Lettres de Fadette/Cinquième série/33

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 101-104).

XXXIII

Le Sorcier


Le beau lac Tremblant, aux eaux profondes et agitées, étendait maintenant sous nos yeux ravis sa surface bleue dans laquelle ses îles baignaient comme d’immenses corbeilles vertes. Nous avions atteint l’extrémité nord, et voilà que, sous les arbres qui se rejoignaient et en dissimulaient l’entrée, nous pénétrâmes dans la Rivière Cachée, si bien nommée, où nous glissions parmi la verdure des joncs et des nénuphars.

Les rives, aux tournants imprévus, étaient couvertes de fleurs et peuplées d’écureuils gris, d’oiseaux innombrables et de grands papillons qui venaient jusqu’à nous et se posaient sur les hautes herbes que le canot couchait sur notre passage et qui se relevaient gracieusement après ce bain forcé : des insectes bleus ou dorés, d’un éclat métallique, se posaient sur nous en fredonnant leur petite chanson monotone. Je revivais des impressions d’enfance : j’avais voyagé, en lisant, dans des pays semblables à celui-ci, où, la nuit, les fées venaient animer la solitude et jouer avec les rayons de lune.

En repassant le long du mont Tremblant, les légendes du grand Manitou Ewitchi, puissant, magnifique et terrible me revinrent à l’esprit, et je me perdais dans ces rêveries fantastiques, quand le vieux Moïse, notre guide, mit en fuite la divinité sauvage en me demandant à quoi je « jonglais. »

Et plutôt que de lui avouer mes « jongleries, » je le questionnai, et il se mit à se raconter avec une langue et une verve inimitables.

La centaine d’ours tués, les têtes de loups payées par le gouvernement, les pèches mirobolantes, toute sa vie aventureuse de campeur et de trappeur dans la forêt sauvage me furent présentés en tableaux vivants que je n’oublierai pas.

— On m’a dit, monsieur Fleury, que vous aviez le don de découvrir les sources ?

— Bédame, oui, j’suit un sourcier. Mais ça, Madame, c’est pas forçant. À soixante-quinze ans, que j’aurai faites le quinze août, c’est une ouvrage plus douce que de coucher un âbre à terre ou de tuer un ours. »

Je voulais me renseigner et mes questions se multipliaient.

— Voilà, c’est ben difficile de vous expliquer clairement comment la baguette sent l’eau ; si vous voulez venir avec moi, ce soir, je vous ferai voëre : rien comme de voere avec ses yeux, et m’est avis que si le bon Dieu se cachait un peu moins, il y aurait moins d’incroyants. »

Et le soir nous vit, le vieux Moïse et moi, monter, par le bois, le sentier pierreux qui va rejoindre la grande route. Au bruit de nos pas, les perdrix se levaient et s’enfuyaient, les écureuils regagnaient les sommets , et les oiseaux sifflaient avec impertinence en s’avertissant de notre passage.

Devinaient-ils que nous allions à la recherche d’un filet d’eau avec nos branches de coudrier, et que par la magie de nos petites baguettes nous prétendions connaître avec certitude l’endroit d’où l’eau jaillirait dès qu’on y creuserait ?

Curieuse, un peu incrédule, tenant avec fierté mes petites branchettes taillées en fourches, je suivais mon guide, en m’extasiant sur la beauté du soleil qui disparaissait derrière la montagne incendiant le ciel et le lac.

Le bonhomme me fit signe d’arrêter. Il tenait fortement, de chaque main, les deux branchettes latérales et la branche principale pointait en haut. Très lentement, comme s’il accomplissait un rite, il se mit à marcher, et je ne perdais par des yeux le bois magique. Et voilà que je le vois s’animer, trembler, puis d’un mouvement continu s’incliner vers la terre : on sentait, on voyait la résistance que lui opposait les mains serrées du sourcier, si bien que la baguette se brisa, non sans que le bout dirigé d’abord vers le ciel ne se fut tout à fait tourné vers le sol. Il recommença sa démonstration plusieurs fois, avec la même solennité et le même succès, et il me proposa de l’imiter.

C’est la foi qui me manque ou le don ? Ma baguette n’eut pas même un frisson. Hélas ! je n’ai pas le fluide merveilleux qui guide les âmes vers les sources d’eau vive ! Mais j’ai acquis une certitude parce que j’ai vu le miracle. Il a raison, le vieux Moïse. Rien comme de voëre !

Je crois aux sourciers désormais : ce sont des êtres privilégiés et un peu sorciers, c’est du moins ce qu’ils croient en leur for intérieur.