Lettres choisies du révérend père De Smet/ 27

Victor Devaux et Cie ; H. Repos et Cie (p. 386-398).

XXVII


Université de Saint-Louis (Missouri), 26 février 1858.

Je vous envoie quelques extraits d’une lettre que j’ai adressée à Mme Parmentier, dame belge, demeurant à Brooklyn, près de New-York. C’est une grande bienfaitrice des missions. Cette lettre contient des détails sur ma récente visite à la mission de Sainte-Marie parmi les Potowatomies, sur l’état actuel et très-critique de ces Indiens et de toutes les nations et tribus qui habitent le Kansas et le Nébraska.

Ce que j’ai écrit en décembre 1851 s’est vérifié à la lettre. Un très-grand nombre de villes et de villages ont surgi, comme par enchantement, dans ces deux nouveaux territoires.[1] Les villes principales du Kansas sont : Wyandotte, Holton, Douglas, Marysville, Iola, Atchison, Fort Scott, Pawnee, Lecompton, Neosho, Kansas-City, Crawford, Lawrence, Doniphan, Paolo, Emporia, Topeka, Girard, Burlington, Leavenworth et bien d’autres. Kansas-City[2] et Leavenworth sont les plus considérables. Cette dernière, qui est aujourd’hui une ville épiscopale, contient déjà au delà de 8, 000 habitants. On projette de bâtir une grande université dans la ville de Douglas. Un collège médical est établi à Lecompton. L’université du Kansas est incorporée (c’est-à-dire reconnue par l’État) et établie à Leavenworth. Un fonds est constitué à perpétuité pour l’érection d’écoles sur la plus vaste échelle. Il provient des revenus de terrains donnés par les États-Unis, et qui sont extraordinairement vastes  ; toutes les amendes, les indemnités fiscales, les produits des confiscations, prévus par les lois, seront versés dans le trésor des écoles et des collèges.

D’ici à deux mois, le territoire du Kansas sera admis comme État indépendant, et fera partie de la grande confédération des États-Unis. Il y a peu de doute aujourd’hui que le Kansas adoptera la loi des États libres, c’est-à-dire, l’exclusion des nègres esclaves.

Le bon père Duerinck nous a laissé un manuscrit sur tout ce qui s’est passé dans la mission de Sainte-Marie. Je vous le communiquerai au fur et à mesure que le temps me le permettra.

Voici ce que j’écrivais, il y a quelques jours, à Mme Parmentier :

« Je viens de terminer un voyage de 800 et quelques milles, aller et retour, au milieu des glaces et des neiges, par les routes les plus misérables et dans des waggons qui ajoutaient encore aux incommodités occasionnées par le mauvais état des chemins. À mon retour à Saint-Louis, votre bonne lettre du 5 de ce mois et votre don charitable m’ont été remis. Veuillez accepter mes très-humbles remercîments, avec mes sentiments de la plus vive reconnaissance. L’ornement que vous avez eu l’insigne générosité de m’offrir pourrait nous être envoyé par l’Express Company. J’en disposerai en faveur de la mission des Têtes-Plates, qui est bien pauvre sous le rapport des vêtements d’église. J’espère pouvoir trouver, au commencement du printemps, une bonne occasion pour l’expédier par les bateaux de la Compagnie des Pelleteries. Les plantes marines, que vous avez eu la bonté d’y joindre, seront certainement très-agréables aux RR. PP. B.... et H...., dans nos collèges de Namur et d’Anvers en Belgique, et seront admirées, j’en suis sûr, dans les collections de ces deux établissements. Encore une fois, Madame, recevez mes sincères remercîments pour les nouveaux bienfaits que vous venez d’ajouter à la longue liste de tant d’autres, et pour lesquels nous ne cesserons de prier le Seigneur pour votre bonheur et celui de toute votre famille. L’occasion du voyage dont j’ai fait mention au commencement de ma lettre était une lueur d’espérance que je conservais de pouvoir découvrir le corps de notre cher confrère en Jésus-Christ, le R. P. Duerinck. Quelques jours après le malheureux accident, le capitaine d’un bateau à vapeur avait vu un cadavre sur un banc de sable près de l’endroit du naufrage, et l’avait fait enterrer. À cette nouvelle, je partis pour aller visiter cette tombe solitaire, creusée sur les bords du Missouri, dans les environs de la ville de Liberty. Celui que cette tombe renfermait n’était pas le confrère, l’ami chéri que je cherchais. Son accoutrement dénotait simplement un matelot. Je fus trompé dans mon attente et bien triste.

«  Nos vœux jusqu’ici n’ont pas été exaucés. Nous espérons toutefois que le bon Dieu nous procurera la consolation de retrouver les restes perdus du R. P. Duerinck, afin que nous puissions les faire reposer dans une terre bénite, à côté de ses confrères qui l’ont déjà devancé dans le repos éternel.

«  De la ville de Liberty, je me suis rendu à Sainte-Marie, pour y régler quelques affaires. J’ai commencé la mission des Potowatomies en 1838. Mon cœur se dilata en revoyant mes chers confrères des plaines, au milieu desquels j’avais trouvé jadis tant de consolations dans l’exercice du saint ministère  ! J’eus le bonheur de voir un grand nombre d’indiens s’approcher de la sainte Table avec le plus profond recueillement. De l’autel, je leur adressai quelques paroles de consolation et je les encourageai à persévérer dans le service du divin Pasteur. Ils en ont bien besoin, surtout aujourd’hui  ; car les blancs sont venus les environner de toutes parts, et les cerneront bientôt de près sur leurs propres petites réservations, ou portions de terrains que le gouvernement a accordées à ces pauvres sauvages.

«  Je sais, Madame, que vous vous intéressez beaucoup au bien-être des Indiens. Permettez-moi donc de vous entretenir quelques instants de leur sort en général, et surtout de ce qui regarde ceux de Sainte-Marie parmi les Potowatomies.

«  Lors de ma première arrivée parmi les Potowatomies en 1838, la nation comptait au delà de 4, 000 âmes. Elle est maintenant réduite à 3, 000, dont 2, 000 sont catholiques. Toutes les tribus environnantes ont diminué dans la même proportion.

«  À quoi faut-il attribuer le dépérissement si rapide de la race indienne  ? C’est là un de ces mystères de la Providence, que toute la sagacité du philosophe essayerait en vain de pénétrer. L’usage immodéré de liqueurs enivrantes, le changement de climat et de nourriture, les vices, les maladies funestes, tous ces maux que le contact avec les blancs a produits parmi les sauvages ; l’imprévoyance et le manque d’industrie, tout cela ne donne, ce me semble, qu’une imparfaite solution à ce grand problème. D’où vient, se demande-t-on, que le Peau-rouge se plie si difficilement aux mœurs et aux habitudes de la race européenne ? D’où vient encore que la race européenne refuse si obstinément de sympathiser avec le Peau-rouge, et que, malgré sa philanthropie ou son amour des hommes, elle semble plutôt disposée à anéantir qu’à civiliser ces malheureux enfants, issus du même Père ? D’où vient cette barrière insurmontable élevée entre les deux races ? D’où vient que le plus fort poursuit avec tant d’animosité le plus faible, et ne lui donne point de relâché qu’il ne l’ait entièrement terrassé ? C’est un secret qu’il n’appartient qu’au souverain Juge d’expliquer.

« Souvent, quand je pense au sort de tant de nations sauvages, qui possédaient autrefois d’immenses contrées et qui sont aujourd’hui dans le danger imminent d’en être totalement dépossédées, je me rappelle les premiers habitants de la Palestine, qui, maîtres aussi d’un des plus beaux pays du monde, s’en sont vu dépouiller par un sévère mais trop juste décret de Dieu, dont ils avaient méprisé les menaces et méconnu la bonté. Comme les Chananéens, les peuples sauvages, pris en général, ont été punis par degrés. Peut-être ont-ils, comme eux, été trop longtemps sourds à la voix divine, qui les invitait à quitter leurs erreurs grossières pour embrasser la vérité. Qui est entré dans les conseils de la sagesse éternelle  ? Qui oserait accuser ses jugements d’injustice  ? Dieu, à qui tout l’univers appartient à titre de création, ne peut-il pas disposer de sa propriété selon son bon plaisir  ? Mais, en faisant éclater sa justice, il n’oublie pas sa miséricorde. Ici-bas il ne frappe que pour guérir. Son divin Cœur est toujours ouvert à ceux mêmes dont il punit les iniquités.

«  Ce qui m’amène à faire ces tristes réflexions, ce sont les changements qu’a subis en peu d’années la condition de presque tous les sauvages. Sous l’administration du président Pierce,[3] tout le vaste pays indien situé en deçà des montagnes Rocheuses, compris dans le vicariat apostolique de Mgr Miége, excepté une petite portion située vers le sud, a été organisé en deux territoires, connus sous les noms de Kansas et de Nebraska, c’est-à-dire que le congrès américain a décrété que ce pays était incorporé à l’Union et ouvert aux blancs qui voudraient s’y établir, pour former, après un certain laps de temps, deux nouveaux États de la grande République. Quoique, pour le moment, les colons aient ordre de respecter les terres réservées aux sauvages, on peut néanmoins dire que ce décret a détruit virtuellement toutes les nationalités indiennes. À peine la loi fut-elle connue, que les émigrants, semblables aux eaux d’un grand fleuve qui ont rompu leurs digues, franchirent impétueusement la frontière qui les séparait des Indiens, et inondèrent le pays. Voilà maintenant les sauvages environnés de blancs, et leurs réservations ne sont plus que comme des îlots au milieu de l’Océan. Les Indiens, qui, auparavant, avaient de vastes pays pour la chasse, sont à présent resserrés serrés dans d’étroites limites, n’ayant pour subsister que le produit de leur ferme, dont la plupart ne connaissent qu’imparfaitement le travail. Encore cet état n’est-il que précaire. À moins qu’ils ne se hâtent de diviser leurs terres et de se faire citoyens américains, ils sont en danger de tout perdre et de n’être pas plus considérés que des vagabonds. Que l’avenir est chargé d’orages et gros de tempêtes pour ces tribus infortunées  ! Les forcer ainsi à passer subitement, sans transition ni préparation, de la vie nomade à celle d’une soi-disant colonisation, parquer ou resserrer dans des espaces trop restreints pour eux ces terribles enfants de la nature, c’est un grand mal  ; mais un mal qu’il faut braver, puisqu’on ne peut y porter remède. Ceux d’entre eux qui semblent même les plus avancés dans la civilisation sont peu préparés à faire face à toutes les exigences de leur situation si nouvelle.

«  Pour vous former une idée juste de leur position critique et des tristes conséquences qui vont en résulter, à moins d’une protection spéciale de la divine Providence, imaginez-vous que deux sociétés, l’une représentant les mœurs et les coutumes des temps barbares, l’autre, toute la splendeur de la civilisation moderne, viennent en contact. Combien d’années s’écouleront avant qu’il y ait une fusion parfaite entre les deux sociétés, avant qu’elles soient à l’unisson, qu’elles vivent en parfaite harmonie  ? Il faudra bien du temps pour que la société barbare s’élève à la hauteur de la société civilisée. Ni la première, ni la seconde, ni la troisième génération, malgré tous leurs efforts, n’arriveront à cet heureux résultat. Avant donc qu’il y ait fusion parfaite entre les deux sociétés, la société civilisée aura tout l’avantage sur la société barbare  ; elle l’aura entièrement à sa merci, et tâchera de la faire servir à toutes ses volontés. La société barbare ne jouira plus d’aucune considération  ; elle perdra ses privilèges et ses droits, et sera réduite à n’être plus que le jouet des caprices de la société dite civilisée. En un mot, la barbarie ne peut pas mieux se soutenir en présence de la civilisation, que la simplicité de l’enfance ne sait lutter contre la prudence de l’âge mûr. Voilà, selon moi, ce qui va se réaliser au Grand-Désert, quand la race rouge viendra en contact avec la race blanche. Le jugement du sauvage n’est pas assez développé pour se mesurer avec la finesse et l’habileté de l’homme né au sein de la civilisation. C’est ce qui nous remplit d’inquiétude pour l’avenir de nos chers néophytes dans les différentes missions. Nous n’avons de confiance qu’en la bonté divine, qui, nous l’espérons, ne manquera pas de venir au secours de ses enfants.

«  Il n’était pas difficile d’entrevoir ce grand événement, qui doit engloutir, dans un commun naufrage, toutes les tribus indiennes. L’orage qui vient d’éclater sur leurs têtes se préparait depuis longtemps  ; il ne pouvait échapper à l’œil de l’observateur. On voyait la République américaine marcher avec la rapidité de l’aigle vers la plénitude de sa puissance. Chaque année elle s’annexait de nouveaux pays. Elle ne visait à rien moins qu’à étendre sa domination de l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, afin d’embrasser le commerce du monde entier et de disputer aux autres nations la gloire de la prééminence. Son but est atteint. Tout a plié sous son sceptre ; toutes les nationalités sauvages sont à ses pieds.

«  Mais si l’avenir paraît sombre et menaçant, du moins le passé n’est pas sans consolations. Dans l’espace des dix dernières années, nos Pères de Sainte-Marie ont baptisé au delà de 400 adultes et un grand nombre d’enfants. La parole évangélique n’est pas tombée sur une terre aride. La plupart de ces néophytes ont toujours donné des preuves d’une foi vive et d’une tendre piété. Le cœur du missionnaire éprouve une douce joie en voyant leur assiduité à l’église, leur ardeur à s’approcher des sacrements, leur résignation dans les maladies, leur charité mutuelle, exercée surtout à l’égard des pauvres, des orphelins et des malades ; et par-dessus tout, leur zèle pour la conversion des infidèles. On les appelle sauvages ; mais on peut dire hardiment que dans toutes les grandes villes des deux hémisphères, des milliers de blancs méritent bien mieux ce nom.

«  Un grand nombre de nos Indiens ont fait des progrès considérables en agriculture, et vivent dans une certaine aisance. Les blancs qui traversent ou visitent le petit territoire des Potowatomies, surtout les environs de la mission de Sainte-Marie, en sont surpris. On peut croire à peine se trouver parmi les habitants du Grand-Désert.

«  Du reste les Potowatomies ont été spécialement favorisés du Ciel. Depuis un quart de siècle, ils ont eu le bonheur d’avoir au milieu d’eux des Robes-Noires, et, depuis seize ou dix-sept ans, ils ont des Dames du Sacré-Cœur pour l’éducation de leurs filles. La mission, sur le pied où elle se trouve aujourd’hui, avec ses deux écoles de filles et de garçons, est pour ces braves Indiens d’un double avantage. Les enfants y viennent puiser, avec l’instruction religieuse, l’amour du travail  ; les adultes y trouvent de l’emploi et, par là même, des moyens de subsistance. Ils voient, par les travaux de nos frères lais, ce qu’un homme peut acquérir par son industrie.

«  On peut dire que Dieu a traité les Potowatomies avec une véritable prédilection. Il a voulu que plusieurs nations contribuassent à leur salut. Telles sont la Belgique, la Hollande, la France, l’Irlande, l’Italie, l’Allemagne, le Canada, les États-Unis. Chacune de ces contrées leur a offert des secours matériels et des missionnaires. Pendant quatre ans, Mgr Miége a résidé parmi eux. Aussi leur humble temple, construit en simples solives, a été élevé au rang de cathédrale.

«  Dans les conjonctures plus critiques où ils se trouvent aujourd’hui, à la veille de faire un traité de vie ou de mort avec le gouvernement des États-Unis, ils ont, dans le colonel Murphy, l’agent du gouvernement, un avocat, un protecteur et le meilleur des pères. C’est ce qui me fait espérer, que le bon Dieu a des desseins particuliers de miséricorde sur eux et qu’il ne veut pas les abandonner. Au moment du danger, vous ne les oublierez pas, j’en suis sûr, dans vos bonnes prières.

. . . . . . . . . .

« Veuillez me rappeler aux bons souvenirs de M. et de Mme Bayer, et me croire avec le plus profond respect et une parfaite estime, etc… »

Voilà les principaux extraits de ma lettre à Mme Parmentier. Je serais heureux d’apprendre qu’ils vous ont intéressé.

Agréez, etc.

P. J. De Smet, S. J.

    reprit sa place au barreau de Concordia. En 1852, le parti démocratique le fit nommer président des États-Unis  ; son administration fut signalée par des démêlés avec le Mexique, l’Espagne, l’Angleterre, le Danemark, les États de l’Amérique du Sud  ; par des expéditions en Chine, au Japon  ; à l’intérieur, il eut à lutter contre les efforts du parti abolitionniste. Il fut remplacé en 1856 par M. Buchanan, nouveau candidat du parti démocratique. (Note de la présente édition.)

  1. Nous avons dit, page 169, que le Kansas et le Nébraska sont devenus depuis lors deux États. (Note de la présente édition.)
  2. La population de Kansas-City, en 1860, était de 32, 220 habitants. — Celle de Leavenworth, même année, de 17, 849. (Note de la présente édition.)
  3. Pierce (Franklin), homme «  l’État américain, né à Hillsborough (New-Hampshire), 1804-1869, fils du général Benjamin Pierce, fit de sérieuses études, devint avocat, membre de la législature du New-Hampshire, et fut envoyé au Congrès en 1833. Il y acquit une réputation méritée, et soutint le parti démocratique (conservateur) de manière à s’attirer les éloges et l’estime du président Jackson. Il fut membre du sénat en 1834, se retira de la vie politique en 1842, pour se consacrer à sa famille et reprit sa profession d’avocat. Il avait refusé la place d’attorney général, lorsque, dans la guerre du Mexique, en 1847, il s’enrôla volontairement, fut bientôt nommé colonel, et, par son courage comme par ses talents militaires, acquit une grande popularité. Général à la fin de la campagne, il