Lettres de Fadette/Première série/03

Imprimerie Populaire, Limitée (Première sériep. 3-5).

II

La grande question


Ils étaient trois dans mon petit salon, la chambre était pleine de la fumée bleue de leurs cigarettes dans laquelle flottaient pêle-mêle des paradoxes et des pensées philosophiques, et à la longue on distinguait mal les uns des autres. C’était l’éternelle histoire : on posait le problème autour duquel s’agitent les hommes et les femmes, et qui ne peut être résolu que par l’entente raisonnable et la sympathie vraie d’être humains qui désirent s’accorder. Ces messieurs affirmaient modestement leur supériorité sur nous, ils dénonçaient l’absurdité, des revendications féminines, etc.

Moi, je me taisais. Cela vous étonne ?

Fadette est sage à ses heures : elle a compris depuis longtemps qu’il est inutile de courir dans un cercle pour revenir au point de départ sans avoir avancé.

Quand ils eurent épuisé leur verve, étalé leurs prétentions, proclamé leur excellence, il se fit un petit silence que je soulignai d’un sourire moqueur, qui souleva leurs protestations, et on me somma d’expliquer cette si discrète ironie :

« Que vos impertinentes déclarations sont bien l’expression de l’orgueil masculin ! Je suis de votre avis sans l’être… votre supériorité sur nous est si relative ! Ce qui est absolu, par exemple, c’est votre… disons votre naïveté si vous voulez. À quoi sert de crier si haut que vous voulez régner, dominer la femme, être les maîtres ?

C’est si inutile, et ne sentez-vous pas que c’est un peu ridicule ? Les femmes qui refusent de s’incliner devant votre supériorité, les révoltées, les féministes sont irréductibles : elles s’exercent à vous détester et échappent ainsi à votre influence.

Les autres, les vraies femmes, même les plus orgueilleuses et les plus fières, acceptent d’instinct et joyeusement le joug que l’amour leur présente. Celles-là ne seront jamais vos rivales, même si elles vous sont supérieures.

Quand une femme aime un homme, il devient, de par sa volonté à elle, son Seigneur ; elle reconnaît aveuglément tous ses droits, il ne lui vient pas à l’idée de discuter sa supériorité et même son autorité. Alors, je vous le demande, pourquoi tant discourir ? Il y a mieux à faire ! Faites-vous aimer, c’est bien plus simple ! Pour moi, le cas le plus heureux est celui où l’homme très intelligent est admiré par la femme qui peut se sentir son égale, en ce sens, qu’intellectuellement, elle sait l’apprécier, et que moralement, elle lui est supérieure par sa pureté, son courage et son désintéressement. Ce que vous paraissiez vouloir établir quand je me permis de rire un peu de vous, c’était la domination absolue et totale de l’homme sur la femme. Quand elle existe, la femme demeure toujours une enfant, une incapable et une irresponsable, et celui qui en souffre le plus est celui qui l’a désirée et voulue ainsi. Si cela vous amuse, bercez-vous dans la certitude de votre supériorité intellectuelle, dans l’illusion de votre raison qui déraisonne si souvent, dans le rêve de votre justice si facilement aveuglée, dites que la femme se laisse mener par le sentiment, mais ici, arrêtez une seconde, et voyez si le sentiment ne la mène pas plus noblement que la raison qui mène un grand nombre d’hommes ?