touché le fond de la misère humaine, car, autant nous nous pardonnons aisément les fautes où nous entraînent nos penchants naturels, autant nous sommes humiliés de nous être démentis, d’avoir été différents et au-dessous de ce que nous croyions être.

Perdre confiance en soi, c’est infiniment triste mais cela peut toutefois être un bien. Car toucher le fond de sa misère et la repousser vigoureusement du pied, c’est remonter d’un bond vers la lumière, et à cette lumière nous saurons mieux regarder la vérité : la vérité de notre âme et la vérité de la vie.

Ce n’est pas vrai que nous sommes les jouets du hasard. Nous ne choisissons ni notre milieu, ni le cadre où nous évoluons ; nous dépendons d’événements et d’accidents incontrôlables, mais il y a une part de notre vie qui dépend uniquement de nous, et toutes nos erreurs, explicables par ces choses qui ne dépendent pas de nous, sont cependant imputables aux défaillances de nos volontés.

Cette admission faite une fois pour toutes nous arme contre les surprises et contre l’illusion si chèrement entretenue de l’irresponsabilité due au hasard qui gouverne notre existence.

Notre faiblesse trouve son compte dans cette doctrine, mais l’admettre c’est croire à l’injustice et à la dureté de Dieu qui nous jetterait avec insouciance sur la terre pour être menés par les forces aveugles, bonnes ou mauvaises, parmi lesquelles le hasard nous fait vivre.

Croire cela et endurer certaines heures d’agonie est impossible et fait comprendre les pires désespoirs.

Comme c’est bon et plus simple de croire à l’Amour qui gouverne le monde, au mystère que nous comprendrons un jour, au commandement divin, le seul, celui qui sauve : le commandement de l’Amour qui embrasse et comprend tous les autres.