Lettres de Fadette/Première série/14

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 29-32).
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XIII

Hiver blanc


Qu’il faisait joli, dehors, ce matin ! Je suis sortie à sept heures, et tout était blanc. Le givre léger enveloppait chaque branche d’une petite mousse fine, les clôtures ressemblaient à des volants de dentelle, les toits étaient encapuchonnés de neige, et sur les chemins moëlleux et immaculés, les moineaux cherchaient vainement leur sale petit déjeûner.

Tout était blanc, même les cheveux des petites filles blondes et brunes, que le frimas argentait si délicieusement au-dessus des frimousses jeunes.

Pour trouver de la couleur, il fallait regarder le ciel : au-dessus de la montagne traînaient quelques vapeurs roses oubliées par l’aurore, et sur un grand pan bleu, au-dessus de nos têtes, des nuages légers comme des duvets s’évanouissaient doucement.

C’était ravissant et vous auriez eu plus de plaisir à jouir de cette fête blanche qu’à dormir derrière vos volets clos.

Mais, en auriez-vous joui ? Avez-vous seulement jamais soupçonné la dilatation physique que donne à respirer un air très pur, à voir, un paysage enchanteur, à entendre le silence plein de choses charmantes où votre bonheur se promène tout seul en fredonnant ?

Ah ! mes pauvres petites sœurs des villes ! vous courez toujours affairées, positives, trop prises par les petits détails de la vie pour en remarquer le grand décor, et pour aimer ses changements incessants, comme vous aimeriez une personne. À la campagne, on a l’âme plus contemplative, et je sais bien des femmes qui vous diraient comme elles sentent la sympathie des choses, comme elles trouvent sages, leurs vieux confidents les arbres, et comme est compréhensive et fine la rivière qui chante la complainte ou la romance que leur cœur réclame.

Pourquoi, vous privez-vous de ces grandes joies que Dieu a mises à la portée de tous ? Pourquoi remarquez-vous mieux la dentelle précieuse des rideaux aux vitres, que les réseaux merveilleux, bruns, blancs ou verts des branches qui se croisent sur les ciels gris ou bleus ? Si à vingt ans vous passez en automate au milieu de la poésie des choses, que serez-vous à quarante ?

J’en ai bien peur : vous serez une femme accablée par son milieu, esclave des riens de la vie, maussade, lasse, ennuyée, et peut-être ennuyeuse ?

Vous aurez perdu ce grand ressort de l’enthousiasme, cette vitalité intérieure, qui, à certains moments, donne un si grand coup d’aile ! Cette intensité de vie, on la puise dans l’amour de la nature, dans cette beauté simple et vraie dont le trésor nous offre sans cesse des richesses nouvelles.

La plupart d’entre vous ignorez cette joie simple. Aveugles à la beauté des choses, insensibles à la grande émotion qui agenouille tout l’être dans une reconnaissance attendrie, vous souriez en haussant les épaules, petites filles pratiques ! « Tout ça, c’est de la poésie, dites-vous. Pourvu que je sois bien mise et que je m’amuse, que me font la couleur du ciel et les chansons du vent ? »

Rien, je le sais bien, et c’est justement ce que déplore votre grande amie.