Lettres de Fadette/Cinquième série/16

Imprimé au « Devoir » (Cinquième sériep. 49-52).

XVI

Les choses sont ce qu'elles sont


Les choses sont ce qu’elles sont. Cela semble une vérité simple et que tout le monde croit ? Pas du tout. Les plus sages seulement connaissent les choses comme elles sont. Les autres les voient comme ils les désirent ou se leurrent de l’idée qu’elles peuvent être modifiées pour eux. Et pourtant la connaissance véritable des choses n’est possible que parce que nos désirs ne sont pas leur loi : cette connaissance nous apporte de la joie parce qu’elle est un lien qui nous attache à toutes les choses qui nous entourent : elle les fait nôtres en quelque sorte, et ainsi elle étend les limites de notre personnalité.

Nous ne faisons pas un pas sans avoir à tenir compte des autres et de toutes les choses. Nous ne serons seuls que dans la mort.

L’individualisme tant prôné est donc une erreur dangereuse, et en l’acceptant comme une loi de progrès, les hommes deviennent des monstres d’égoïsme. C’est que nous ne devenons grands qu’en étant de plus en plus unis à nos semblables, à la nature et par eux au Créateur.

Et c’est la loi qui régit l’univers qui rend cette union possible. Il serait simple et sage de la reconnaître et de l’accepter doucement. Ce sont nos désirs individuels, en lutte contre les lois de la nature, qui font que nous demeurons si enfantins et si futiles et que nous souffrons inutilement.

Ces lois d’ailleurs n’agissent pas contre nous et ne sont pas opprimantes : elles nous servent et nous protègent. Elles ne nous contrarient et ne nous nuisent que lorsque, par manque de raison , nous voulons aller contre le courant naturel des choses.

Il en est de même dans la vie spirituelle Les grandes lois morales sont faites pour tous et quand nous voulons faire exception et aller à l’encontre, nous nous amoindrissons et nous appelons la souffrance : alors ce qui paraît le succès est réellement une faillite et l’accomplissement de nos désirs nous dégrade et précipite notre ruine.

Rejetant la loi commune, nous prétendons avoir des privilèges spéciaux et de ce fait nous entrons en lutte avec ceux qui respectent la loi générale. Notre orgueil et notre égoïsme élèvent des barrières artificielles entre eux et nous, mais nous n’échappons pas à leur condamnation, bien plus, nous n’échappons pas à notre propre condamnation. La plus grande leçon donnée par la vie à l’homme, ce n’est pas qu’il y a dans le monde du travail et de la souffrance, c’est qu’il dépend de lui de rendre ce travail et cette souffrance profitables, et que c’est avec eux que l’homme construit ses succès et ses bonheurs.

Nous ne devons donc pas nous servir de notre liberté pour essayer d’éloigner les afflictions, les soucis et les difficultés, mais nous devons les faire servir à nos fins, et créer des joies avec les obstacles et les difficultés que nous surmontons. Naturellement nous n’y arriverons qu’en étant convaincus que notre individualité ne doit pas primer les intérêts généraux ; que nos désirs ne doivent pas s’affranchir des lois morales et chrétiennes ; que nos plaintes et nos révoltes ne peuvent rien changer à ce qui est, et enfin que la peine est l’envers de la joie.

Quand nous saurons tout cela, nous comprendrons aussi que nous ne sommes pas des mendiants. Nous achetons, et si cher parfois, tout ce qui compte dans la vie : succès, sagesse, amour. Ces biens sont précieux justement parce que nous les payons avec le meilleur de notre esprit, de notre travail et de notre cœur.

Que vaudrait la puissance d’un homme oisif qui prétendrait gouverner les autres sans s’occuper d’eux ?

Que vaudrait un amour qui rejetterait la souffrance et qui n’aurait jamais pleuré ?