Lettres de Fadette/Deuxième série/27

Imprimerie Populaire, Limitée (Deuxième sériep. 69-71).

XXVII

Leur charité !


Elles sont parties… La table à thé en déroute, les petites assiettes vides, les chaises et les fauteuils dispersés au hasard des causeries me rappellent les propos variés, frivoles et méchants, entendus cet après-midi, et je suis un peu triste… car je les avais réunies pour que nous organisions ensemble une couture de charité pour l’hiver, et jamais la charité ne fut plus offensée que par toutes ces femmes qui ont passé l’après-midi à croquer des bonbons, des gâteaux et leurs amies !

Autrefois, quand on disait devant moi : « Personne ne juge plus sévèrement et plus injustement une femme qu’une autre femme », je protestais, je niais, je criais à la calomnie. Maintenant je fais moins de tapage devant ces accusations. C’est, qu’à les observer, j’ai reconnu que les femmes ne s’aiment pas entre elles, et qu’elles se critiquent avec un acharnement rageur qui les rend laides !

En général, les jeunes filles sont moins méchantes : elles sont plus insouciantes, plus absorbées par leurs plaisirs, moins réfléchies, et elles causent plutôt pour s’amuser ensemble que pour s’amuser aux dépens les unes des autres.

Mais dès qu’elles sont mariées, c’est une autre histoire !

Avez-vous observé que lorsqu’une femme s’en prend à une autre, elle vise d’abord la figure comme font les chats ; puis c’est la toilette : la jeune écervelée décrète que celle qu’elle débine dépense trop ou lésine pitoyablement ; puis elle entre dans le détail de la tenue de maison, de l’éducation des enfants, des relations familiales, et on jurerait à l’entendre, qu’elle a vécu avec ce ménage tant elle sait illustrer tous ses dires. Et la pauvre malheureuse peut s’estimer heureuse si la vilaine bavarde ne l’accuse pas de coquetteries et d’intrigues mystérieuses et coupables !

Cet après-midi, on a commencé au moins trois récits, tendant à révéler des petits scandales, et j’intervenais sans me lasser, pour ramener mes dames à « nos moutons », c’est-à-dire à notre société de charité. Ô ironie !

Dernièrement, je faisais remarquer à une de mes amies qu’elle devenait un peu méchante avec sa manie de critiquer et de condamner à l’aveuglette. — Mais je ne fais que répéter ce que tout le monde dit : — Mais, ma pauvre enfant, « tout le monde » dit peut-être une chose fausse ! Qu’une femme malveillante invente une méchanceté, qu’elle la dise à trois ou quatre qui la répètent comme vous, sans preuves, parce qu’elles l’ont entendue… et voilà que « tout le monde » dit un mensonge qui peut être une infamie. Et le « tout le monde » qui a colporté, est le « tout le monde » qui croit, sans hésiter, toutes les vilenies courantes… C’est ainsi que se perdent les réputations, et n’allez pas croire que vous n’avez pas votre part de responsabilité quand se déroulent les conséquences de ces calomnies ; j’en ai connu de terribles, et une des victimes de ce que « tout le monde dit » a perdu sa réputation, la confiance de son mari, le respect auquel elle avait droit, grâce à cet odieux dicton « qu’il n’y a pas de fumée sans feu ». Ses amis avaient beau nier l’accusation et la défendre de leur mieux, l’ombre mauvaise ne s’est pas dissipée, et aucune des mauvaises langues qui lui ont si lâchement nui n’a de remords probablement, et si on leur racontait la lamentable histoire de leur victime, elles diraient comme vous : « Oh ! je n’ai fait que répéter ce que tout le monde disait ! »