Lettres de Fadette/Quatrième série/03

Imprimé au « Devoir » (Quatrième sériep. 8-10).

III

La légende de toujours


Dans une jolie Légende Védique, j’ai lu que le dieu Iwastri, après avoir créé l’homme, constata qu’il s’ennuyait à mourir au milieu des plantes et des bêtes de son paradis terrestre. Il imagina de lui donner une compagne. Mais l’homme s’en fatigua bientôt, il se plaignit au dieu de cette petite créature vive, impulsive, curieuse et bavarde qui le déroutait, et il pria le Maître de l’en débarrasser.

Iwastri considéra avec intérêt la femme si dédaigneusement ramenée par l’homme, et la questionna :

— Tu le regrettes, peut-être ?

— Peuh ! — et son petit nez de primitive se releva drôlement, dans un mouvement caractéristique reproduit fidèlement à travers les siècles, — franchement, Seigneur, il n’en vaut guère la peine ! Sous prétexte de m’aimer il me tyrannise ; parce qu’il est arrivé le premier, il se croit supérieur à moi : il décrète et décide comme s’il comprenait tout, et pourtant, il ne comprend que ce qu’il voit et ce qu’il touche ! Il ne sait rien pressentir, rien imaginer, rien deviner ! Il faut tout lui expliquer ! Ah ! Seigneur ! Vous lui avez donné un gros corps, mais quelle petite âme et comme il s’en sert peu ! C’est un grand enfant raisonneur, gourmand, inconstant et exigeant. Il m’en voulait si je n’avais pas faim, il me grondait quand j’avais l’humeur folâtre, et il était stupéfait quand je savais sa pensée avant qu’il ne me l’eût dite.

Le dieu, amusé, la trouvait bien jolie et il continua son enquête :

— Alors, tu n’es pas malheureuse de son abandon et tu ne l’aimes pas ?

Rougissante, un peu émue :

— Pardon, Seigneur, je n’ai pas dit que je ne l’aime pas…

— Tu m’as dit qu’il ne vaut pas la peine d’être regretté.

— Hélas ! c’est bien vrai.

— Alors ?

— Je le regrette tout de même, et je l’aime de tout l’amour de mon cœur.

— Quels êtres étranges, ai-je donc créés là ? s’écria le dieu exaspéré qui s’était toujours gouverné à coups de syllogismes.

Après avoir réfléchi longuement il reprit doucement :

— Ce que j’ai fait est bien et tu ne dois pas agir suivant les lois inflexibles de la pure raison. C’est ton cœur qui te gouverne et c’est bien. N’aime pas uniquement les belles choses, mais aime ce qui est beau dans les êtres et dans les choses. L’homme reviendra te chercher : suis-le et porte avec toi de la lumière, de la gaieté et de l’espérance. Sans toi la vie l’écraserait ! Laisse-lui le monde extérieur ; toi, gouverne le monde de l’âme et du sentiment. Adoucis les instincts brutaux, relève la nature masculine que le labeur matériel retient à ras de terre. Là où il met son orgueil, mets ta douceur ; là où il apporte son égoïsme, prodigue ton dévouement. Sois généreuse et bonne afin qu’il t’aime. Plus il t’aimera meilleur il sera ; plus il te mettra haut, plus il s’élèvera lui-même. Il se croit très fort ? Le pauvre homme ! Sa force est plus faible que ta faiblesse ! Quand il sera las de tourner dans le cercle étroit et vain du raisonnement, appelle-le afin que, près de toi, il ravive son âme dans la foi et dans l’amour. Quand tout l’aura blessé, qu’il se confie à toi qui es pitoyable et qui l’aimes. Tout le trahira, mais il croira encore en toi qui détestes instinctivement ce qui l’abaisse et le rend méchant. Va, sois sa compagne, son aide, plus tu le sers, mieux tu règnes sur lui.

Elle écoutait le dieu avec une flamme nouvelle dans les yeux : elle avait compris sa mission, la nature de l’homme et son propre cœur.

Et quand l’homme revint la chercher, elle le suivit, modestement triomphante mais ayant deviné que cette victoire n’était pas définitive, et qu’inlassablement il lui faudrait conquérir son maître.