Lettres choisies (Sévigné), éd. 1846/Lettre 256

Texte établi par SuardFirmin Didot (p. 535-537).

256. — DE Mme DE SÉVIGNÉ AU PRÉSIDENT DE MOULCEAU. modifier

À Paris, vendredi 13 décembre 1686.

Je vous ai écrit, monsieur, une grande lettre, il y a plus d’un mois, toute pleine d’amitié, de secrets et de confiance. Je ne sais ce qu’elle est devenue, elle se sera égarée, en vous allant chercher peut-être aux états : tant y a que vous ne m’avez point fait de réponse ; mais cela ne m’empêchera pas de vous apprendre une triste et une agréable nouvelle : la mort de M. le Prince, arrivée à Fontainebleau avant-hier mercredi 11 du courant, à sept heures et un quart du soir, et le retour de M. le prince de Conti à la cour, par la bonté de M. le Prince, qui demanda cette grâce au roi un peu avant que de tourner à l’agonie ; et le roi lui accorda dans le moment ; et M. le Prince eut cette consolation en mourant : mais jamais une joie n’a été noyée de tant de larmes. M. le prince de Conti est inconsolable de la perte qu’il a faite ; elle ne pourrait être plus grande, surtout depuis qu’il a passé tout le temps de sa disgrâce à Chantilly, faisant un usage admirable de tout l’esprit et de toute la capacité de M. le Prince, puisant à la source de tout ce qu’il y avait de bon à apprendre sous un si grand maître, dont il était chèrement aimé. M. le Prince avait couru avec une diligence qui lui a coûté la vie, de Chantilly à Fontainebleau, quand madame de Bourbon y tomba malade de la petite vérole, afin d’empêcher M. le Duc de la garder et d’être auprès d’elle, parce qu’il n’a point eu la petite vérole ; car sans cela madame la Duchesse, qui l’a toujours gardée, suffisait bien pour être en repos de la conduite de sa santé. Il fut fort malade, et enfin il a péri par une grande oppression qui lui fit dire, comme il croyait venir à Paris, qu’il allait faire un plus grand voyage. Il envoya quérir le père Deschamps, son confesseur ; et après vingt-quatre heures d’extinction, après avoir reçu tous ses sacrements, il est mort regretté et pleuré amèrement de sa famille et de ses amis. Le roi en a témoigné beaucoup de tristesse ; et enfin on sent la douleur de voir sortir du monde un si grand homme, un si grand héros, dont les siècles entiers ne sauront point remplir la place. Il arriva une chose extraordinaire il y a trois semaines, un peu avant que M. le Prince partît pour Fontainebleau. Un gentilhomme à lui, nommé Verni lion, revenant à trois heures de la chasse, approchant du château, vit à une fenêtre du cabinet des armes, un fantôme, c’est-à-dire un homme enseveli : il descendit de son cheval et s’approcha, il le vit toujours ; son valet, qui était avec lui, lui dit : Monsieur, je vois ce que vous voyez. Vernillon ne voulant pas lui dire pour le laisser parler naturellement, ils entrèrent dans le château, et prièrent le concierge de donner la clef du cabinet des armes ; il y va, et trouva toutes les fenêtres fermées, et un silence qui n’avait pas été troublé il y avait plus de six mois. On conta cela à M. le Prince ; il en fut un peu frappé, puis s’en moqua. Tout le monde sut cette histoire, et tremblait pour M. le Prince ; et voilà ce qui est arrivé. On dit que ce Vernillon est un homme d’esprit, et aussi peu capable de vision que le pourrait être notre ami Corbinelli, outre que ce valet eut la même apparition. Comme ce conte est vrai, je vous le mande, afin que vous y fassiez vos réflexions comme nous. Depuis que cette lettre est commencée, j’ai vu Briole, qui m’a fait pleurer les chaudes larmes par un récit naturel et sincère de cette mort : cela est au-dessus de tout ce qu’on peut dire. La lettre qu’il a écrite au roi est la plus belle chose du monde, et le roi s’interrompit trois ou quatre fois par l’abondance des larmes ; c’était un adieu et une assurance d’une parfaite fidélité, demandant un pardon noble des égarements passés, ayant été forcé par le malheur des temps ; un remercîment du retour du prince de Conti, et beaucoup de bien de ce prince ; ensuite une recommandation à sa famille d’être unie : il les embrassa tous, et les fit embrasser devant lui, et promettre de s’aimer comme frères ; une récompense à tous ses gens, demandant pardon des mauvais exemples ; et un christianisme partout, et dans la réception des sacrements, qui donne une consolation et une admiration éternelle. Je fais mes compliments à M. de Vardes sur cette perte. Adieu, mon cher monsieur.